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Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Bloud & Gay (p. 127-137).

CHAPITRE XI

La folie du bibliothécaire

Là-bas, à Seawood-Abbey, la représentation de « Blondel le Troubadour » avait eu lieu. Elle avait été un succès, et sensationnel. Jouée deux fois, deux après midi de suite, la pièce avait eu une troisième représentation supplémentaire, le lendemain, de bonne heure, pour les enfants des écoles et quelques autres. Julian Archer retirait définitivement son armure avec un air de fatigue et de soulagement. Les gens malicieux insinuaient que cette fatigue venait en partie de ce que ce n’était pas lui qui avait fait sensation.

— Enfin, c’est fini, dit-il à Michaël Herne qui se tenait debout à côté de lui, toujours revêtu de sa défroque romantique, je vais pouvoir endosser des frusques plus confortables. Nous n’aurons plus à porter celles-ci. Dieu soit loué !

— Je ne pense pas, dit Herne en contemplant ses longues jambes vertes, comme s’il n’avait jamais vu ses propres jambes auparavant. Oui, nous ne les porterons plus jamais…

Il resta debout un moment, puis, pendant qu’Archer s’élançait vers son cabinet de toilette, le bibliothécaire le suivit lentement et se rendit dans sa chambre, à proximité de la bibliothèque.

Une autre personne demeurait absorbée dans ses pensées, bien que la représentation fût finie depuis longtemps. C’était l’auteur de la pièce, qui ne comprenait plus comment elle l’avait écrite. Il semblait à Olive Ashley qu’elle avait gratté une allumette et que la petite flamme s’était élargie soudain jusqu’aux splendeurs du soleil de minuit, ou qu’après avoir achevé un de ses anges rouge et or, la face peinte avait soudain parlé et prononcé des paroles redoutables. Car ce fou de bibliothécaire, mué pour une heure en roi de théâtre, avait répandu des flots de poésie que nul n’aurait jamais soupçonnés en lui et que le poète lui-même n’avait pas mis dans sa pièce. Olive ne reconnaissait plus les vers qu’elle avait écrits. Ils sonnaient comme ceux qu’elle aurait voulu écrire. Herne avait le don de faire paraître chaque vers plus sublime que le précédent ; et cependant ce n’étaient que ses gentils petits vers à elle. Le moment qui étincelait dans sa mémoire, comme dans celle de beaucoup d’auditeurs moins sensibles, était celui où le Roi, qu’on venait d’arrêter comme proscrit, refuse sa propre couronne et déclare que dans un monde de princes pervers, il préfère la vie errante des bois :

« Moi qui vibre au matin avec les hautes cimes des arbres !

« Déchoirai-je jusqu’à devenir le Prince d’Autriche, cette brute et ce brigand qui m’a pris au piège ?

« Ou serai-je un esclave, un espion, un félon, un Roi de France ?

« Quelles autres couronnes portent de l’ombre sur cette terre ?

« Les mauvais Rois trônent à l’aise sous leurs dais !

« L’habitude guérit de la honte ; mais quelle panique déchaînée,

« Quelle sauvage et pâle terreur, si jamais un Roi était bon !

« Quel ébranlement dans les cieux, quel prodige !

« Les hommes supportent aisément un maître injuste,

« Mais nul ne veut endurer un maître juste :

« Ses Nobles se soulèvent, ses Chevaliers le trahissent,

« Et il s’en va, comme je m’en vais — seul ! »

Une ombre se découpa près d’elle sur le gazon ; si préoccupée qu’elle fût, elle reconnut cette ombre. Braintree, rhabillé, rentré dans son humeur normale, (que certains considéraient comme fort mauvaise) l’avait rejointe dans le jardin.

Avant qu’il pût parler, elle dit impulsivement :

— J’ai découvert quelque chose : il est plus naturel de parler en vers qu’en prose ; de même qu’il y a plus de spontanéité dans le chant que dans le bégaiement. Pourtant, la plupart d’entre nous bégaient.

— Votre bibliothécaire ne bégayait pas, en tout cas, dit Braintree. On eût dit qu’il chantait. Il me semble que je viens d’entendre de la bonne musique. Tout cela me paraît très mystérieux. Quand un bibliothécaire arrive à incarner si merveilleusement un roi, il n’y a qu’une conclusion possible : c’est que le bibliothécaire n’était pour lui qu’un rôle. Il était excellent en Roi, mais je considère que sa création de Rat de bibliothèque gauche et embarrassé était plus remarquable encore. Est-ce l’usage des étoiles de théâtre de venir se cacher de la sorte dans l’ombre des bibliothèques ?

