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Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Bloud & Gay (p. 165-182).

CHAPITRE XIV

Le retour du Chevalier Errant

La grave menace de Braintree et de son nouveau Syndicalisme avait amené des élections générales et donné l’élan au mouvement d’opposition. On raconte que Michaël Herne étant entré dans un bureau de vote resta trois quarts d’heure dans l’isoloir, mystérieusement occupé ou peut-être plongé dans la prière. Il n’avait apparemment jamais émis un vote auparavant, puisque ce n’était pas une habitude des Paléo-Hittites ; mais après qu’on lui eut péniblement expliqué qu’il n’avait qu’à faire une croix sur une feuille de papier, en face du nom de son candidat favori, il parut tout à fait séduit par cette idée. À ce moment, sa période paléo-hittite était devenue préhistorique, ensevelie dans le passé ; son récent enthousiasme médiéval dévorait ses jours et ses nuits.

Cependant il lui restait un temps anormal à dépenser dans cette opération moderne et mécanique du vote, alors qu’il aurait pu s’occuper à tirer de l’arc ou à taper sur une tête de Maure. Archer et ses autres collègues, impatientés et intrigués par cette mystérieuse disparition dans l’isoloir, commencèrent à battre des pieds au dehors ; puis ils entrèrent pour voir son grand dos immobile dans sa cellule comme dans un confessionnal moderne. Enfin ils poussèrent jusqu’à la grossière indélicatesse de déranger le citoyen en tête à tête avec son devoir, en passant derrière lui et en le tirant par les pans de son habit. Comme cela ne produisait aucun effet, ils commirent le délit anti-démocratique de regarder par dessus son épaule. Ils constatèrent qu’il avait étalé sur le pupitre, comme sur une table, tous les petits pots d’enluminure (probablement empruntés à Miss Ashley) : de l’or, de l’argent, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. C’est ainsi qu’il remplissait son devoir démocratique, avec un soin et une patience quasi douloureuse. On lui avait dit de faire une croix, il faisait une croix : comme l’aurait faite un moine du Moyen-Âge, en couleurs gaies et magnifiques. La croix était d’or ; à l’un des angles il y avait trois oiseaux bleus, à l’autre trois poissons rouges, dans un troisième des plantes, ailleurs des astres. Elle semblait inspirée par le cantique des créatures de Saint François d’Assise. Il fut très surpris quand on lui dit que ce n’était pas prévu par la loi électorale ; mais il se contint et se borna à soupirer, quand les membres du bureau de vote l’informèrent que son vote était annulé parce qu’il avait « souillé » un bulletin de vote.

Au dehors, dans la rue, cependant, il y avait pas mal de gens qui pensaient que le hâtif coup de plume sur le bulletin n’était pas moins du temps perdu que le rite compliqué de Herne. Par un curieux paradoxe, les élections générales ne prenaient d’importance que par l’importance d’une toute autre question, et n’étaient passionnantes que parce que les gens se passionnaient pour autre chose. Elles ressemblaient un peu aux élections qui ont lieu pendant une grande guerre.

En effet, la grande grève qui rassemblait tous les ouvriers de la Couleur et de la Teinturerie, avec des grèves de solidarité parmi d’autres corps de métiers du Goudron et du Charbon, avait Milldyke pour quartier-général et John Braintree pour meneur. Mais c’était bien autre chose qu’une grève locale et limitée. Ce n’était pas une de ces grèves que les membres des classes aisées ont pris l’habitude de supporter en grognant, comme une des rançons de leur bien-être. C’était quelque chose d’entièrement neuf, contre quoi ces hommes, très naturellement et peut-être avec raison, élevaient des protestations vives et même acerbes.

Au moment même où Herne était occupé comme un moine du Moyen-Âge dans sa cellule du bureau de vote, Braintree remplissait les halles de Milldyke de sa voix de tonnerre, prononçant le discours le plus sensationnel de sa carrière. Il ne réclamait plus, comme aux premiers jours de cette histoire, ce qu’il appelait « la reconnaissance ». Il réclamait le « contrôle ».

