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Le Robinson suisse/XLIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 445-458).

CHAPITRE XLIV

Événement inattendu. — Le yacht la Lionne à la recherche de la Dorcas. — Le capitaine Littlestone. — Le mécanicien et sa famille. — Préparatifs du départ. — Deux de mes fils me quittent pour retourner en Europe. — Conclusion.


C’était vers la fin de la saison pluvieuse ; le ciel, cette année, s’était éclairci plus tôt qu’à l’ordinaire, et la nature renaissait dans toute sa beauté. Nous sortions de notre maison comme, après un orage, les pigeons sortent de leur colombier ; nous parcourions notre jardin, nos diverses plantations, ne cherchant qu’à profiter de notre liberté nouvelle, et projetant une foule de travaux divers pour la saison dans laquelle nous allions entrer. Fritz proposa de se rendre tout d’abord à l’île du Requin, et de monter au rocher d’observation pour jeter les regards au loin et voir si les tempêtes n’avaient rien amené de nouveau sur ces côtes. J’y consentis, et Jack l’accompagna. Ils ne tardèrent pas à arriver dans l’île, et ils grimpèrent lestement sur le rocher. Je leur avais dit de tirer deux coups de canon quand ils y seraient arrivés, tant pour nous apprendre que tout se trouvait en bon état que pour donner un signal aux navires qui pourraient être dans le voisinage. Je prenais cette précaution de temps en temps pour me rendre utile à des malheureux et pour faciliter peut-être par là notre propre délivrance. Mes jeunes gens n’eurent rien de plus pressé que d’obéir à mes ordres ; car, toutes les fois qu’il fallait tirer un coup de canon, c’était pour eux une vraie partie de plaisir ; mais ils avaient si souvent rempli cette cérémonie sans recevoir d’autre réponse que celle que leur donnaient les échos, qu’un saisissement extrême s’empara d’eux lorsqu’au bout de quelques instants ils entendirent trois coups sourds, mais distincts, retentir au loin. Dans leur première émotion, mes enfants s’embrassèrent sans rien dire ; ils éprouvaient un mélange de joie, de crainte, de doute et d’espérance qui les rendit muets. Fritz fut le premier qui retrouva la force de parler, et s’écria : « Des hommes ! des hommes ! Veuille le ciel qu’ils soient bons !

— Mais que faut-il que nous fassions ? » demanda Jack, qui était pris d’un tremblement involontaire.

Les jeunes gens n’eurent rien de plus pressé que de se diriger vers l’endroit où j’étais occupé à travailler, et je vis sur-le-champ qu’il venait d’arriver quelque chose d’extraordinaire. Je les questionnai.

« Ô mon père, mon père ! s’écrièrent-ils à la fois en me prenant chacun par un bras, n’avez-vous rien entendu ? » Aucun bruit extraordinaire n’étant parvenu jusqu’à moi et le récit de mes fils me paraissant fort invraisemblable, je secouai la tête ; je leur fis plusieurs objections, auxquelles ils répondirent. Je ne savais réellement qu’en penser, et je me trouvais dans un assez grand embarras. Je ne m’étais jamais bien rendu compte de la conduite que je tiendrais si des étrangers abordaient dans mon île. Fallait-il me découvrir sur-le-champ à eux ou me tenir caché ? comment savoir si c’étaient des Européens ou des pirates malais ? des malheureux comme nous ou des ennemis ? Je m’empressai de rassembler toute ma maison et de tenir un conseil de guerre, car je trouvais la chose beaucoup trop sérieuse pour oser prendre une décision à moi seul, aidé même des avis de Fritz et de Jack.

Sur ces entrefaites, la nuit arriva, et je résolus de remettre au lendemain à nous fixer sur le parti auquel nous devrions nous déterminer ; mais j’ordonnai à mes trois aînés de se relayer pendant la nuit pour faire sentinelle dans la galerie de notre demeure. La nuit ne fut pas aussi paisible que je l’avais espéré ; une tempête affreuse parut avoir ramené la mauvaise saison, et il nous fut impossible d’entendre aucun autre bruit que celui du vent, de la pluie et des flots de la mer se brisant contre le rivage.