— Vous croyez qu’il jouait partout un rôle, dit Olive, et moi je dis qu’il n’en jouait un nulle part. Voilà mon explication.

— Vous avez sans doute raison. Mais n’auriez-vous pas juré avoir sous les yeux un grand artiste ?

— Non, non, s’écria-t-elle vivement, c’est ce qui vous trompe. J’aurais juré que j’étais en présence d’un grand homme.

Après une pause, elle continua :

— Je ne veux pas dire un grand acteur comme Garrick, Irving ou d’autres. Je veux dire un grand homme mort et ressuscité ; un homme du Moyen-Âge sorti de son tombeau. Pourquoi M. Herne, une fois sorti de sa bibliothèque, est-il… est-il comme cela ?

— Je sais pourquoi, dit Braintree. — Et sa voix devint caverneuse comme un grognement. Il prend les choses au sérieux, nul ne se doute à quel point. Et moi aussi, je prends cela diablement au sérieux.

— Serait-ce de ma pièce que vous parlez ? demanda-t-elle avec un sourire.

— J’ai consenti à revêtir cette défroque de Troubadour et à jouer. Je ne pouvais pas donner une plus grande preuve de dévouement.

— Je veux dire, ajouta-t-elle un peu vite, qu’appelez-vous : « prendre au sérieux le rôle de Roi ? »

— Je n’aime pas les rois, dit Braintree presque rudement. Je n’aime pas les chevaliers, ni les nobles, ni toute cette parade d’aristocratie militaire. Mais cet homme-là les aime, les aime vraiment. Il n’est ni un snob, ni un plat valet du vieux Seawood. C’est le seul homme que j’aie rencontré qui pourrait réellement porter un défi à la Démocratie et à la Révolution. Je le sens rien qu’à la manière dont il arpentait cette ridicule scène et dont il récitait…

— Dont il récitait ces vers ridicules, alliez-vous ajouter, dit la poétesse en le menaçant du doigt et en riant avec une indifférence bien rare chez ses pareilles.

On eût dit qu’elle avait découvert quelque chose qui l’intéressait beaucoup plus que la poésie.

Braintree ne se laissait pas facilement entraîner au bavardage. Il continua, de sa manière tranquille, mais insistante, en homme qui médite toujours les poings serrés :

— Je vous répète qu’en le voyant au centre de la scène, planant au-dessus de tout et déclarant qu’il jetterait son sceptre aux orties et retournerait errer dans les bois avec un épieu, j’ai compris…

— Le voilà ! s’écria Olive vivement, et baissant la voix elle ajouta : Et le plus drôle, c’est qu’il se promène encore dans les bois avec un épieu…

En effet, Herne était toujours dans son costume de proscrit. Il avait sans doute oublié de changer de vêtements, et il serrait toujours inconsciemment dans sa main le long épieu de chasse sur lequel il s’appuyait.

— Dites-moi, s’écria Braintree, n’allez-vous pas mettre d’autres vêtements pour le lunch ?

Le bibliothécaire regarda une fois de plus ses jambes et dit d’une voix sourde :

— Quels autres vêtements ?

— Oh ! peu importe, dit la jeune fille ; maintenant, vous ferez tout aussi bien de ne changer qu’après le lunch.

— Oui, répondit l’automate distrait, de la même voix de bois, et il s’en alla avec ses longues jambes vertes et son épieu.

Le lunch fut sans cérémonie, en effet ; et bien que les autres acteurs eussent trouvé le temps de sortir de leurs costumes de théâtre, ils n’étaient pas tous rentrés dans leurs vêtements coutumiers. Quelques-uns d’entre eux, et notamment les dames, étaient dans un état de transition qui précédait les splendeurs de l’après-midi. Car il y avait ce jour-là, à Seawood-Abbey, une grande réception politique et sociale qui devait éclipser celle même où l’éducation de Braintree avait été entreprise.

