Aller au contenu

Le Robinson suisse/XII

La bibliothèque libre.
Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 112-123).

CHAPITRE XII

Le chou palmiste et le vin de palmier. — L’âne s’échappe ; nous courons à sa poursuite, mais sans pouvoir le rattraper. — Nous poussons notre excursion plus loin que précédemment. — Le troupeau de buffles. — Comment nous prenons un buffletin. — Le jeune chacal. — L’aiguille d’Adam. — Le palmier nain.


En traversant notre nouvelle plantation d’arbres fruitiers, nous remarquâmes que plusieurs d’entre eux se courbaient faute de soutiens ; et je décidai à l’instant qu’il faudrait aller couper des bambous pour leur faire des tuteurs ; or le champ de bambous se trouvait dans cette partie de l’île explorée seulement par moi et par Fritz, et sur laquelle nous avons raconté déjà tant de choses curieuses. Vous ne vous étonnerez donc pas si je vous dis que mes enfants et ma femme même demandèrent à être de la partie. Bien des raisons d’ailleurs rendaient cette excursion nécessaire. Une de nos poules était à couver : nous voulions lui donner des œufs de la poule à fraise ou poule de bruyère ; notre provision de bougies s’épuisait : il nous fallait récolter des baies à cire ; nous étions si heureux, chaque soir, de pouvoir, ma femme, faire ses raccommodages, moi, écrire mon journal à la lumière de nos bougies, que, maintenant, nous n’aurions pu qu’avec peine renoncer à cet agrément ; notre truie s’était sauvée de nouveau du côté des chênes : il fallait se mettre à sa poursuite ; Jack voulait manger des goyaves, et François sucer des cannes à sucre, etc., etc.

Le lendemain donc, par une belle matinée, nous quittâmes Falkenhorst ; et, comme je désirais, cette fois, examiner une partie de l’île à mon loisir et faire d’abondantes provisions, j’eus soin de nous munir de tout ce que je jugeais le plus nécessaire à notre caravane : eau, vin, instruments propres à grimper aux arbres, vases pour contenir nos récoltes, armes et munitions de guerre. J’attelai l’âne et la vache à mon char, dans lequel j’avais fait une banquette pour asseoir le petit François et sa mère lorsqu’ils se sentiraient fatigués. Nous revîmes d’abord le champ de pommes de terre et de manioc, puis nous arrivâmes à l’arbre des oiseaux républicains, que je reconnus, cette fois, pour être de l’espèce de ceux que les naturalistes nomment loxia socia ou loxia gregaria. Dans cet endroit croissaient des goyaviers et des arbres à cire : nous remplîmes un grand sac de leurs baies et de leurs fruits. Fritz tenait à savoir quels étaient les vrais habitants du nid commun ; après un examen long et attentif, il déclara que c’étaient des oiseaux au plumage sombre, et non des moineaux-perroquets. Plus loin, les arbres à caoutchouc nous fournirent leur jus précieux, que nous recueillîmes dans plusieurs vases de coco. Après avoir traversé une plaine assez large, nous arrivâmes aux bambous et aux cannes à sucre. Le paysage, de ce côté, était ravissant : à nos pieds s’étendait un large golfe ; et, du haut du promontoire où nous nous trouvions, notre vue dominait au loin sur la mer immense. Nous fîmes halte dans ce lieu pour prendre quelques rafraîchissements, et nos bêtes de somme furent mises à paître en liberté. Je donnai ensuite le signal du travail. Fritz et Jack, chacun une hache à la ceinture, montèrent sur des palmiers pour nous abattre des noix de coco. Comme je prévoyais qu’ils ne seraient pas assez forts pour arriver sans secours à une si grande hauteur, je leur attachai aux genoux des morceaux de peau de requin, pour les empêcher de glisser, et je leur mis aux jambes une corde lâche qui entourait le tronc ; en la faisant monter avec eux, ils pouvaient, à la manière des nègres et des sauvages, s’asseoir dessus sans crainte.