— Vos maîtres vous disent, grondait-il, que vous êtes des matérialistes, avides seulement de salaires plus élevés. Ils ont raison. Vos maîtres vous disent que vous manquez d’idéal et que vous n’avez ni l’ambition ni l’instinct du gouvernement. Ils ont raison. Ils en concluent que vous êtes des esclaves et des bêtes de somme, que vous ne voulez que manger les réserves et échapper aux responsabilités : ils ont raison. Ils auront raison aussi longtemps que vous vous contenterez de demander des salaires, de la nourriture, une bonne paye. Mais montrons à nos maîtres que nous avons profité des leçons morales qu’ils ont eu la bonté de nous donner. Retournons vers eux, disons-leur que nous sommes décidés à nous corriger de nos défauts, à renoncer aux conventions mesquines et aux réclamations purement matérielles. Disons-leur que nous avons une ambition : celle d’être les maîtres. Que nous avons un idéal : celui d’être des maîtres selon la justice. Que nous avons faim et soif des responsabilités, de la glorieuse responsabilité de gouverner ce qu’ils ont si mal gouverné, d’administrer ce qu’ils ont si mal administré, de partager entre nous, travailleurs et camarades, ce gouvernement direct et démocratique de notre propre industrie, qui n’a servi jusqu’ici qu’à entretenir le luxe de quelques parasites dans leurs palais et dans leurs parcs…

Après ce discours de Milldyke, tous les ponts furent coupés, et un gouffre béant s’ouvrit entre Braintree et les parcs et palais auxquels il avait fait allusion. Son ambition de faire des ouvriers manuels les administrateurs des usines réunit contre lui une grande quantité de gens qui ne vivaient en aucune façon dans des palais ni dans des parcs. Son programme était si manifestement et si follement révolutionnaire que personne n’osait y adhérer sans être prêt à se proclamer un homme de révolution : et les vrais révolutionnaires sont rares ! Harry Hanbury, l’ami de Rosamund, propriétaire bienveillant et raisonnable, exprima l’opinion générale :

— Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ! Payez aux gens de bons salaires, comme je paye de bons gages à mon chauffeur et à mon valet de chambre. Mais leur contrôle signifie que le chauffeur pourra me conduire à Margate quand j’aurai besoin d’aller à Manchester. Mon valet de chambre brosse mes habits et a son mot à dire sur eux ; mais contrôle signifie que je serais forcé de mettre une culotte jaune et un gilet rose s’il lui plaisait de me les préparer.

La semaine suivante apporta la nouvelle de deux élections sensationnelles, la seconde étant la riposte à la première. Le mardi, on apprit à Herne que Braintree était élu par une grosse et bruyante majorité travailliste. Et le jeudi, les cris et les acclamations annoncèrent à cet esprit abstrait que lui-même avait été choisi par les Ordres de Chevalerie et les collèges électoraux comme Roi d’Armes des comtés de l’Ouest. C’est dans un songe éveillé qu’il fut conduit à un trône dressé sur le plateau verdoyant du parc de Seawood. À la droite du nouveau Roi se tenait Rosamund Severne, Dame de quelque dignité nouvelle ; elle portait le bouclier d’honneur, en forme de cœur chargé d’un lion héraldique, qui devait être attribué au chevalier ayant accompli le haut fait le plus hardi. Elle était majestueuse et sculpturale. À sa gauche se tenait le jeune propriétaire et explorateur qu’elle avait un jour présenté à Braintree. Il avait l’air tout à fait convaincu, ayant perdu toute gaucherie, et son uniforme héraldique lui semblait aussi naturel que le kilt des Écossais gris. Il tenait ce qui s’appelait l’Épée de saint Georges, avec le pommeau en l’air, car Michaël avait dit, dans une de ses effusions mystiques : « Un homme ne mérite pas une épée avant de savoir la tenir par la lame. Sa main peut saigner, mais c’est alors qu’il voit la croix. » Herne lui-même, assis sur son trône, dominait toute cette foule bigarrée, et ses yeux semblaient chercher les horizons lointains et les lieux élevés. Bien des fanatiques ont ainsi chevauché les nuages, au-dessus de scènes aussi invraisemblables ; ainsi Robespierre marchait en habit bleu, à la fête de l’Être Suprême.