Ce conflit des éléments se prolongea pendant près de quarante-huit heures, et nous eûmes tant à faire pour défendre notre habitation contre la pluie, que nous ne pûmes pas songer à aller à la découverte. Ce ne fut que le troisième jour que, le vent s’étant calmé, nous en entrevîmes de nouveau la possibilité ; je n’eus rien alors de plus pressé que de me transporter moi-même à notre poste d’observation. J’emmenai avec moi Jack, et nous emportâmes un pavillon qui devait indiquer à ceux qui restaient à terre si les nouvelles étaient bonnes ou si nous étions menacés de quelque danger. Si je secouais le pavillon trois fois et le rejetais après dans la mer, ma femme, mes enfants et Jenny devaient se retirer, le plus promptement possible, à Falkenhorst, y emmener tous nos bestiaux, et attendre que je vinsse les y rejoindre. Si, au contraire, je ne secouais le pavillon que deux fois et le plantais tout de suite à côté du corps de garde, les apparences étaient favorables, ou, du moins, ne présentaient aucun motif sérieux d’inquiétude.

Je laisse à juger avec quel battement de cœur nous débarquâmes dans l’île du Requin et nous gravîmes le rocher ! Arrivés au sommet, nous regardâmes de tous côtés autour de nous, sans rien voir d’extraordinaire. Sur les instances de Jack, je résolus alors de tirer trois coups de canon, car je commençais à croire de nouveau que mes enfants s’étaient trompés et avaient pris l’écho pour une réponse. Nous chargeâmes les trois pièces et tirâmes nos trois coups, en laissant deux minutes d’intervalle entre chaque. Nous tendîmes les oreilles, et bientôt un coup sourd se fit entendre ; après un intervalle, un second ; puis un troisième. Sept coups se succédèrent ainsi : ma joie était au comble ; Jack devenait comme un homme pris de vin. Je m’empressai de faire le signal favorable ; mais l’instant d’après, me frappant le front, je dis : « Que je suis insensé ! Je me livre à la joie sans savoir si ce sont des amis ou des ennemis que nous avons près de nous. »

Nous rechargeâmes, après cela, nos pièces, et je dis à Jack de rester auprès des canons, mèche allumée, pendant une heure, et de tirer un coup dès qu’il apercevrait soit une personne, soit un bâtiment étranger. Quant à moi, je me hâtai d’aller rejoindre ma famille à Felsheim. Malheureusement, je ne pus satisfaire la vive curiosité dont tous les cœurs étaient remplis ; mais chacun m’approuva quand j’annonçai l’intention d’aller à la découverte avec Fritz. Jenny, d’ordinaire si raisonnable, semblait avoir entièrement perdu la tête ; elle assurait que c’était son père qui avait traversé les mers pour venir à sa recherche.

Je jugeai prudent, dans cette occasion, d’imiter la conduite de Fritz lorsqu’il était revenu avec Jenny. Nous nous déguisâmes de notre mieux, et nous convînmes que, par nos allées et nos venues, nous tâcherions de faire croire à ceux que nous verrions que nous possédions une flottille de plusieurs canots. Il était environ midi quand je montai avec Fritz dans son caïak et quand nous primes le large. Ma femme adressait pour nous au ciel une fervente prière. Ernest et Jack s’étaient déjà mis en marche avec nos bêtes et quelques-uns de nos effets les plus précieux. Nous avions pris des costumes de sauvages ; nous étions bien armés, et nous devions nous entretenir dans le patois suisse-allemand le plus grossier, bien convaincus qu’aucune nation maritime ne pourrait nous comprendre.

La route qu’il nous fallait suivre menait dans une région, à nous inconnue, parce que, de ce côté, la mer y était remplie d’écueils, et que le rivage se présentait si escarpé, que nous n’avions éprouvé aucun désir de nous y risquer. Je regrettai alors de n’avoir jamais visité ces parages : mon ignorance des lieux pouvait nous empêcher de trouver une place de débarquement sûre, dans le cas où l’on nous poursuivrait.

Pour abréger, je dirai que nous mîmes une heure et quart à faire un chemin qu’en droite ligne nous aurions pu parcourir en vingt-cinq minutes, si nous n’avions pas été obligés de longer la côte. Là se présente un promontoire que nous nous disposâmes à doubler, convaincus que nous trouverions alors le navire que nous cherchions ; car, s’il avait été plus éloigné, nous n’aurions pas pu entendre les coups de canon tirés par lui.