Inutile de dire qu’elle réunissait les mêmes silhouettes caractéristiques, avec beaucoup d’autres. Sir Howard Pryce était là, paré sinon des blanches fleurs d’une vie irréprochable, du moins du gilet blanc d’un grand négociant de l’ère victorienne, dont la vie a toujours passé pour irréprochable. Il avait, depuis peu, passé non moins irréprochablement du savon à la teinturerie, dont il était maintenant le grand soutien financier, en même temps qu’il se faisait l’associé de Lord Seawood dans certains intérêts commerciaux. M. Almeric Wister était là, exhibant dans ses habits son mélange exquis d’art et de mode, ainsi que ses longues moustaches et son sourire mélancolique. M. Hanbury, propriétaire foncier et explorateur, était là, ne portant rien d’extraordinaire, mais le portant très bien. Lord Eden était là, avec son monocle et ses cheveux jaunes pareils à une perruque. Julian Archer était là, portant des vêtements si beaux qu’on n’en voit presque jamais sur un être humain, mais seulement sur les êtres idéaux des boutiques de tailleurs. Enfin M. Herne était là, montrant toujours un ensemble de haillons verts qui convenaient fort bien à un royal proscrit.

Braintree n’était pas à l’étiquette ; mais il tomba sur ce mystère vivant et le dévisagea malgré lui :

— Vous me semblez flâner çà et là, dit-il. Pourquoi n’avez-vous pas été vous habiller depuis longtemps ?

— M’habiller en quoi ? demanda Herne.

— Eh bien ! en bibliothécaire. Donnez-nous votre célèbre imitation de M. Michaël Herne.

Michaël Herne souleva sa tête de casse-noisette et regarda l’autre un moment avec des yeux écarquillés. Il se dirigea ensuite vers la maison, probablement pour effectuer une toilette tardive. Et John Braintree fit la seule chose qu’il fît jamais dans ces réunions peu sympathiques : il partit à la recherche de Miss Ashley.

Leur conversation fut longue et roula sur des idées. Après le départ des invités de l’après-midi, quand Olive se fut retirée et habillée pour le dîner, ils se rencontrèrent de nouveau dans le jardin, à côté du monument brisé près duquel ils avaient eu leur première discussion. Mais ils y rencontrèrent quelqu’un d’autre. Le bibliothécaire était debout, pareil à une statue verte à côté du morceau de sculpture grise.

Olive Ashley répéta, avec un léger sursaut :

— Ne changerez-vous donc jamais ?

Il tourna lentement la tête et la regarda avec des yeux bleus absents, puis il sembla rappeler sa voix de très loin et dit :

— Dois-je changer un jour ?… Ou ne jamais changer ?

Olive crut voir se peindre dans ses yeux fixes quelque chose qui l’effrayait un peu, et elle se replia à demi dans l’ombre de l’homme à côté d’elle, qui intervint avec une autorité protectrice :

— Allez-vous remettre des habits ordinaires, oui ou non ?

— Qu’entendez-vous par des habits ordinaires ?

— Eh bien, répliqua Braintree, je veux dire des habits comme ceux que je porte, quoique je n’aie jamais passé pour un modèle d’élégance. Il sourit un moment à sa manière sardonique et ajouta : Personne ici n’insistera pour que vous portiez une cravate rouge.

Herne se tourna soudain vers lui :

— Vous vous croyez révolutionnaire parce que vous portez une cravate rouge ?

— J’en ai donné d’autres preuves, mais ma cravate est certainement devenue un symbole. Je peux vous assurer que des gens que j’admire beaucoup la considèrent comme une écharpe trempée dans le sang. Et si vous remontez aux origines, c’est bien pour cette raison que j’ai commencé à la porter.

— Je n’en doute pas, dit le bibliothécaire rêveusement. Mais ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi vous portez une cravate ? Pourquoi n’importe quel membre de la grande famille humaine a jamais porté une cravate ?

Braintree, toujours sincère, fut réduit au silence et l’autre continua, le regardant toujours comme un étranger venu d’un pays lointain :

— Que faites-vous ? dit-il avec la même douceur. Vous vous levez, vous vous lavez…

— Jusque-là, je dois avouer mes concessions aux usages reçus.

— Vous mettez une chemise. Puis vous prenez une bande de toile et vous l’accrochez autour de votre cou avec tout un système de boutons ou d’attaches ; non content de cela, vous prenez ensuite une bande plus longue, d’un tissu et d’une couleur qui vous plaisent. Vous tortillez cette bande autour de la première, avec les circonvolutions compliquées d’un nœud spécial. Vous faites cela tous les matins, vous le ferez toute votre vie, vous ne pensez pas à faire autrement. Vous n’êtes jamais tenté d’en appeler à Dieu et de déchirer vos vêtements comme les prophètes de jadis. Vous faites cela, parce que beaucoup d’autres personnes se livrent, à la même heure, à la même occupation mystérieuse. Vous ne pensez jamais que c’est une peine inutile ; vous ne vous plaignez jamais que ce soit toujours la même chose. Et vous vous proclamez un révolutionnaire, et vous vous glorifiez de votre cravate rouge !