Quand ils eurent atteint la couronne de feuilles, ils nous saluèrent par des cris joyeux et firent tomber une grêle de noix de coco ; à peine eûmes-nous le temps de nous garer pour n’en pas recevoir sur la tête ; notre singe grimpa sur le même arbre et leur offrit son concours empressé ; seulement, il ne tarda pas à redescendre, tenant une noix qu’il se mit à gruger avec des grimaces de contentement.

Pour Ernest, mollement couché sur l’herbe, il regardait ses deux frères travailler, sans songer à leur venir en aide. Quand Fritz fut redescendu, il s’avança vers le naturaliste contemplatif, et, le saluant avec gravité :

« Monsieur voudra bien, lui dit-il, se donner la peine de prendre cette noix, que je lui offre en récompense de ses fatigues. »

Ernest sentit l’ironie de ces paroles moqueuses, se leva, et, m’ayant prié de lui scier une noix en deux par le haut et d’y faire un trou pour y passer un cordon ; il en prit une moitié, l’attacha à sa boutonnière ; puis, avec un sourire malicieux sur les lèvres, l’air grave et solennel, il nous parla ainsi :

« Je vois, madame et messieurs, que dans notre royaume, car vous êtes roi, mon père, roi bien-aimé et absolu, et vous, reine chérie, ma mère ; je vois, dis-je, qu’ici comme dans les monarchies européennes, celui-là seul est tenu en honneur et considération, qui sait, par ses talents ou ses forces, s’élever au-dessus des autres. Pour moi, ami des douces rêveries, du calme et du repos, j’aimerais bien mieux rester tranquille que de grimper aux arbres ; mais, désireux de mériter les éloges de mon noble souverain et de mes concitoyens, je me décide à tenter aussi quelque glorieux exploit. »

J’étais fort curieux de voir où il voulait en venir. Il grimpa hardiment à un des palmiers voisins ; c’était un palmier sans fruits : ses frères éclatèrent de rire. Il n’avait voulu que des genouillères en peau de requin et avait refusé la corde dont ses frères s’étaient servis. Ernest, toujours calme et sérieux, nous saluait de la main et continuait son ascension. Quand il fut arrivé au sommet : « Pas de noix, messieurs ; mais un chou, et des meilleurs, » nous dit-il.

Et, en même temps, d’un coup de sa hache il coupa et fit tomber à nos pieds un énorme paquet de feuilles tendres et encore enroulées les unes dans les autres.

« Un chou au sommet d’un arbre ! s’écrièrent Fritz et Jack. Quelle plaisanterie ! Ernest veut se moquer de nous !

moi. — Non, ce n’est point une plaisanterie, Ernest a su, avec un grand discernement, distinguer ce palmier qui fournit un mets délicieux des autres dont la cime n’est point comestible, tels que les dattiers. Je profite de l’occasion pour vous faire remarquer combien vous avez tort de vous moquer du naturaliste : n’est-ce pas à lui que nous devons la découverte des pommes de terre et du manioc ? »

Cependant Ernest ne descendait point de son arbre, et Fritz, malgré la petite leçon qu’il venait de recevoir, lui demanda s’il voulait remplacer le chou.

« Patience, répondit Ernest ; je prépare ici l’assaisonnement de mon chou ; je vous donnerai de quoi boire à ma santé.

le petit françois. — Tu as donc trouvé aussi là-haut une fontaine ? Nous sommes ici dans une forêt enchantée comme celle dont parle mon livre des contes de fées. Peut-être ces arbres renferment-ils, sous leur écorce, des princes et des princesses métamorphosés ? »

En parlant ainsi, François avait un air tout à la fois convaincu et craintif. Ma femme le prit sur ses genoux et lui expliqua de son mieux qu’il ne fallait pas croire aux contes.

Ceci me fournit l’occasion de dire que, pour instruire ou amuser les enfants, on doit toujours préférer la vérité aux récits menteurs et aux inventions ridicules.