Jugez de l’agréable surprise que nous eûmes lorsque, après avoir dépassé la pointe du promontoire, nous vîmes tout à coup, à l’ancre, dans une petite baie, un navire européen, à la vérité à moitié dégréé, mais portant pavillon anglais. Il n’était point abandonné, car, en ce moment, une chaloupe le quittait pour se diriger vers le rivage. J’eus de la peine à retenir Fritz, qui aurait voulu se jeter à l’eau pour suivre la chaloupe à la nage ; mais je réprimai son impatience, et, j’ajouterai encore, la mienne : en réfléchissant bien, nous ne pouvions pas être encore tout à fait rassurés. Tout ce que nous savions, c’était que nous voyions un navire européen ; mais il était encore possible que des pirates malais s’en fussent emparés, ou bien que l’équipage anglais lui-même se fût révolté et eût massacré ses officiers. En conséquence, nous débarquâmes derrière un rocher, sur lequel nous montâmes, et de là, à l’aide de lunettes d’approche, nous pûmes examiner l’objet de notre vive curiosité. Je crus reconnaître que le bâtiment que nous voyions était un yacht léger, armé de huit ou dix petits canons. Les voiles, les cordages et les huniers étaient entiers. Le navire, à l’ancre, semblait être en réparation. Sur le rivage étaient dressées trois tentes, d’où s’élevait une fumée qui annonçait les préparatifs d’un repas. L’équipage ne paraissait pas être nombreux ; par conséquent, nous le jugeâmes peu à craindre. Nous crûmes pouvoir distinguer à bord deux sentinelles, et, à travers les sabords ouverts, on voyait sortir les bouches des canons.

Après mûre réflexion, je jugeai qu’il n’y aurait pas d’imprudence à nous montrer ; nous résolûmes cependant de ne pas quitter notre caïak, et, provisoirement, de ne pas nous faire connaître. Nous nous dirigeâmes vers la baie, en prenant l’air de personnes timides et étonnées.

Un officier se montra alors sur le pont du yacht, et Fritz me fit remarquer qu’il avait la peau blanche et les traits européens ; il pensa que c’était le capitaine, d’autant plus qu’il lui trouva le maintien d’une personne accoutumée au commandement. « Il faut d’abord, lui dis-je, que nous chantions une chanson suisse, en faisant de grands gestes, après quoi nous prononcerons quelques mots en mauvais anglais, et nous verrons ce qui en résultera. »

Nous nous approchâmes donc encore un peu du bâtiment et nous entonnâmes à tue-tête une chanson dans les paroles de laquelle, certes, aucun Européen n’aurait reconnu un langage civilisé. Le capitaine et quelques personnes qui se montrèrent auprès de lui commencèrent alors à faire attention à nous ; ils secouèrent des mouchoirs blancs et ouvrirent les mains, comme pour nous faire voir qu’ils n’étaient pas armés. Comme nous hésitions encore à nous rendre à son invitation, le capitaine prit le porte-voix et nous demanda qui nous étions, d’où nous venions et comment s’appelait cette côte. Je répondis à plusieurs reprises, aussi haut qu’il me fut possible : English men, good men ! sans entrer dans plus de détails et en tenant toujours les yeux attachés sur le navire.

Les hommes qui entouraient le capitaine le traitaient avec beaucoup de respect, et nous ne voyions rien qui indiquât du désordre ou de l’ivresse. On nous montra du drap rouge, des haches, des clous et autres objets servant au commerce d’échange avec les sauvages. En réponse, je leur faisais voir nos harpons, comme pour dire que nous n’avions rien à leur offrir. À la fin ils nous demandèrent des pommes de terre, des noix de coco, des figues et autres fruits, à quoi je répondis : « Yes, yes, much, much ! » et, comme je voyais que Fritz commençait à avoir de la peine à garder son sérieux, je l’engageai à reprendre au plus tôt le large, ce que nous fîmes sur-le-champ ; et, quand nous fûmes assez éloignés pour que l’on ne pût plus nous voir, nous nous livrâmes à toute notre gaieté et à la joie que nous éprouvions de nous retrouver de nouveau parmi les hommes. En arrivant dans la baie du Salut, nous déchargeâmes nos fusils et nos pistolets, signal convenu pour annoncer notre succès à nos amis, qui nous répondirent, de leur côté, par quelques décharges d’armes à feu, après quoi nous courûmes nous jeter dans les bras les uns des autres.