Le regard de Lord Eden rencontra ces yeux clairs comme les eaux limpides d’un étang, et il murmura :

— Cet homme est fou. Il est dangereux pour les gens mal équilibrés que leur rêve se réalise. Mais la folie d’un homme peut être le salut d’une société.

— Voilà qui est bien ! s’écria Julian Archer, frappant le pommeau de son épée, avec son air assuré et cordial. C’est un grand jour, et dont le monde entendra parler. Les gens qui nous entourent vont s’apercevoir que nous nous sommes sérieusement mis à l’œuvre. Voilà qui va débusquer Braintree et toute sa racaille de goujats et les faire courir comme des rats.

Rosamund avait toujours l’air d’une statue souriante, mais Olive derrière elle semblait sombre. Elle prit brusquement la parole et sa voix claire sonna comme de l’acier :

— Ce n’est pas un goujat, c’est un ingénieur et il en sait beaucoup plus que vous. Qu’êtes-vous donc tous, à ce compte-là ? Un ingénieur vaut bien un bibliothécaire, il me semble.

Il y eut un silence de mort. Archer leva les yeux comme pour provoquer le ciel à foudroyer le blasphémateur ; mais la plupart des dames et des messieurs regardèrent la pointe aiguë de leurs souliers à la poulaine, car ils trouvaient que c’était pire qu’un blasphème : dans les circonstances présentes, c’était certainement un manque de tact absolu.

Quoique les groupes eussent commencé à se disperser et à se mêler, le Roi d’Armes n’avait pas encore quitté son trône. On devait bientôt s’en apercevoir. Il ne prêta aucune attention à la femme qui venait de l’insulter, mais il tourna un front sourcilleux vers Julian Archer. Une sorte d’obscur frisson avertit tout le monde que, dans un esprit au moins, la royauté était une réalité.

— Sir Julian, dit sévèrement le Roi d’Armes, je crois que vous avez très mal compris vos livres de vénerie. Vous paraissez ignorer que nous sommes retournés vers des jours plus vaillants et meilleurs, et que nous avons renoncé aux temps où les nobles hommes tiraient leur orgueil de chasser de la vermine. Notre mentalité est celle des âges où des animaux royaux pouvaient faire tête et tuer les chasseurs : le grand sanglier et le noble cerf. Nous appartenons à un monde qui sait respecter ses ennemis, seraient-ils des animaux. Je connais John Braintree : jamais homme plus brave n’a foulé cette terre. Pourrions-nous combattre pour notre foi et ricaner parce qu’il combat pour la sienne ? Allez, et tuez-le si vous l’osez, mais si c’est lui qui vous tue, votre mort vous honorera autant que votre langue vous déshonore aujourd’hui.

Pendant un instant, l’illusion fut complète et frappante. Il avait parlé spontanément et très simplement, ainsi que Richard Cœur de Lion aurait parlé à un courtisan qui aurait taxé Saladin de lâcheté.

Dans cette foule silencieuse, il y eut un changement plus surprenant encore, mais que peu remarquèrent : le pâle visage d’Olive Ashley s’était empourpré et un cri, presque un halètement lui avait été arraché :

— Ah ! Maintenant, je sais que c’est vrai !

