Aller au contenu

Le Robinson suisse/XX

La bibliothèque libre.
Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 185-192).

CHAPITRE XX

Je commence à construire ma pirogue avec l’écorce d’un chêne. — Le pin de la Virginie ou pin à trois feuilles. — Nous mettons une partie de notre demeure à l’abri de l’invasion des buffles au moyen d’une palissade et de retranchements. — La cabane de l’Ermitage. — J’achève la pirogue. — Le jeune taureau. — Comment les Cafres dressent leurs taureaux combattants et gardiens. — Les tapis de poil de chèvre. — Nos occupations pendant la saison des pluies : la musique, le tour, l’escrime, la danse, les exercices gymnastiques.


La seconde métairie achevée, je me mis de nouveau à la recherche d’un arbre propre à faire une pirogue ; je trouvai enfin une sorte de chêne à glands plus petits que ceux de l’Europe, à écorce plus serrée et assez semblable à du liège, à tronc droit et dépourvu de branches. Je me décidai pour cet arbre ; il avait environ dix-huit à vingt pieds de haut sur cinq pieds de diamètre dans sa moyenne grosseur.

Ce n’était pas, on le pense bien, une chose facile que d’enlever tout d’une pièce un morceau d’écorce d’une pareille dimension. Après avoir attaché aux premières branches notre échelle de corde, Fritz put scier en rond assez commodément l’écorce jusqu’à l’aubier ; j’en fis autant, de mon côté, à la base du tronc ; puis nous enlevâmes perpendiculairement d’un cercle à l’autre une bande large de deux ou trois doigts, et nous pûmes alors séparer l’écorce de l’arbre avec des coins de fer ; grande fut notre joie quand nous l’eûmes posée entière, sans la moindre brisure, sur l’herbe ; pendant qu’elle était fraîche et flexible, nous nous mîmes à la travailler. Mes fils pensaient qu’il suffisait d’attacher un morceau de planche à chaque extrémité, pour en faire une chaloupe ; moi, je voulais quelque chose de plus élégant, de plus gracieux et de plus léger.

Je fis d’abord avec ma scie une fente d’environ cinq pieds à chaque bout du rouleau, dans le sens de la longueur, et je rejoignis les deux parties ainsi séparées en les croisant l’une sur l’autre. Elles prirent, de cette manière, l’une la forme d’une proue, l’autre d’une poupe. Les clous, le goudron et la corde furent employés à cet effet ; à l’aide de forts bâtons, placés en travers à égale distance, je maintins un écartement suffisant entre les bords de la pirogue ; mais il me manquait, pour l’achever, plusieurs choses indispensables : j’envoyai donc de nouveau Fritz et Jack à Falkenhorst, chercher notre petite charrette, sur laquelle je voulais transporter à notre domicile ma pirogue afin de la terminer à loisir.

Ils partirent, comme la première fois, montés, l’un sur l’onagre, l’autre sur le buffle, emmenant de plus maître baudet, qui devait être attelé à la charrette.

En leur absence, j’allai avec Ernest dans les environs, couper de grosses racines d’arbre, dont j’avais besoin pour doubler intérieurement ma pirogue et en maintenir les côtés droits et relevés. Nous trouvâmes, en même temps, le pin de la Virginie ou pin à trois feuilles, dont la résine épaisse est préférable pour le calfat. Ma femme et le petit François nous aidèrent à en récolter une grande quantité. Quand nous arrivâmes à la métairie, mes fils étaient déjà de retour avec la charrette ; mais nous ne pouvions songer à nous mettre en route, car la nuit approchait. Après le souper, chacun se coucha.

Le lendemain, dès l’aube, nous posâmes avec précaution notre pirogue inachevée sur la charrette, ainsi que les courbes et les provisions de résine ; avant de partir, j’arrachai aux environs une douzaine de jeunes arbres, que je voulais ajouter à nos plantations de Zeltheim. Depuis quelque temps déjà j’avais l’intention de construire une sorte de fortification ou de palissade entre la rivière principale de l’île et la plaine des Buffles, et de laisser, du côté opposé à nos domaines, un couple de nos porcs s’établir en paix dans un endroit où nous n’aurions rien à craindre d’eux pour nos plantations.

Ce dessein me décida à prendre la route du champ de bambous. Je les trouvai énormément grossis. J’en abattis un pour servir de mât à notre pirogue, et un grand nombre d’autres pour faire la palissade projetée. Nous creusâmes d’abord, à égale distance des rochers et de la rivière, un fossé où l’eau fut amenée par une rigole, et entre ce fossé et la rivière nous établîmes notre palissade de bambous entrelacés dans de grosses branches d’arbres fichées en terre ; de chaque côté, nous plantâmes des arbrisseaux épineux et des palmiers nains formant haie vive ; ça et là furent creusées quelques fosses à loups, que nous recouvrîmes de planches et d’herbe. Nous ne nous ménageâmes qu’un sentier fort étroit ; pour franchir le fossé, je construisis un pont mobile nommé le pont de la Famille, et j’élevai une petite cabane d’écorces pour nous servir de campement : elle reçut le nom d’Ermitage. Ces travaux nous demandèrent cinq à six jours.