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Braintree, mais dois-je en conclure que c’est votre unique raison pour retarder l’heure fatale où vous abandonnerez ce fantastique accoutrement ?

— Pourquoi qualifiez-vous mon vêtement de fantastique ? Il est beaucoup plus simple que le vôtre ; il s’enfile par dessus la tête et ça y est. De plus, il a toutes sortes de qualités pratiques qu’on ne découvre qu’après l’avoir porté un jour ou deux. Par exemple — il regarda le ciel en fronçant le sourcil — il peut se mettre à pleuvoir ; il peut faire froid tout d’un coup, ou du vent. Que ferez-vous alors ? Tous, vous ferez un bond jusqu’à la maison et vous reviendrez avec une cargaison de choses pour les dames, peut-être avec un de ces grands parapluies horribles qui vous obligera à marcher comme un Empereur de la Chine sous son dais ; peut-être avec une série de châles, d’imperméables et de choses encombrantes. Mais neuf fois sur dix, dans nos climats, on n’a besoin que de se couvrir un peu la tête ; vous faites simplement ceci — il rabattit le capuchon qui pendait entre ses épaules — et le reste du temps vous pouvez appartenir à la confrérie des sans-chapeaux. Savez-vous, ajouta-t-il brusquement et d’un ton plus bas, il y a quelque chose de très satisfaisant à porter un capuchon… quelque chose de symbolique. Je ne suis pas surpris que le nom du grand héros du moyen âge soit devenu Robin Hood, Robin au Capuchon.

Pendant ce temps, Olive Ashley regardait les pentes ondulées de la vallée qui disparaissaient dans la brume lumineuse du soir. Mais elle se retourna, au son d’un mot qui avait pénétré son rêve.

— Que voulez-vous dire, interrogea-t-elle, disant qu’un capuchon est symbolique ?

— Avez-vous jamais regardé au travers d’un portique, et admiré le paysage, qui prend l’aspect radieux d’un Paradis perdu ? C’est parce qu’il y a un cadre au tableau. Il y a un pays défendu, et qu’on vous permet seulement de contempler… Quand donc les gens comprendront-ils que le monde est une fenêtre, et non pas un vague infini ? Quand je porte ce capuchon, je porte ma fenêtre avec moi. Je me dis : voici le monde que François d’Assise voyait et aimait parce qu’il était circonscrit. Le capuchon a la forme même d’une fenêtre gothique.

Olive regarda Braintree par-dessus son épaule et dit :

— Vous rappelez-vous ce que disait ce pauvre Singe ?… Non, c’était avant votre venue.

— Avant ma venue ? interrogea Braintree.

— Avant que vous ne veniez ici pour la première fois, répondit-elle en rougissant et en se retournant vers le paysage. Il disait qu’il serait réduit à regarder à travers une lucarne de lépreux.

— Fenêtre bien caractéristique du Moyen-Âge, à mon avis, dit Braintree aigrement.

Le visage de l’homme déguisé s’enflamma soudain comme à une provocation au combat.

— Voulez-vous me montrer un roi, cria-t-il, un roi régnant et moderne, qui aille soigner les lépreux dans un hôpital comme faisait Saint Louis ?

— Ce n’est pas à moi, dit Braintree ironiquement, de rendre cet hommage aux rois régnants.

— Ou bien un apôtre populaire, insista l’autre. Saint François était un apôtre de foules, comme vous. Si vous voyiez un lépreux traverser cette pelouse, courriez-vous à lui pour l’embrasser ?

— Autant que n’importe qui d’entre nous, dit Olive, et peut-être plus.

— Vous avez raison, dit Herne avec un sang-froid soudain. Peut-être qu’aucun de nous ne l’oserait… Mais que faire, si c’est de tels despotes et de tels démagogues que le monde a besoin ?

Braintree releva lentement la tête et regarda fixement son interlocuteur :

— De tels despotes… dit-il ; et il fronça fortement le sourcil.