À partir de cet instant, elle suivit légèrement le cortège bigarré, avec une sorte de soulagement. Elle parut s’éveiller pour la première fois à tout ce ballet décoratif, si proche pourtant de ses anciens rêves, et y prendre sa part sans plus de doute ni de chagrin. Ses yeux noirs brillaient comme à un souvenir. Un peu plus tard, au cours de la cérémonie, elle se trouva près de Rosamund. Elle baissa la voix et dit, comme si elle révélait un secret :

— Il est convaincu, il comprend ! Ce n’est pas un snob, ni un bravache, ni rien de pareil. Il croit réellement au bon vieux temps, et aussi au bon temps présent.

— Mais bien sûr qu’il est convaincu ! s’écria Rosamund très indignée. Bien sûr, il croit, et agit en conséquence ! Si vous saviez ce que c’est pour moi de voir enfin faire quelque chose, après ces éternels bavardages dans le vide du Singe, de Julian et des autres. De plus, il a tout à fait raison de croire à son rêve. Qui donc pourrait s’en moquer ? De magnifiques vêtements sont moins risibles que des laids. Nous aurions dû nous tordre de rire au temps où les hommes portaient des pantalons ! Et elle continua à déverser son flot d’éloquence avec toute la passion qu’une jeune fille réaliste met à répéter les opinions d’autrui.

Olive, pendant ce temps, regardait du côté de la longue route blanche qui s’en allait vers le couchant et semblait fondre son argent dans tout ce cuivre et cet or.

— On me demandait un jour, dit-elle, si je croyais au retour du Roi Arthur. Par un soir pareil… n’imaginez-vous pas le couronnement suprême, et quelque chevalier de la Table ronde surgissant sur la route, au loin, pour nous apporter un message du Roi ?

— Comme c’est curieux, dit Rosamund, voilà justement quelqu’un qui vient là-bas, à cheval, je crois.

— On dirait plutôt quelqu’un derrière un cheval, dit Olive à voix basse. Ce soleil couchant m’éblouit. Serait-ce un char du Moyen-Âge ?

— C’est un équipage bien bizarre, dit Rosamund, et sa voix aussi s’était altérée.

Le Chevalier du Roi Arthur avait assurément un extérieur très bizarre, car à mesure que l’équipage avançait il prit, aux yeux stupéfaits de la foule médiévale, l’apparence d’un hansom-cab en piteux état, surmonté par un cocher en chapeau haut-de-forme non moins minable. Le cocher retira sa coiffure délabrée avec un salut poli, et l’on vit apparaître la bonne figure de Douglas Murrel.

Après avoir ainsi salué la société, Douglas Murrel remit son chapeau en place et se prépara à dégringoler de son perchoir. Il n’est pas facile de dégringoler d’un hansom-cab en homme du monde ; Murrel y réussit pourtant avec ses talents bien connus d’acrobate. Le chapeau tomba, il le rattrapa avec une grande dextérité, et se dirigeant vers Olive Ashley, il lui dit sans aucun embarras :

— Voilà, j’ai trouvé cette petite chose que vous vouliez.

La compagnie regardait son col, sa cravate et son pantalon avec la sensation curieuse de voir un homme habillé dans un costume désuet. En somme, ils éprouvaient des sentiments analogues à ceux de Murrel lui-même à la vue du hansom-cab, quoique les cabs n’eussent que tout récemment commencé à disparaître ; telle est la rapidité avec laquelle les modes humaines se cristallisent, et les hommes s’accoutument à des images nouvelles.

— Singe ! s’écria Olive suffoquée. Où avez-vous pu passer tout ce temps ? N’avez-vous entendu parler de rien ?

— J’ai dû fureter un peu pour trouver les couleurs, dit Murrel modestement, et depuis que j’ai acheté ce cab, j’ai promené diverses personnes sur les routes. Mais je les tiens enfin, ces couleurs !

Pour la première fois, il lui parut nécessaire de remarquer la scène singulière qui l’environnait. Il se crut tombé d’une autre planète, apparu dans ce milieu antique comme le Yankee à la cour du Roi Arthur.