On ne s’arrêta à Falkenhorst que le temps nécessaire pour renouveler les provisions de notre volaille et prendre des outils ; le jour même, nous arrivâmes à Zeltheim, où je voulais finir ma pirogue dans le voisinage de la mer. On ne saurait s’imaginer ce que coûte le travail d’une embarcation, même la plus simple et la plus ordinaire, quand on veut l’établir solidement. Il fallut d’abord la doubler à l’intérieur de côtes de bois, la garnir d’une quille ; puis attacher des anneaux pour les rames et les câbles, fixer le mât, poser les bancs des rameurs, mettre enfin le gouvernail. Je terminai [ma besogne en goudronnant la machine en dedans et en dehors ; pour lest j’établis un pavé de pierres liées ensemble par de l’argile et que je recouvris d’un plancher solide. Déjà nous parlions de mettre notre pirogue à l’eau, quand l’idée me vint de lui faire une ceinture d’outrés gonflées d’air, bien goudronnées, et retenues par de fortes cordes ; ces vessies me permettraient, au besoin, de doubler la charge de mon léger bâtiment.

Maintenant notre flotte était au grand complet : pinasse et pirogue ! que pouvions-nous désirer de plus ?

J’ai oublié de dire que, quelques semaines avant notre départ pour l’établissement des deux colonies, notre vache nous donna un veau, auquel je perçai les narines connue au buffle afin de le dompter ; ce jeune taureau, très-vigoureux, commençait déjà à porter une petite selle.

« Que voulez-vous donc faire du taureau ? me demanda Fritz ; il est si brave et si courageux, qu’il me semble que nous pourrions facilement le dresser au combat, comme font les Cafres. »

Ma femme, qui entendit ces paroles et qui avait lu autrefois quelques descriptions des combats de taureaux en Espagne, s’écria que nous ne devions pas, nous, donner de pareils spectacles dans notre île.

« Il y a beaucoup de différence, lui dis-je, entre les combats de taureaux des Espagnols et ceux dont parle Fritz. Les Cafres ne dressent leurs taureaux que dans un but utile : pour défendre leurs troupeaux exposés sans cesse aux attaques des tigres, des panthères, des lions et d’autres animaux féroces très-communs en Afrique. Dès que le taureau gardien et combattant devine, par instinct, l’approche d’un de ces terribles ennemis, il avertit les vaches par un beuglement particulier, et les fait se ranger en cercle, les veaux au milieu ; toutes présentent leurs têtes cornues à l’assaillant, pendant que le taureau se précipite sur lui, le tue ou le force à s’éloigner, à moins que ce ne soit un lion, qui ne recule jamais ; alors le taureau n’a d’autre parti que de sacrifier généreusement sa vie au salut général. Les Cafres sont divisés en tribus souvent en guerre les unes contre les autres ; les troupeaux suivent toujours leurs maîtres ; les taureaux, qui forment l’avant-garde, décident assez souvent de la victoire. Le conseil de Fritz n’est donc pas mauvais. Allons aux voix. » On approuva à l’unanimité l’idée émise par le fils aîné. Restait à savoir lequel d’entre nous serait particulièrement chargé de former le taureau à sa destination militaire. J’avais pensé d’abord à l’instruire moi-même, chacun de mes enfants ayant déjà un élève, à l’exception du petit François. Comme je craignais que, restant toujours près de sa mère et un peu gâté par elle, il ne devînt trop délicat, je saisis cette occasion d’animer son courage.

« Mon ami, lui dis-je, serais-tu content si je te confiais le taureau à élever ? » Les beaux yeux bleus de l’enfant s’animèrent. « Ô papa ! me répondit-il, que vous me feriez plaisir ! Je me rappelle très-bien l’histoire de l’homme appelé Milon, qui, ayant commencé par porter un veau sur ses épaules et s’étant obligé à le porter ainsi tous les jours, devint si fort par cet exercice, qu’il put porter plus tard le veau devenu bœuf. Je ne saurais, je l’avoue, en faire autant, car le veau est déjà beaucoup plus gros que moi ; mais je puis l’accoutumer à recevoir mes soins, à m’aimer, à m’obéir ; et, quand il sera tout à fait grand, il me reconnaîtra toujours et je ne le craindrai pas ; alors, moi aussi, je serai grand et fort.