Ernest descendit, et à peine fut-il à terre qu’il tira de sa poche un flacon, prit à sa boutonnière la coupe en coco ; puis, s’avançant vers moi :

« Mon père, dit-il d’un air triomphant, vous voudrez bien permettre à votre échanson de vous présenter une boisson nouvelle qui sera de votre goût ; c’est du vin de palmier. »

Il me tendit sa coupe pleine ; après en avoir bu une gorgée, je la passai à ma femme, qui elle-même en but et en fit boire à ses fils. Nous trouvâmes tous à ce breuvage une saveur très-agréable, à la fois douce et piquante.

« Gloire à notre naturaliste ! m’écriai-je ; qu’il reçoive nos louanges et nos remercîments ! »

Je m’aperçus alors qu’un petit mouvement d’orgueil animait les yeux d’Ernest, et, pour le ramener à la modestie, j’ajoutai :

« Je crains seulement, mon cher ami, que le motif qui t’a décidé à faire ton ascension ne diminue un peu la gloire de la découverte ; n’as-tu pas été poussé plutôt par l’envie de l’emporter sur tes frères que par le simple désir d’être utile ? Une action, pour être véritablement bonne, doit partir d’un principe pur et louable.

ernest. — Je vous assure, mon père, que je n’aurais pas hésité à grimper comme mes frères à un palmier, s’il ne m’avait fallu du temps pour examiner et trouver celui qui porte le chou à son sommet et laisse couler le vin par les incisions faites à son tronc. Je regrette seulement de n’avoir pas eu un plus grand vase pour le remplir de cette délicieuse liqueur.

moi. — Console-toi de n’en avoir pas pris davantage : le vin de palmier ne peut se conserver, et s’aigrit aussi vite que le lait de la noix de coco ; du reste, quand nous en voudrons, il nous sera facile de nous en procurer. Ne coupe pas trop souvent la tête de ces beaux arbres, car ils meurent quand on les mutile de la sorte. »

Le jour touchait à sa fin, et, comme nous étions résolus à passer la nuit dans cette contrée charmante, nous construisîmes une cabane avec des branchages, à la manière des chasseurs d’Amérique, plutôt pour nous garantir contre la rosée et la fraîcheur de la nuit que contre les bêtes, dont nous n’avions pas encore vu la moindre trace ; une toile à voiles, que j’avais apportée de Falkenhorst, forma notre toit.

Nous achevions à peine cette construction, que tout à coup l’âne, qui paissait dans le voisinage, se mit à braire, à sauter, à ruer avec furie, et, quand nous nous approchâmes de lui pour connaître la cause de son agitation subite et extraordinaire, il nous tourna le dos, s’enfuit au galop et disparut dans le champ de bambous. Par malheur, Turc et Bill n’étaient pas là, et il nous fallut du temps pour les faire revenir ; d’ailleurs, à quoi nous eussent-ils servi en cette occasion ? La piste de l’âne, avec qui ils passaient leur vie, ne pouvait guère exciter leur odorat.

N’osant point m’éloigner des miens, que la nuit aurait pu surprendre en mon absence, je laissai l’âne et revins aider ma femme, qui s’occupait à couper l’herbe pour nos lits et à ramasser les branches pour notre feu. Comme elle n’avait pas assez de bois sec pour entretenir nos petits bûchers durant toute la nuit, je fis des flambeaux ou torches à la manière des habitants des Antilles, avec des cannes à sucre pleines de leur jus. Après les avoir allumées, je les plantai en terre à droite et à gauche de notre tente. Nous plaçâmes à côté de nous nos armes chargées ; les chiens furent placés en sentinelles. Tout le monde s’endormit, excepté moi, qui restai debout jusqu’à minuit pour entretenir le feu ; puis je me couchai comme les autres.