— Je les ai dans le cab, expliqua-t-il, je suis presque sûr que c’est cela qu’il vous fallait… Dites, Olive, est-ce que votre pièce dure encore ? Nous retournons à Mathusalem, hein ? Je savais que votre plume était féconde, mais tout de même, une comédie qui dure un mois…

— Ce n’est pas une comédie, répondit-elle d’un air imperturbable. C’est bien ainsi que cela a commencé, mais nous ne jouons plus.

— J’en suis fâché, dit-il. Je me suis bien amusé moi aussi, mais j’ai fait des choses sérieuses également. Le Premier Ministre est-il là ? On m’a dit qu’il allait venir, et je serais bien aise de le voir.

— Oh ! je ne peux pas vous raconter tout à la fois, s’exclama-t-elle avec une sorte d’impatience ; ne savez-vous pas qu’il n’y a plus de Premier Ministre ? C’est le Roi d’Armes qui gouverne tout aux alentours.

Et elle fit des gestes désespérés vers ce potentat, qui occupait toujours son siège élevé, sans doute parce qu’il avait oublié d’en descendre. Le même motif l’avait jadis retenu au sommet de la bibliothèque.

Douglas Murrel prit tout cela avec plus de philosophie qu’on n’aurait pu s’y attendre ; peut-être se rappelait-il l’incident de la bibliothèque. Mais son attitude envers le monarque médiéval fut scrupuleusement correcte. Il s’inclina légèrement, puis opéra un plongeon dans l’intérieur du hansom-cab, et en sortit tenant d’une main un paquet informe et de l’autre son chapeau. Il éprouvait quelque difficulté à développer le paquet d’une seule main et se tourna vers le trône d’un air d’excuse :

— Que votre Majesté daigne me pardonner, dit-il. Ma famille ne pourrait-elle m’obtenir le privilège antique de rester couvert à la Cour ? On doit nous avoir accordé un privilège de ce genre après une tentative infructueuse pour délivrer les Princes dans la Tour de Londres. Vous le voyez, on est si gauche à tenir un chapeau, et cependant je suis très attaché à ce couvre-chef.

S’il s’attendait à rencontrer un rayon d’humour sur le visage du fanatique qui le dominait, il fut déçu, mais le Roi d’Armes répondit avec une gravité parfaite :

— Restez couvert, bien certainement. Dans la courtoisie, il n’y a que l’intention qui compte. Je crois me souvenir d’un Roi qui répondit très justement à l’un de ces seigneurs privilégiés : « Vous avez le droit de rester couvert devant moi, mais pas devant les dames ». Dans le même esprit, puisque notre intention ici est manifestement d’obliger une dame, la forme doit fléchir.

Et il regarda autour de lui d’un air assuré, comme si sa logique avait à coup sûr satisfait tout le monde ainsi qu’elle le satisfaisait lui-même. Douglas Murrel mit solennellement son chapeau et entreprit de débarrasser le paquet d’un nombre prodigieux de papiers qui l’enveloppaient.

Ce qui en sortit enfin était un flacon, ou plutôt un pot cylindrique, très sale, avec des ornements et des inscriptions illisibles ; mais quand il le tendit à Olive, il vit que sa recherche n’avait pas été vaine. Le moindre détail de choses perdues depuis l’enfance peut éveiller nos émotions : quand Olive vit la forme de ce pot de couleur démodé, son large bouchon, la marque de fabrique fanée — des poissons stylisés, — ses yeux se remplirent de larmes. C’était comme si elle avait entendu soudain la voix de son père.