Quand nous eûmes répondu aux premières questions et satisfait à la première curiosité, nous tînmes conseil sur ce qu’il fallait faire, et nous nous décidâmes à nous embarquer tous ensemble sur notre grande pinasse et à nous rendre en cérémonie auprès du yacht, à l’équipage duquel nous ne dirions point que nous l’avions déjà vu. En attendant, je ne saurais peindre toute l’agitation que causa parmi nous cet événement, surtout quand on vint à considérer sous toutes leurs faces les résultats probables qu’il pourrait avoir. Déjà nos enfants croyaient que nous allions nous embarquer tous pour retourner en Europe. Quant à moi, en ma qualité de patriarche, j’avais bien de la peine à prendre une résolution sur le parti qu’il fallait suivre, et je ne savais jusqu’à quel point il serait prudent, de ma part, de ramener ma petite colonie soit en Europe, soit dans quelque grande possession européenne. Je finis cependant par me dire qu’il était absurde de me tourmenter ainsi avant d’avoir visité le bâtiment inconnu.

La journée suivante se passa tout entière dans les travaux de gréement de notre pinasse, dans l’arrangement de nos habits et de nos armes, et dans le choix des fruits et des légumes que nous voulions emporter avec nous pour les offrir au capitaine. Ce ne fut même que le surlendemain que nous pûmes nous mettre en route, toujours précédés de Fritz dans son caïak, qui nous servait de pilote, mais qui, pour cette occasion extraordinaire, avait endossé le costume d’un officier de marine.

Ce fut ainsi que nous entreprîmes une expédition bien importante pour notre avenir, et de laquelle allait dépendre, selon toute apparence, notre réunion définitive avec nos semblables, ou la douleur d’une espérance perdue peut-être pour jamais.

Aussi éprouvai-je un grand serrement de cœur quand, après avoir doublé le dernier promontoire, je vis de nouveau le yacht anglais. Fritz était monté sur notre bord, et toute ma famille tenait les yeux fixement attachés sur le navire étranger. Je fis sur-le-champ hisser le pavillon anglais, et je plaçai ma pinasse de façon à pouvoir facilement, selon l’occurrence, entrer en communication amicale avec le yacht ou bien nous défendre contre son attaque.

L’étonnement de l’équipage du yacht en nous voyant entrer ainsi fièrement dans la baie ne saurait se décrire ; j’avoue même que, si nous avions été des pirates déguisés, nous n’aurions pas eu beaucoup de peine à nous emparer du bâtiment. Mais la joie, le bonheur, la cordialité, ne tardèrent pas à remplacer, de part et d’autre, l’étonnement. Je montai avec Fritz dans la petite chaloupe que nous traînions à la remorque, et sur laquelle j’arborai un drapeau blanc en signe d’amitié.

Le capitaine nous reçut avec la franchise d’un marin, nous fit entrer dans sa chambre, où il nous présenta du vieux vin de Constance, et nous demanda ensuite à quelle heureuse circonstance il devait la satisfaction de voir flotter le pavillon anglais sur une plage inconnue où il ne s’était attendu à trouver que des sauvages.

Je racontai de nos aventures tout ce que je jugeai convenable d’en dire, et j’appuyai principalement sur la présence de miss Jenny parmi nous, jugeant que la fille d’un officier anglais inspirerait au commandant du yacht plus d’intérêt qu’une famille suisse tout entière. Il nous dit en réponse que le nom de Montrose ne lui était pas inconnu, et qu’il savait qu’avant son départ d’Angleterre le colonel était heureusement arrivé à Portsmouth. Quant à lui, il s’appelait Littlestone ; il était lieutenant de la marine royale, et commandait le yacht la Licorne, avec lequel il se rendait de Sydney au cap de Bonne-Espérance. Ses ordres portaient en outre de chercher, par tous les moyens, à obtenir des renseignements sur le sort du brick la Dorcas, dont le maître d’équipage et trois matelots s’étaient presque miraculeusement sauvés à Sydney. Il ajouta que quand il avait, à sa joie inexprimable, entendu nos deux coups de canon, les croyant tirés par quelques hommes de l’équipage de la Dorcas, il s’était mis sur-le-champ en devoir d’aller à leur recherche ; mais que la tempête qui nous avait retenus deux jours chez nous lui avait fait courir les plus grands dangers et l’avait forcé à entreprendre de grandes réparations à son navire, avant de pouvoir pousser plus loin ses investigations. D’ailleurs, plusieurs hommes de son équipage étaient malades, et, entre autres, un mécanicien fort habile qui s’était embarqué sur son yacht, comme passager, avec sa femme et ses deux filles, et qui avait absolument besoin de l’air de la terre pour se rétablir.

