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Le Robinson suisse/IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 80-89).

CHAPITRE IX

Nous achevons de transporter à notre demeure ce que la marée avait jeté sur la côte. — Nouveau voyage au navire. — La pinasse démontée. — Chargement de différentes choses : brouette, chaudron, tonneau de poudre, etc. — Les manchots. — Plantation de maïs, de courges, de melons, etc. — Le pressoir. — La boulangerie. — Détails sur la fabrication du pain de manioc. — Les plantes vénéneuses.


Sans rien dire à ma famille, je me levai avant le jour, et descendis doucement par notre échelle. Les deux chiens, voyant que j’allais me mettre en route, faisaient autour de moi des sauts de joie ; le coq et les poules saluaient le retour du jour en chantant et en battant de l’aile ; tandis que l’âne, étendu sur l’herbe, paraissait fort peu disposé à la promenade matinale que je désirais lui faire faire ; je le réveillai donc et l’attachai seul au traîneau. Je ne voulus pas prendre la vache, qui devait donner son lait pour le déjeuner. Les chiens me suivirent d’eux-mêmes vers le rivage. J’y retrouvai avec plaisir mon radeau et mon embarcation ; la marée les avait soulevés, mais sans pouvoir les arracher de leurs amarres. Après avoir chargé le traîneau, je revins à Falkenhorst. Je fus assez étonné de ne voir aucun des miens debout, quoique le soleil brillât déjà de tout son éclat. Je fis du bruit, je poussai des cris retentissants. Enfin ma femme, toute surprise et confuse en voyant le jour si avancé, me dit :

« C’est ton bon matelas qui m’a fait dormir plus longtemps qu’à l’ordinaire, et je sais que les enfants se trouvent très-bien sur les leurs. Vois comme ils ont peine à ouvrir les yeux ! Ils bâillent, ils étendent les bras, et paraissent décidés à dormir encore.

— Allons ! allons ! m’écriai-je, levez-vous, sautez vite et gaiement à bas de vos lits ; point de paresse ! »

Fritz fut le premier prêt ; Ernest le dernier.

« Comment, Ernest, lui dis-je, tu n’es pas honteux de voir le petit François levé avant toi !

ernest. — Il est si doux de se rendormir après avoir été réveillé ! Je voudrais vraiment que l’on me réveillât ainsi tous les matins pour sentir le sommeil revenir petit à petit.

moi. — Tu connais bien, et trop bien même, les raffinements de la paresse. Prends garde de te laisser aller à de funestes habitudes. Quand on préfère ses aises, on tombe vite dans l’apathie. »

Nous descendîmes tous de l’arbre, et nous retournâmes au rivage. En deux voyages, tout ce qui restait fut transporté à la maison. Pour me rendre au navire dans l’après-midi, je ne gardai avec moi que Fritz et Jack ; le vent, qui nous avait d’abord été favorable, devint tout à coup contraire, et nous empêcha d’arriver à notre but aussitôt que nous l’aurions voulu. Comme il était trop tard pour songer à rien faire d’important, nous n’emportâmes que des bagatelles ou des objets sans grande utilité. Jack, cependant, trouva une brouette et Fritz une pinasse démontée, mais dont les pièces étaient parfaitement en ordre, ainsi que je pus m’en assurer par mes propres yeux ; il y avait même deux petits canons pour l’armer. Restait à savoir si nous serions capables de la remonter et de la mettre en mer. Pour le moment, je laissai là cette pinasse, et je préférai une chaudière de cuivre, des plateaux de fer, des râpes à tabac, un tonneau de poudre et un autre plein de pierres à fusil. Je n’oubliai pas la brouette de Jack, et même j’en pris deux autres avec des courroies pour les atteler. Le tout fut porté sur le radeau, où nous remontâmes nous-mêmes, sans nous donner le temps de manger, de peur que le vent de terre, ne s’élevant subitement, contrariât notre retour.

Quand nous fûmes assez près de terre, nous distinguâmes sur le rivage une troupe de petits personnages rangés debout en file, ayant l’air de nous regarder avec curiosité. Ces personnages nous paraissaient vêtus de noir et de blanc, avec de longues cravates au cou ; tantôt ils étendaient les bras vers nous, tantôt ils restaient dans une complète immobilité.