Le lendemain matin, après un modeste déjeuner fait à la hâte, nous résolûmes de ne rien négliger pour retrouver maître baudet. Je partis avec Jack et suivi des deux chiens, ayant averti ma femme que nous devions parcourir les environs et surtout le champ de bambous, et être de retour à midi ; en notre absence, elle voulut s’occuper avec ses fils à couper des cannes à sucre, à recueillir du vin de palmier et des noix de coco.

Jack était fier et heureux de m’accompagner, cette fois, à la place de Fritz ; il désirait depuis longtemps faire une excursion avec moi ; mais, de crainte d’un refus, il n’avait pas osé m’en parler. Nous avions eu soin de prendre nos armes à feu, nos haches et une petite scie.

Après avoir traversé, non sans peine, les bambous, partout fort serrés les uns contre les autres, nous aperçûmes sur la terre un peu humide les empruntes du sabot de l’âne ; plus loin coulait une rivière assez large, puis se dressaient devant nous des rochers à pic. Nous traversâmes la rivière, et, ayant péniblement escaladé les rochers, nous revîmes encore les traces de notre âne, mais, à côté des siennes, il y avait une quantité d’autres traces de pieds, qui en différaient par la forme et par la grandeur. Cette découverte redoubla notre ardeur, et, suivant toujours ces traces, nous arrivâmes au haut d’une colline d’où nos yeux s’étendirent sur un pays riant et enchanté, vrai paradis terrestre : à notre droite les montagnes aux sommets perdus dans les nuages, aux formes variées, aux teintes grises et bleues ; à notre gauche, des collines verdoyantes chargées sur leurs flancs de palmiers et d’autres arbres inconnus ; à nos pieds, de belles prairies arrosées par la rivière, qui coulait entre deux rives garnies de roseaux et de plantes aquatiques ; pas la moindre trace d’habitation ; silence, calme, solitude : c’était une terre vierge dans sa beauté primitive, telle qu’elle sortit de la main de Dieu. Autour de nous volaient sans effroi des oiseaux de toutes sortes, et sur des fleurs admirables se posaient des papillons aussi beaux qu’elles.

Cependant, à force de regarder de tous côtés avec ma lunette d’approche, je vis dans l’éloignement un groupe animé qui me sembla un troupeau de bêtes de la grosseur des vaches ou des chevaux ; tantôt ces bêtes étaient réunies, tantôt elles s’écartaient les unes des autres, sans doute pour brouter ; je résolus d’en approcher avec précaution en suivant la rivière : le sol était très-humide et très-marécageux en certains endroits, nous avions une peine infinie à nous ouvrir un chemin à travers des roseaux, les plus grands que nous eussions vus jusqu’alors, et qu’on appelle roseaux géants ; plusieurs atteignent jusqu’à quatre-vingts pieds de hauteur et quinze à dix-huit pouces de diamètre ; les sauvages les emploient à faire des mâts pour leurs bateaux et leurs canots. Jack avait envie d’en prendre quelques-uns pour sa mère ; je lui promis de lui en couper plus tard, mais alors il fallait ne pas nous distraire du but principal de notre course ; nous avançâmes donc, et, après être sortis des roseaux, nous vîmes, à quarante ou cinquante pas de nous, un troupeau de buffles sauvages. Ces animaux sont effrayants quand on les rencontre pour la première fois et qu’ils ne sont point apprivoisés ; ils ont une force et une impétuosité extraordinaires. Je compris le danger auquel nous étions exposés, et la terreur s’empara tellement de moi, que je ne pensai même pas à armer mon fusil. Nos chiens, par bonheur, étaient restés en arrière ; et ces buffles sauvages, qui sans doute ne connaissaient point l’homme, se tinrent là tranquilles, nous regardant seulement d’un air étonné, sans songer à fuir ni à nous attaquer ; ceux qui étaient couchés se levaient avec lenteur.