Quand le capitaine eut achevé son récit, je l’invitai à venir à son tour à bord de ma pinasse, ce qu’il accepta très-volontiers. Je ne décrirai point sa visite ni sa présentation à ma femme et à miss Jenny ; il suffira de remarquer que la plus douce familiarité ne tarda pas à régner entre nous, et que nous prîmes la résolution de passer la soirée dans la baie, où le capitaine Littlestone fit dresser trois nouvelles tentes pour notre usage. Là nous fîmes connaissance avec le mécanicien, M. Wolston, et son aimable famille, qui se composait de sa femme et de deux filles dont l’une était âgée de quatorze ans et l’autre de douze ans. Miss Jenny surtout fut enchantée de voir ces deux jeunes personnes, pour qui, dès la première vue, elle sentit une amitié de sœur.

Je passai la nuit à me consulter avec ma femme sur les projets que nous devions former pour l’avenir. À la vérité, le capitaine ne nous avait fait encore aucune proposition, et nous ne savions pas s’il serait le moins du monde disposé à nous emmener avec lui, quand même nous le désirerions ; toutefois nous croyions devoir préparer d’avance la réponse que nous lui ferions si le cas se présentait. De part et d’autre, nous éprouvions des sentiments secrets que nous ne savions comment exprimer. Que l’on juge, d’après cela, quelle fut ma joie lorsque je découvris que ma fidèle compagne formait en secret les mêmes vœux que moi ! À quoi bon retourner dans notre patrie, que nous avions volontairement quittée tant d’années auparavant ? Pourquoi ne pas finir nos jours dans cette île où nous avions été si heureux ? Je le désirais, et ma femme ne demandait pas mieux, seulement elle voulait garder auprès d’elle deux de ses fils ; elle consentait à envoyer les deux autres en Europe, pourvu qu’ils s’engageassent à chercher quelques femmes honnêtes qui voulussent venir habiter avec nous notre colonie, à laquelle nous devions donner le nom de Nouvelle-Suisse.

D’accord là-dessus, nous convînmes que nous en parlerions au capitaine Littlestone, et en même temps que nous ferions hommage à l’Angleterre de notre île. Mais ce qui nous embarrassait encore, c’était de savoir lesquels de nos fils partiraient et lesquels resteraient avec nous. Les motifs se balançaient pour chacun d’eux. Nous ne savions pas non plus quel parti prendre au sujet de miss Jenny. Après y avoir bien réfléchi, nous crûmes plus sage d’attendre deux ou trois jours, sans faire part à personne de nos projets, et, dans l’intervalle, de diriger les choses de telle façon, que deux de mes fils exprimassent d’eux-mêmes le désir de rester avec nous, après quoi les deux autres pourraient accompagner le capitaine Littlestone en Europe, pourvu qu’il voulût les prendre. Or, dès le lendemain, les circonstances amenèrent d’elles-mêmes la manifestation que nous voulions provoquer. Nous avions décidé pendant le déjeuner que le capitaine, son pilote et un aspirant de marine viendraient nous visiter à Felsheim, et qu’en même temps le mécanicien malade y serait transporté, dans l’espoir que le bon air et nos soins contribueraient à lui rendre la santé. Ce voyage fut réellement une partie de plaisir ; le bonheur et l’espérance remplissaient tous les cœurs. Fritz et Jack obtinrent la permission d’aller en avant pour nous recevoir.

Je n’essayerai pas de peindre la surprise des Européens lorsque, en entrant dans la baie du Salut, notre maison, notre jardin, nos divers établissements, frappèrent à la fois leurs regards. Cette surprise fut au comble lorsqu’ils s’entendirent saluer de onze coups de canon et qu’ils virent le grand pavillon anglais sur le sommet du rocher de l’île du Requin.

Le débarquement offrit une nouvelle scène de ravissement ; de tous côtés on ne voyait qu’hommes et animaux. Chacun cherchait à satisfaire sa curiosité, à adresser des questions ou à y répondre. Pendant ce temps, le pilote et moi nous portions M. Wolston dans une charrette ; ma femme se chargea de le soigner. Le dîner fut court ; car nous voulions aller avant la fin du jour à Falkenhorst, et d’ailleurs aucun d’entre nous n’avait l’esprit assez en repos pour se livrer aux plaisirs de la table. Ce ne fut que le soir, et au retour de Falkenhorst, qu’un peu de tranquillité commença à régner parmi nous. Miss Wolston saisit cette occasion pour exprimer le désir de rester dans l’île jusqu’à ce que la santé de son mari fût entièrement rétablie, et de garder avec elle sa fille aînée, qui n’était pas non plus très-forte, tandis que la cadette irait au cap de Bonne-Espérance retrouver son frère, qui y était établi, et qu’elle ramènerait auprès de nous, si nous voulions le permettre. Je répondis que cet arrangement comblerait tous mes vœux, et je crus l’occasion favorable pour faire connaître l’intention que ma femme et moi nous avions prise de ne plus quitter la Nouvelle-Suisse. À ces mots, un cri général s’éleva de : « Vive la Nouvelle-Suisse ! » auquel Ernest ajouta : « Et vivent tous ceux qui y veulent rester à jamais ! »

