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Le Robinson suisse/XXXIII

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 330-342).

CHAPITRE XXXIII

Inquiétudes de ma femme. — Retour des enfants. — Leurs exploits. — Nouvelle invention pour le dépouillement des peaux d’animaux. — Fabrication de foulons. — Nouveau système de récolte d’après les méthodes italiennes.

À mon retour, je trouvai ma femme fort inquiète : elle craignait qu’il ne fût arrivé quelque accident aux absents. Cette bonne mère avait pour toute la famille une sollicitude telle, qu’elle voulait savoir sans cesse où était chacun de nous. Le moindre retard lui causait de véritables tourments. Je cherchai à la rassurer en lui faisant observer que ses enfants commençaient à grandir et à se fortifier ; que Fritz, particulièrement, était presque un jeune homme, et qu’il fallait lui pardonner si quelquefois, par ce besoin de liberté si naturel à son âge, il oubliait de nous demander l’autorisation de s’éloigner un peu. « J’aime à croire, lui dis-je en finissant, qu’aucun d’eux ne court de dangers. Je mets ma confiance en la Providence céleste, sachant bien qu’elle pourra les protéger plus efficacement qu’une armée entière. S’ils veulent quelque chose, ajoutai-je, ce sera un bon repas à leur retour ; car ils n’ont pas emporté de provisions, et je crois qu’ils apprécieront d’autant mieux notre cuisine, qu’ils auront été obligés, pendant la journée, de se contenter de ce qu’ils auront trouvé. » Ces paroles rendirent un peu de calme à notre chère ménagère, qui se mit aussitôt à préparer, pour en faire le rôti, un des cochons que j’avais apportés. Ernest et moi, pendant ce temps, vidions les deux autres, qui furent dépecés et salés. Je recommandai à ma femme de laisser plus longtemps son rôti dans la saumure et d’avoir soin de l’arroser de graisse d’oie et de beurre fondu, comme nous faisions pour nos pigeons. Après ces préparatifs préliminaires, il fut placé dans le four, où il ne tarda pas à exhaler une odeur des plus appétissantes.

Vers le soir seulement, nous vîmes arriver Jack, monté sur son autruche. Ses deux frères le suivaient d’un peu loin ; ils portaient tout le butin de la journée, car le coursier de maître Jack n’avait pas une selle disposée de façon à pouvoir soutenir des fardeaux. Ce butin, d’ailleurs, était considérable ; il remplissait deux sacs chargés sur le dos de l’onagre et du taureau. Nous examinâmes vite leur contenu ; il se composait de quatre animaux du genre de ceux que nous avions nommés bêtes à bec d’un singe, d’un kanguroo, d’une vingtaine d’ondatras, de plusieurs rats d’une autre espèce que je crus reconnaître pour appartenir à la famille du castor moschatus, à cause de sa trompe cartilagineuse, et enfin de deux lièvres à longue queue, que je regardai comme étant des tolaï. De plus, Fritz avait ramassé un fort paquet de grands chardons qu’il supposait pouvoir m’être utiles ; mais notre attention, fixée tout entière sur les animaux, nous les fit d’abord négliger. La voix perçante de Jack domina bientôt les cris de joie et les félicitations de chacun ; il pariait plus haut que tout le monde réuni.

« Oh ! papa, disait-il, quel admirable coureur que mon autruche ! On se sent emporté avec la rapidité du vent ! c’est au point que l’air me coupait la figure et que j’étais souvent obligé de fermer les yeux. Papa, il faut que vous me fassiez un masque de verre qui me permette de diriger ma monture sans crainte d’être aveuglé ou de perdre la respiration. — Non, mon enfant, répondis-je, je ne t’en ferai pas.

— Pourquoi non ? Je vous assure que j’en aurais grand besoin.

— Je ne dis pas le contraire ; mais je dois le faire remarquer que tu prends un ton bien singulier pour demander ce que tu désires : Il faut que vous me fassiez. Ne dirait-on pas que nous sommes à tes ordres ?