Nous revînmes un peu de notre peur et préparâmes nos armes, bien décidés à ne nous en servir que pour notre défense : c’eût été folie d’attaquer ces animaux si terribles, et qu’un coup de feu suffit pour mettre en fureur. Nous nous disposâmes donc à rebrousser chemin, quand, à mon grand regret, Turc et Bill nous rejoignirent. Les buffles, les prenant pour des chacals ou pour des loups, mugirent avec force, puis bondirent, frappant la terre de leurs pieds et de leurs cornes, soulevant autour d’eux un nuage de poussière. Malgré nos efforts pour les retenir, Turc et Bill se précipitèrent au milieu du troupeau, saisirent par les oreilles un jeune buffle et l’entraînèrent de notre côté. Le combat était engagé, nous ne pouvions laisser nos chiens sans secours ; nous fîmes feu tous deux en même temps : le bruit de nos armes produisit sur eux un effet terrible ; ils s’enfuirent avec rapidité. Une femelle seule, très-probablement la mère du buffletin, voulut nous tenir tête. Je m’avançai vers elle, lui tirai, presque à bout portant, mon second coup de fusil et un coup de pistolet, et elle tomba tuée roide.

Alors seulement nous commençâmes à respirer. Je louai Jack du sang-froid qu’il avait montré en restant calme et silencieux au lieu de pousser des cris inutiles et de vains gémissements. Je lui fis remarquer combien il est important, dans les dangers extrêmes, de ne pas perdre la tête, de conserver sa présence d’esprit même devant la mort. Je n’avais pas le temps de lui faire de trop longues réflexions, car il fallait venir en aide à nos chiens, qui avaient bien de la peine à retenir le buffletin. Comment nous y prendre ? Faire lâcher prise aux dogues et le saisir nous-mêmes par les cornes eût été téméraire. Le tuer d’un coup de pistolet ? Je tenais à le conserver vivant pour remplacer notre âne, que je n’espérais phis guère retrouver. Jack me tira d’embarras.

« Mon père, dit-il, j’ai ma fronde à balles dans ma poche ; laissez-moi, je me charge de renverser le buffletin. »

Et, s’étant éloigné de quelques pas, il lança sa fronde avec tant d’adresse autour des jambes de derrière de l’animal, qu’il le fit tomber. Je lui liai fortement les pieds avec une corde plus forte.

« Quelle belle bête nous allons pouvoir atteler à notre char, à côté de la vache ! s’écria Jack. Comme ma mère et mes frères vont nous féliciter de notre chasse !

moi. — Tu vois donc déjà ton buffle attelé ! Je ne sais pas encore, moi, comment nous l’emmènerons, à moins que tu ne veuilles le charger sur ton dos, comme Milon de Crotone.

jack. — Par malheur, je ne suis ni un Samson, ni un Hercule, ni un Milon de Crotone ; mais un pauvre petit garçon sans beaucoup de force. Ne pourrions-nous pas lui délier les jambes et le laisser marcher devant nous ?

moi. — T’imagines-tu qu’il marche devant nous sans s’écarter de la ligne droite, doucement, tranquillement, comme l’âne ?

jack. — Les chiens sont là pour le faire marcher.

moi. — Et s’il tue les chiens avec ses pieds ou avec ses cornes, puis s’échappe au galop ? Je préfère employer un moyen très-connu des pasteurs en Italie pour dompter les buffles. Tiens ferme le bout de la corde dont ses pieds sont attachés, pendant que nos chiens lui serreront les oreilles. »