« Vraiment, dis-je à mes deux fils, je crois que des pygmées habitent dans les mêmes parages que nous ; ils nous auront découverts et viennent sans doute faire alliance avec nous.

jack. — Papa, je croirais plutôt que ce sont des Lilliputiens un peu plus gros que ceux dont j’ai lu l’histoire dans les Voyages de Gulliver.

moi. — Tu crois donc qu’il y a une île nommée Lilliput, où habitent des hommes en miniature ?

jack. — Gulliver l’assure. N’a-t-il pas aussi vu des hommes extraordinairement grands, une île habitée par des chevaux, etc. ?

moi. — Tout cela n’a existé que dans l’imagination de l’auteur, qui a su dire d’utiles vérités en les couvrant du voile de l’allégorie. Mais sais-tu ce que c’est que l’allégorie ?

jack. — C’est quelque chose comme une parabole.

moi. — À peu près.

jack. — Et les pygmées dont vous parliez existent-ils en réalité ?

moi. — Pas plus que les Lilliputiens. C’est encore une invention, ou peut-être le résultat d’une erreur des anciens navigateurs, qui auront pris des singes pour de tout petits hommes.

fritz. — Il me semble que nos personnages du rivage ont des becs et des ailes fort courtes ; quels singuliers oiseaux !

moi. — Je les reconnais, maintenant. Ce sont des manchots, oiseaux fort bons nageurs, mais incapables de voler et très-lents à marcher sur terre. »

Nous touchions à peine au rivage, que Jack se précipita sur les manchots, dont il renversa une demi-douzaine à coups de bâton, tandis que les autres plongèrent dans la mer et disparurent.

Fritz fut très-fâché d’être privé ainsi du plaisir de tirer dessus ; je le calmai en lui disant qu’il n’était vraiment pas nécessaire d’employer sa poudre et son plomb contre des oiseaux qui se laissent prendre à la main, sans résistance. Les manchots, qui n’avaient été qu’étourdis, se relevèrent et commencèrent à marcher en se balançant avec une plaisante gravité ; ne voulant pas que la chasse de Jack fût perdue, je les saisis par le cou, et leur attachai les pattes avec des roseaux très-minces. Nous les posâmes sur le rivage pour procéder à notre débarquement ; mais, comme déjà il faisait nuit, nous dûmes nous contenter de remplir une brouette pour ne pas revenir sans rien au logis. Nos chiens vigilants aboyèrent à notre approche ; puis, dès qu’ils nous eurent reconnus, ils vinrent au-devant de nous et nous accueillirent avec mille démonstrations de joie et même avec tant de brusquerie, qu’ils renversèrent Jack et sa brouette ; ils reçurent de lui deux coups de poing qui ne les empêchèrent pas de revenir à la charge dès qu’il eut repris sa brouette.

Ma femme me demanda ce que je prétendais faire des râpes à tabac que nous lui apportions. Je la tranquillisai à cet égard, l’assurant que je n’avais pas de tabac, et que j’étais trop heureux d’être délivré de cette mauvaise habitude pour vouloir la reprendre de nouveau.

Les enfants allèrent, suivant mon conseil, attacher un à un par la patte nos manchots à autant d’oies et de canards pour les apprivoiser ensemble. Il faut avouer que ni les uns ni les autres ne paraissaient contents d’être ainsi forcément des compagnons inséparables. Ma femme me montra une bonne provision de pommes de terre et de manioc ramassée par elle et les deux enfants en notre absence ; je la remerciai de ce soin et félicitai le petit François et Ernest, qui l’avaient aidée.

« Vous serez encore bien plus content, cher papa, dit le petit François, quand vous verrez bientôt pousser du maïs, des courges, des melons, de l’avoine, que maman a semés dans les trous que nous avons faits en arrachant les pommes de terre.

ma femme. — Petit bavard ! pourquoi ne peux-tu pas garder le moindre secret ? Tu m’ôtes à l’avance le plaisir que j’aurais eu à voir la surprise de ton père quand il aurait été témoin des résultats de ma plantation.

moi. — Je regrette, chère amie, que tu n’aies pas cette satisfaction de plus ; mais sois sûre que je ne t’en suis pas moins reconnaissant. Où donc as-tu eu toutes ces graines ? comment t’est venue l’heureuse idée de les semer ?

ma femme. — J’ai pris les graines et les semences dans mon sac mystérieux. Je me suis dit que vous n’auriez guère le temps maintenant de vous occuper de la culture à cause de vos fréquents voyages au navire, et qu’ainsi toute la bonne saison se passerait inutilement sous ce rapport ; j’ai donc fait moi-même mes semences.