— Où avez-vous pu retrouver cela ? s’écria-t-elle, oubliant qu’elle avait eu l’intention de l’envoyer tout au plus à la première boutique de la ville la plus proche. Mais cette exclamation révélait le pessimisme inconscient qui se cachait sous toutes ses amours archéologiques : avait-elle jamais cru qu’aucune des choses mortes qu’elle désirait pût revivre ? Quand elle vit celle-là, le retour de confiance qu’elle avait éprouvé en entendant Herne remettre Archer à sa place se trouva complété et couronné. Ces deux faits-là débordaient de réalité. Les costumes et le cérémonial restaurés pouvaient bien, comme Murrel l’insinuait, n’être qu’une représentation théâtrale qui se prolongeait. Mais les couleurs pour enluminure de Hendry étaient une réalité, une réalité aussi réelle que la poupée de bois qu’on dorlote dans la nursery ou qu’on a perdue dans le jardin. Dès ce moment, tous ses doutes disparurent : elle avait pris le bon parti dans le grand débat.

Les autres ne pouvaient guère partager les émotions de Miss Ashley à propos de ce paquet. Pour eux, le pauvre Singe n’avait rien d’un Chevalier errant. Ils ne pensaient déjà plus que leurs propres vêtements fussent pittoresques, ils trouvaient simplement que les siens n’entraient pas dans le cadre. Il était une tache dans le tableau ; il était même un bâton dans les roues. Il caressait son cheval d’une manière amicale, et ce monstre préhistorique se livrait à des contorsions bizarres, comme pour lui témoigner à son tour son affection.

— Quelle drôle de chose, dit Archer confidentiellement au jeune écuyer qui portait son épée. Quelle drôle de chose ! Il ne se doute pas qu’il détonne. Bien difficile de faire comprendre aux gens qu’ils ne sont pas à leur place !

Archer retomba dans un triste silence et, en compagnie de ses associés, s’installa pour écouter avec nervosité un dialogue qui commençait entre le nouveau venu et le potentat sur son trône. Ils étaient anxieux de savoir comment cette procession absurde, qui semblait sortir d’une farce en trois actes, avait germé dans l’imagination du roi halluciné. Leur inquiétude s’accrut quand ce malappris de Murrel insista pour interpeller le trône, avec une politesse un peu burlesque. Il semblait en appeler au Roi d’Armes, puisque ce personnage remplissait maintenant les doubles fonctions de Premier Ministre et de Seigneur du lieu, à propos de ses dernières aventures personnelles, ces vagues flâneries au bout desquelles il était tombé sur les ruines d’un hansom-cab. Archer entendit ses impertinences polies s’enchaîner peu à peu en un long monologue. Le Singe racontait certainement une histoire, une longue histoire, mais diablement insignifiante, pensait Archer.

D’abord, il avait été dans une boutique. Puis dans une autre, à moins que ce ne fût dans une autre partie de la même boutique. Puis il avait été dans un cabaret. Comme si un gentleman ne pouvait pas se faire servir discrètement tout ce qu’il veut dans sa chambre ! Il semblait ensuite avoir entrepris une promenade Dieu sait où, puis lié conversation avec un cocher de fiacre, Dieu sait pourquoi ! Puis il était allé dans un bouge quelconque au bord de la mer, et était entré en conflit avec la police. Il semblait avoir joué un mauvais tour à un médecin chargé d’un fou, en sorte qu’on avait enfermé le docteur au lieu du fou. Dommage qu’on n’eût pas tranché le différend en enfermant Murrel ! Mais qu’est-ce que tout cela avait à faire avec le mouvement, et les chances de battre Braintree et les Bolchevistes ?… Hélas, le récit se poursuivait toujours. Maintenant une jeune fille s’y trouvait mêlée : cela pouvait expliquer bien des choses, même avec un célibataire endurci comme le Singe. Mais du diable pourquoi dégoisait-il tout cela maintenant, au moment même où allait commencer l’investiture solennelle du Bouclier et de l’Épée ? Et pourquoi le Roi d’Armes écoutait-il avec ce visage immobile, presque figé ? Était-il pétrifié de colère ? Était-il endormi ?