Je saisis alors le museau du buffle, et, avec mon couteau, je lui fis un trou à la narine, et, dans ce trou, je passai une corde dont j’attachai les deux bouts autour d’un arbre assez fort pour résister aux secousses de l’animal, dont je prévoyais déjà la fureur. À peine eus-je écarté les chiens qu’il se leva, bondit et voulut s’évader ; mais les liens de ses jambes, la perte de son sang, sa blessure, le firent bientôt rester immobile. Je le laissai là s’affaiblir et s’épuiser. Voulant tirer le meilleur parti possible du corps de la femelle buffle, je lui coupai la langue, qui est si estimée des gourmets, et plusieurs morceaux du filet, que je salai. Je me souvins d’avoir lu que les boucaniers américains ôtent avec soin, et sans la déchirer, la peau des quatre pieds du buffle pour s’en faire des bottes très-douces et très-flexibles ; je l’enlevai donc pareillement. Nous nous assîmes ensuite à l’ombre des roseaux pour déjeuner avec les provisions de nos sacs, tandis que Turc et Bill se rassasiaient des restes de la bête ; mais ils furent troublés dans leur festin par des vautours qui fondirent du haut des airs sur le cadavre du buffle : il y eut d’abord lutte acharnée entre les oiseaux rapaces et nos chiens ; puis, de part et d’autre, on se décida à partager en bons convives. Parmi ces oiseaux, je remarquai le grand vautour royal et le calao rhinocéros, ainsi nommé à cause de l’excroissance courte et charnue qu’il porte sur le bec,

Jack coupa quelques roseaux, en ayant soin de ne pas toucher aux plus gros, comme étant trop lourds à porter ; il eut alors l’idée que ces roseaux pourraient servir de moules pour les bougies.

Pour moi, j’en sciai de plus gros pour en faire des sortes de vases, à la manière de certaines peuplades de l’Amérique, et nous nous mîmes en route. Je tirai la corde du buffle, qui me suivit sans résistance ; nous nous enhardîmes au point de lui attacher sur le dos nos paquets de roseaux et nos viandes salées : ce dont il eut à peine l’air de s’apercevoir.

Après avoir franchi les rochers à pic dont j’ai parlé plus haut, nous vîmes, à quelques pas de nous, un gros chacal, qui prit la fuite dès qu’il nous aperçut ; mais les chiens s’élancèrent après lui et l’atteignirent à l’entrée d’une caverne, où ils l’étranglèrent. Je m’approchai du champ de bataille et reconnus que le chacal tué était une femelle qui allaitait. En défendant l’entrée de la caverne où devaient être ses petits, elle avait été étranglée par nos chiens. Jack voulut pénétrer dans la caverne ; je ne le lui permis qu’après avoir tiré moi-même un coup de pistolet pour m’assurer que le mâle n’était pas dans sa tanière ; tout étant resté tranquille, Jack entra et découvrit bientôt dans un coin le nid des petits chacals ; les chiens, qui l’avaient suivi, se jetèrent dessus avant qu’il eût pu les enlever et les dévorèrent, à l’exception d’un seul, qu’il prit dans ses bras et m’apporta. Ce petit chacal pouvait avoir une quinzaine de jours ; ses yeux n’étaient point encore ouverts. Jack m’ayant demandé à le garder, j’y consentis d’autant plus volontiers que je désirais voir si les bons traitements et l’éducation adouciraient cet animal naturellement féroce.

Jack, sautant de joie, couvrit de baisers et de caresses son petit renard doré.

Nous aperçûmes, un peu plus loin, deux palmiers d’espèces différentes et tous deux fort remarquables ; l’un, de dix à douze pieds de haut, avec des feuilles garnies d’épines pointues et un fruit de la forme d’un concombre ; l’autre, encore plus petit et en fleur ; je crus reconnaître, dans le premier, l’aiguille d’Adam ; dans le second, le palmier nain ou cocana.

Nous arrivâmes enfin auprès de la cabane de Bumehausen à la tombée de la nuit ; et notre butin nous valut bien des louanges : on trouva le veau noir fort beau, le renard jaune très-joli, et Jack raconta longuement et d’un ton solennel notre combat avec les buffles et la mort du chacal. Au milieu de mille questions qui lui étaient adressées, j’eus bien de la peine à m’informer de ce qu’on avait fait pendant mon absence. Le lecteur pourra voir au chapitre suivant que ma femme et ses fils n’avaient point perdu leur temps.