moi. — Très-bien, ma chère amie. Notre voyage d’aujourd’hui a été heureux : nous avons découvert une pinasse démontée qui pourra nous servir plus tard.

ma femme. — Tu penses donc à de nouvelles courses en mer ? En vérité, je ne saurais être très-contente de votre découverte. Cependant, si ces courses sont nécessaires, mieux vaut avoir un bon et solide bateau que des cuves attachées à des planches.

moi. — Point d’inquiétudes prématurées ! Veux-tu nous donner à souper ? J’espère que demain les enfants seront moins paresseux que ce matin : j’ai un nouveau métier à leur apprendre. »

Ces derniers mots excitèrent leur curiosité à un très-haut point, mais je me gardai bien de la satisfaire. Aux premières lueurs du jour, je réveillai mes enfants en leur rappelant ma promesse du soir précédent. Ils ne l’avaient pas oubliée de leur côté, car ils s’écrièrent tous : « Eh bien, papa, le nouveau métier ! le nouveau métier ! quel est-il ?

moi. — Celui de boulanger, mes amis. Je ne le connais pas mieux que vous, mais avec le temps nous parviendrons à faire d’excellent pain. Donnez-moi les plaques de fer et les râpes à tabac.

ma femme. — À quoi pourront te servir ces plaques de fer et ces râpes ? Il vaudrait mieux avoir un four.

moi. — Ces plaques de fer remplaceront le four. Je ne promets pas des pains bien ronds, ni irréprochables sous tous les rapports, mais des espèces de gâteaux plats et de forme plus ou moins régulière. Les racines d’Ernest nous seront utiles. D’abord je voudrais avoir un petit sac de toile bien forte. »

Ma femme, un peu défiante de mes talents pour la boulangerie, mit sur le feu une grande chaudière pleine de pommes de terre, afin d’avoir autre chose à nous offrir si je manquais mes gâteaux ; puis elle travailla au sac demandé.

J’étendis à terre une grande toile, je distribuai à mes fils une certaine quantité de manioc préalablement bien lavé, et leur donnai une râpe. Ils se mirent à râper avec ardeur, et en peu de temps ils eurent un assez gros tas d’une fécule assez semblable à de la sciure blanche et mouillée. Ils riaient à qui mieux mieux en regardant cette singulière farine.

« Ça va faire de fameux pain ! s’écria Ernest, du pain de raves et de navets ! c’est nouveau !

le petit françois. — Je trouve que la farine a une bien mauvaise odeur.

moi. — Riez à votre aise de ma farine ; elle nous donnera bientôt un pain délicieux qui fait la nourriture principale de plusieurs peuplades d’Amérique, et que les Européens trouvent même supérieur au pain de froment. Il y a plusieurs espèces de manioc : les deux espèces qui produisent le plus vite et auxquelles on donne la préférence sont pourtant vénéneuses quand on mange les racines crues ; la troisième n’est jamais dangereuse : comme nous ne savons pas de quelle espèce est notre manioc, nous devons prendre quelques précautions. D’abord pressons cette fécule.

ernest. — Pourquoi, mon père ?

moi. — Parce que, dans l’espèce dangereuse, le suc seul de la racine est nuisible. Ensuite, par surcroît de prudence, nous aurons soin de faire goûter nos galettes au singe et aux poules avant d’en manger nous-mêmes.

jack. — Vous allez empoisonner mon singe !

moi. — N’aie pas peur : si c’est du poison, nos animaux n’en mangeront pas, ou, s’ils en mangent, la quantité, étant très-faible, ne pourra les faire mourir. »

Quand je crus la quantité de manioc râpé suffisante, j’en remplis le sac que ma femme m’avait apporté, ayant soin d’en coudre solidement l’ouverture ; il s’agissait de faire un pressoir.

Sous une des plus fortes racines de notre arbre j’établis une sorte de plancher, sur lequel je posai le sac de manioc, que je couvris de grosses planches, et, entre ces planches et la racine de l’arbre, j’introduisis l’extrémité d’une poutre qui nous servit de levier, au moyen d’objets très-pesants, enclumes, masses de plomb, barres de fer, suspendus à l’autre extrémité. La pression exercée par cette poutre fut si forte, qu’en peu d’instants le suc du manioc sortit à gros bouillons et ruissela de tous côtés. Les enfants étaient très-étonnés du résultat obtenu de la sorte.