La plupart des assistants n’avaient pas une impression plus favorable. Les uns commençaient à sourire, les autres à rire ; avec un certain décorum, comme on rit à l’église. Personne n’avait la moindre idée de ce dont Murrel parlait. Et pendant tout ce temps le Roi d’Armes restait immobile comme une statue, et nul ne savait s’il était mortellement offensé ou s’il faisait la sourde oreille.

— Vous voyez, concluait Murrel avec aisance et familiarité, tous ces gens-là sont une collection de sacrés destructeurs. Mais il y a destructeurs et destructeurs : il y a les gens qui sont destructeurs-nés, d’autres qui font les démolitions et d’autres qui reçoivent les décombres sur la tête, comme dit le poète. Il me semble que ce pauvre vieux Hendry a reçu plus que sa charge de décombres sur le dos, par une suite des plus sales déveines dont on ait jamais entendu parler, et grâce à une collection de sacripants dégoûtants pour lui tomber dessus ensuite. L’autre docteur était un destructeur-né, il aimait à détruire pour l’amour de l’art, de sorte que je me moque pas mal s’ils ont fourré la bête puante dans une cellule capitonnée ou non. Mais je ne pense pas qu’ils l’aient fait, parce que je leur ai graissé la patte tout de suite après… Et puis j’ai filé avant que le flic puisse faire un mouvement et j’ai sauté dans le cab qui court plus vite qu’un flic. Et voilà.

Cette péroraison tomba, elle aussi, dans un abîme de silence. Mais, au bout d’un moment qui parut éternel, quelques-uns s’aperçurent que, sur le trône, la statue avait bougé. Et quand l’homme parla, ce ne fut pas avec les foudres d’un dieu, mais avec la décision brève d’un magistrat rendant un arrêt.

— C’est très bien, dit-il, donnez-lui le Bouclier.

C’est à ce moment précis que le mouvement franchit les bornes de l’imagination de Sir Julian Archer. Plus tard, quand la grande catastrophe fut un fait accompli, il avait coutume de dire en hochant la tête, à ses amis du cercle, qu’il s’était toujours rendu compte que l’affaire commençait à mal tourner ; mais à ce moment, tout son trouble venait de ce qu’il ne se rendait compte de rien. La chose lui glissait des doigts comme un ballon rouge qui grossit, devient énorme et casse sa ficelle. Il avait mis une gracieuse souplesse à échanger un élégant veston d’intérieur contre un fantaisiste costume du Moyen-Âge. Il ne faisait que suivre le courant de tout un groupe, qui comprenait jusqu’à la fille d’un gentilhomme. Il trouva déjà plus difficile d’adapter, plus brusquement encore, son costume médiéval à l’atmosphère du haut-de-forme et du fiacre. Mais quand Michaël Herne se dressa soudain sur son siège et commença de parler dans un style austère et haletant, il ne put aller plus loin dans la logique ou l’illogisme. Il se crut entré dans un monde absurde, où les événements se suivaient au hasard. Il ne comprenait plus rien, sinon que Herne était dans une violente colère à propos de quelque chose. Tout le monde aurait pu se mettre en colère devant un chapeau pareil. Mais ce chapeau déparait le paysage depuis longtemps, sans que le Roi d’Armes y eût prêté la moindre attention ; et maintenant les deux hommes semblaient avoir passé à un sujet tout différent. Herne semblait à son tour raconter une histoire. Il la racontait d’une manière étrange, directe et sincère, un peu comme si elle était tirée de la Bible. Archer n’y comprenait rien, sinon que c’était l’histoire d’un vieil homme qui avait une fille, et elle l’avait suivi fidèlement dans ses courses errantes, après qu’il avait été dévalisé par des brigands et qu’il avait vécu de mauvais jours. Ils étaient tout l’un pour l’autre, des êtres inoffensifs, qui ne menaçaient rien et ne provoquaient personne. Mais jusque dans leur trou, ils furent relancés avec une malignité froide et sans cause, par des inconnus qui n’avaient même pas l’excuse de la haine. Ils examinèrent l’homme comme s’il eût été un animal et l’entraînèrent comme s’il était déjà un cadavre. Ils ne tinrent aucun compte des vertus tragiques qu’ils foulaient aux pieds, ni de ce lis de fidélité qu’ils piétinaient dans la fange.