L’occasion était favorable, et, le capitaine ayant annoncé que le mécanicien Wolston, en quittant son navire avec sa femme et sa fille, y laissait trois places libres, tout s’arrangea bientôt. Il fut décidé que Fritz, François et Jenny partiraient pour l’Europe, et qu’Ernest et Jack, qui ne demandaient pas mieux, resteraient avec nous.

Combien d’émotions diverses agitaient tous les cœurs ! Aussi chacun s’empressa-t-il de se retirer dans la chambre que ma femme lui avait assignée, pour s’y livrer en repos à ses réflexions ; nous sentions tous que nous nous trouvions à la veille d’événements qui allaient changer notre existence. Quant à moi, je m’étais délivré d’un poids énorme, et je remerciai le ciel de m’avoir tiré de toutes ces difficultés.

Dès le lendemain commencèrent les préparatifs de départ, et vous pouvez penser que tout prit chez nous un air de presse et d’occupation. Ma femme apprêtait le trousseau des jeunes voyageurs, tandis qu’un combat de générosité s’éleva, entre ceux qui s’en allaient et ceux qui restaient, pour le partage des divers objets qui jusqu’alors avaient été possédés en commun. Miss Jenny emporta, comme de raison, tout ce qu’elle avait eu à la Roche fumante, et je remis à Fritz et à François leur part des perles, du corail, des noix muscades, de vanille, de curiosités naturelles ; en un mot, de tout ce qui pouvait avoir quelque prix dans les pays où ils se rendaient. Je leur donnai, en outre, une certaine quantité de ce qui nous restait, afin qu’ils eu disposassent pour notre compte et qu’ils nous envoyassent en retour les productions de l’Europe dont nous pourrions avoir besoin. Je fis aussi quelques échanges avec le capitaine Littlestone, à qui je confiai tous les objets précieux que nous avions recueillis sur le bâtiment naufragé, en le priant de s’informer s’il existait encore des parents de ceux à qui ces objets avaient appartenu, et, dans ce cas, de les leur faire tenir.

La veille de la pénible séparation, personne ne voulut montrer de faiblesse ; nous invitâmes le capitaine et tous les officiers du yacht à un souper d’adieux. Au dessert, je fis placer sur la table, dans une corbeille de fleurs, le Journal de nos aventures sur les côtes de la Nouvelle-Suisse, et je le recommandai à mon honnête Fritz, à mon prudent François, à tous les assistants, et les priai de le faire imprimer à leur arrivée en Europe, en supprimant tout ce qui leur paraîtrait inutile ou trop long.

« J’espère, dis-je, que le récit de nos aventures pourra avoir quelque intérêt pour les lecteurs. Ce Journal n’a été écrit que dans le but d’être utile à mes enfants ; mais il offrira un sujet d’instruction à ceux des autres : les enfants se ressemblent plus ou moins partout, et mes quatre fils offrent certainement les portraits d’une foule d’autres jeunes gens qui se rencontrent en tous lieux. Je me croirai heureux si mon récit peut démontrer aux jeunes gens les résultats avantageux de la réflexion, des connaissances acquises, d’un travail assidu, de l’union domestique, de l’obéissance filiale, de l’amour paternel. Je sais que notre situation a été si étrange, qu’elle ne peut guère servir d’exemple à suivre pour les autres hommes ; il me semble toutefois qu’ils peuvent en conclure que trois choses nous ont surtout été utiles dans nos plus pénibles embarras : d’abord une confiance sans bornes en Dieu, puis une activité qui ne s’est jamais ralentie, et enfin quelques connaissances, quoique pour la plupart acquises par hasard ; ce qui prouve qu’il ne faut jamais dire : À quoi cela peut-il être utile ? »

Mais la nuit avance. Demain matin, je remettrai encore à mon fils aîné ce chapitre que j’achève ; puisse Dieu l’accompagner et nous protéger tous ! Salut, Europe ! salut, vieille Suisse ! que la nouvelle soit un jour florissante comme je t’ai vue dans ma jeunesse !

fin