« C’est une machine que je n’aurais pas inventée, dit Fritz.

ernest. — Je croyais qu’on se servait de levier pour soulever des pierres et d’autres corps lourds, mais non comme moyen de pression.

moi. — Les nègres ignorent aussi cette méthode ; ils font avec l’écorce d’arbre de longs paniers qui, remplis de manioc, se raccourcissent et prennent des dimensions plus larges. Ils les suspendent alors à des branches d’arbres et attachent à la partie inférieure de grosses pierres ; ces pierres, par leur poids, tirent sur les paniers et leur font reprendre forcément leur forme allongée ; sous la pression de l’enveloppe, le manioc laisse couler son jus.

ma femme. — Ce jus n’est-il bon à rien ?

moi. — Si, vraiment : les sauvages y mêlent du poivre, du frai de homard, le font cuire, et le mangent comme un mets délicieux. Les Européens le laissent quelque temps dans de larges vases, et font sécher le dépôt au soleil pour obtenir un amidon très-fin.

fritz. — Ne pourrions-nous pas nous mettre à faire du pain ? Il ne sort plus une seule goutte de jus du manioc.

moi. — À l’œuvre, mes amis ! »

Je pris quelques poignées de farine et les délayai dans un peu d’eau pendant que mes fils posaient une des plaques de fer sur des pierres qui servaient de chenets. Ils allumèrent un feu très-ardent, et, quand la plaque fut chauffée, j’étendis dessus ma farine toute préparée. La galette se forma et répandit une odeur des plus appétissantes. Les enfants la dévoraient déjà des yeux.

« Papa, c’est cuit, je vous assure, dit Ernest.

jack. — Que je mangerais volontiers de cet excellent pain !

françois. — Et moi ! Oh ! si papa voulait m’en donner un tout petit morceau ?

moi. — Mes amis, je crois que nous pourrions manger de ce gâteau sans crainte ; mais, par prudence, nous attendrons jusqu’à l’après-midi : le singe et les poules auront les prémices de ma boulangerie. »

Je jetai à ces animaux quelques morceaux de la galette ; ils parurent s’en régaler : le singe fit des grimaces de contentement à rendre mes fils jaloux de ne pouvoir partager avec lui.

« Les sauvages n’ont sans doute pas à leur disposition des râpes pour faire la farine. Comment donc parviennent-ils à y suppléer ? me demanda Fritz.

moi. — Ils se font des râpes avec des coquillages, des pierres pointues, ou avec des clous achetés aux Européens ; ils plantent ces pierres pointues et ces clous sur des planches. Mais maintenant dînons, mes amis, et, si nos animaux n’ont point eu de coliques ou d’étourdissements, nous nous remettrons à boulanger.

fritz. — Les coliques et les étourdissements sont-ils les seuls effets du poison ?

moi. — Ce sont les plus ordinaires. Il y a d’autres poisons, l’opium, la ciguë, etc., qui, pris à trop fortes doses, endorment et engourdissent ; d’autres, brûlants et acides, l’arsenic, les champignons vénéneux, etc., qui déchirent ou rongent l’estomac et les intestins. À ce propos, mes amis, il faut que je vous mette en garde contre un fruit d’autant plus dangereux qu’il tente par sa forme et sa couleur ; il croît surtout en Amérique le long des ruisseaux, au bord des marais ; il ressemble assez à de jolies pommes jaunes marquées de rouge ; c’est un des poisons les plus violents que l’on connaisse ; et, suivant certains voyageurs, on s’expose à mourir si l’on s’endort sous l’arbre qui le porte ; cet arbre est le mancenillier ; peut-être se trouve-t-il dans ce pays. En général, promettez-moi de ne jamais manger aucun des fruits que vous verrez sans me les montrer d’abord. »

Après le dîner nous allâmes voir les poules qui avaient mangé du manioc ; elles étaient très-gaies et très-vives ; pour le singe, il faisait mille gambades à son ordinaire. « À la boulangerie, mes amis ! » m’écriai-je ; et je fus obéi. Chacun fit son gâteau, non sans en manquer d’abord quelques-uns qui furent laissés aux pigeons et aux poules. Quand nous en eûmes une quantité suffisante, ma femme nous apporta un plein vase de lait dans lequel nous trempâmes nos gâteaux. Ce fut un régal délicieux.