— Vous, cria le Roi d’Armes, interpellant avec indignation ses ennemis absents, vous qui nous accusez de relever la tyrannie et de ramener les couronnes d’or des barbares ! Est-il écrit des choses pareilles sur les rois ? En est-il même sur les tyrans ? Raconte-t-on de telles histoires sur le Roi Richard ? Raconte-t-on rien de pareil même sur le Roi Jean ? A-t-on jamais dit de ce tyran, de ce puissant chasseur devant l’Éternel ou devant le Diable, qu’il ait arrêté sa chasse pour retourner une pierre et voler les œufs des insectes, ou battu l’eau d’un étang pour séparer les têtards de la grenouille ? Quand eut-il cette perversité mesquine qui ne peut rien laisser en paix, qui hait l’impuissant plus que l’orgueilleux, qui inonde le pays d’espions pour troubler les romans d’amour des serfs, ou mobilise une armée pour arracher un vieux mendiant à ses enfants ? Il y avait de bons rois qui se faisaient les serviteurs des mendiants ; oui, même des lépreux. Il y avait de mauvais rois, qui auraient repoussé et foulé aux pieds les mendiants ; puis probablement ils s’en seraient souvenus avec terreur à l’heure de la mort et auraient légué de l’argent pour des messes et des charités. Mais au Moyen-Âge on n’aurait pas enchaîné un vieillard seulement parce qu’il était aveugle, comme on a enchaîné de nos jours ce vieillard exclusivement à cause de sa théorie sur la cécité des couleurs. Et voilà quelle toile d’araignée de soucis et de misères vous avez tendue sur toute la malheureuse masse de l’humanité, parce que, Dieu nous vienne en aide, vous êtes trop humains, vous êtes trop libéraux, vous êtes trop philanthropes pour admettre un gouvernement humain et le seul nom de Roi !

« Nous blâmerez-vous si nous avons rêvé d’un retour à plus de simplicité ? Si nous nous imaginons parfois qu’un homme ne ferait pas tout ce mal que fait notre machinisme actuel ? Qu’est-ce qui marche contre nous en ce moment, si ce n’est le machinisme ? Qu’est-ce que Braintree peut dire contre nous, si ce n’est que nous sommes des sentimentaux ignorant la science, la science sociale, la science économique, toute cette science dure, objective et logique ? Cette science qui a traîné ce vieillard comme un lépreux loin de tout ce qu’il aimait ? Proclamons à la barbe de John Braintree que nous en avons assez de la science, assez des lumières, assez de l’éducation, assez de tout cet ordre social avec les pièges du machinisme et le rayon mortel du savoir. Portez à John Braintree notre message : Toutes choses ont une fin, et ces choses-là sont finies. Pour nous il n’y a pas d’autre fin que le commencement. Dans ce matin du monde, dans cette assemblée de Chevaliers, dans le château, parmi les bois verdoyants de la joyeuse Angleterre, dans le Camelot[1] des Comtés de l’ouest, je décerne le bouclier au seul homme qui ait accompli le seul fait de nos jours qui mérite louange, qui a vengé au moins un tort, puni un scélérat et sauvé une femme en détresse.

Il s’inclina de son trône avec un mouvement rapide et prit la grande épée des mains du page ; il la brandit et la secoua si bien qu’elle sembla flamboyer comme le glaive de Saint Michel. Alors résonnèrent au-dessus de la foule béante les mots antiques qui accompagnaient l’accolade, et consacraient un homme à Dieu et à la cause de la veuve et de l’orphelin.


  1. Nom d’un château dans les romans de la Table ronde.