moi. — Tu ne dois pas t’attendre, mon ami, à ce que tes forces croissent dans les mêmes proportions que celles du taureau. L’homme, destiné à vivre plus longtemps que la plupart des animaux, se développe aussi plus lentement ; dans un an tu ne seras encore qu’un garçon assez faible, et ton taureau sera déjà très-vigoureux ; mais tâche seulement, comme tu le dis, de l’accoutumer à toi et de lui apprendre à t’obéir.

françois. — Je veux aussi monter sur lui, comme Jack monte sur son buffle ; ce sera un solide cheval.

fritz. — Quel nom lui donneras-tu ?

françois. — Je l’appellerai Vaillant : ce nom lui portera bonheur dans les combats.

jack. — Ceci me fait souvenir que je dois donner un nom à mon buffle : dorénavant dont je rappellerai Sturm (Tempête). Ne sera-ce pas beau de dire : Voilà Jack qui arrive sur la Tempête ! »

Dès ce jour François ne voulut plus permettre à personne de toucher à son veau. Il l’embrassait, le caressait, le conduisait partout avec lui, lui apportait de la nourriture et partageait même avec lui son pain. L’animal ne tarda pas à s’attacher à son jeune maître.

Comme il nous restait encore deux mois avant la saison des pluies, nous les employâmes à travailler à notre grotte de sel pour en faire une demeure aussi agréable que possible ; les cloisons qui séparaient nos chambres entre elles étaient en planches, mais celles qui séparaient nos chambres de l’écurie et de l’étable étaient en pierre, la pierre interceptant mieux l’odeur. Les embellissements intérieurs furent réservés pour notre passe-temps d’hivernage. Pendant que nous nous occupions de la maçonnerie et de la charpente, ma femme, aidée de François, nous fabriquait des tapis de poil de chèvre destinés à couvrir le plancher un peu froid de nos appartements.

Je crois que le lecteur me pardonnera de lui dire quelques mots sur la fabrication de nos tapis. D’abord nous étendions le poil de chèvre et un peu de laine de nos brebis sur ai grands morceaux de toile à voile cousus ensemble par ma femme ; nous versions dessus de l’eau chaude tenant en dissolution de la colle de poisson ; puis nous roulions la toile ; nous la battions à coups redoublés avec des franches. À force de recommencer ces opérations, il se forma un feutre assez ferme et assez flexible.

Les pluies arrivèrent ; mais cette fois elles ne nous occasionnèrent aucun effroi ; au contraire, nous les désirions presque pour commencer nos travaux sédentaires. Nous étions d’autant plus sensibles à toutes nos jouissances, que nous nous rappelions mieux ce que nous avions souffert l’année précédente. Quel bonheur de posséder maintenant une demeure saine, éclairée, commode, remplie de provisions pour nous et pour notre bétail ! que j’étais heureux de voir ma femme travailler au milieu de sa famille avec son rouet ou à son métier de tisserand fabriqués par moi, tant bien que mal ! Elle nous tissa une étoffe moitié laine, moitié coton, pour nos vêtements, et de la toile pour des chemises et des draps.

Je parvins à me faire à moi-même un tour avec une petite roue de canon ; je pourvus le ménage de quelques ustensiles et de quelques meubles. Mes fils m’imitèrent, et le penseur Ernest ne tarda pas à se montrer plus habile tourneur que moi ; il donna à sa mère de très-jolis objets. Le soir, à la lueur de nos lampes et de nos bougies, nous jouissions d’une illumination plus belle que celle du palais des rois, grâce aux cristaux de la voûte, aux colonnades et aux portiques naturels qui répétaient des milliers de fois avec des éclats de toutes couleurs les flammes de nos lumières. Nous avions même des concerts. Comme Jack et François montraient des dispositions pour la musique, je leur fis, avec des roseaux, de petits flageolets sur lesquels ils purent accompagner leur mère, dont la voix était très-douce et très-mélodieuse. Plus tard, je leur donnai des leçons de danse et d’escrime ; mais jamais je ne laissai passer un seul jour sans qu’ils consacrassent une ou deux heures aux exercices gymnastiques, si nécessaires au développement des forces corporelles.

Vous voyez que nous étions des gens assez civilisés. Loin de la société des hommes nos semblables, condamnés peut-être pour le reste de notre vie à rester dans cette ile déserte, nous avions pourtant tout ce qui est nécessaire à l’existence. Actifs, laborieux, sains de corps et d’esprit, nous n’éprouvions point les ennuis ni les tristesses de l’oisiveté. Les sentiments les plus vifs de nos cœurs étaient une tendresse réciproque les uns pour les autres, et une reconnaissance infinie envers Dieu, qui nous donnait des marques si visibles de sa providence.