— Oh ! papa, ce n’était pas ma pensée ; je voulais vous prier d’être assez bon pour me confectionner un masque.

— À la bonne heure ! Ainsi présentée, ta demande est respectueuse et convenable ; mais je n’en persiste pas moins dans mon refus. Jusqu’à présent, vous vous êtes trop facilement habitués à me regarder comme le fournisseur général de toute la colonie ; il est bon que vous vous chargiez vous-mêmes désormais du soin de vous procurer ou de vous confectionner les instruments et les objets qui vous manquent. Ainsi donc, si tu veux un masque de verre, tu le feras toi-même. »

Cette remontrance rabattit un peu le caquet de M. Jack, qui laissa, un moment, la parole à ses frères.

« Oui, disait Fritz, nous rapportons un bon nombre de peaux de bêtes qui, dans le commerce, seraient très-appréciées. Mais nous abandonnons à papa tous nos droits à leur propriété, en échange d’un verre de muscat de Felsheim, Nos prétentions ne sont pas exorbitantes.

— En effet, repris-je, j’achète là une cargaison de fourrures à bon marché. Aussi je m’empresse de consentir à votre proposition.

— Moi, reprit François, je ne demande pas mieux que d’abandonner aussi ce qui me revient ; mais, pour l’instant, je préférerais l’échanger contre un bon rôti que contre un verre de vin. La nourriture de sauvages dont nous nous sommes contentés aujourd’hui peut avoir son charme pour un amateur de l’imprévu ; moi, j’aime mieux, je l’avoue, notre cuisine européenne. — Allons, afin de contenter tout le monde, dis-je alors, l’annonce, pour ce soir, des viandes apprêtées à l’européenne et du vin des colonies. Il y en aura pour tous les goûts. Mais, avant d’aller nous mettre à table, que chacun de vous s’occupe de sa monture : un bon cavalier ne doit penser à manger lui-même que quand son cheval a son râtelier rempli. »

Quand ces opérations préliminaires furent terminées, je pris Fritz à part et le grondai un peu d’avoir emmené ses frères avec lui et d’être parti lui-même sans nous prévenir de la durée de cette absence. Je lui parlai des inquiétudes qu’avait éprouvées sa mère, et le pauvre enfant reconnut si vite ses torts, qu’il alla se jeter au cou de ma femme en lui demandant pardon et en lui promettant que cela n’arriverait plus.

Cet élan affectueux de mon aîné réjouit tellement le cœur maternel, que notre bonne ménagère anima tout le souper par ses saillies pleines de gaieté et de bonne humeur. Elle nous annonçait chaque mets avec une gravité tout à fait comique.

« Ceci, messieurs, est un cochon de lait européen, déguisé en marcassin d’Amérique ; il a perdu sa tête à la bataille ; mais, comme certains individus de ma connaissance, il en avait peut-être si peu, que nous ne devons pas la regretter. À côté, vous voyez encore une salade d’Europe, bien qu’elle ait été plantée et cueillie aux antipodes. Voici également des beignets de cassave qui valent bien des beignets de pommes. En face est ma gelée hottentote, dont la vieille mère Thétis a fourni les principaux éléments. Enfin, pour arroser tout cela, nous avons notre hydromel, ou plutôt notre muscat, dont le parfum suffit pour embaumer la table. »

Les plaisanteries de ma femme et la vue d’un bon repas mirent tout le monde en joie. Le petit François, se souvenant sans doute de ses habitudes de marmiton, ne tarissait pas d’éloges sur le cochon, et, pour l’obliger à se taire, je fus obligé de lui faire remarquer qu’en parlant toujours il oubliait de manger, et que, grâce à l’appétit de ses frères, il serait forcé peut-être de se contenter d’apprécier la bonté du plat par les yeux et le nez, sans y porter les dents. À ces mots, le petit bonhomme se mit à jouer des mâchoires avec une telle rapidité, qu’on voyait qu’il avait hâte de rattraper le temps perdu.

Quand la faim de mes enfants fut un peu apaisée, je demandai à Fritz de nous faire le récit de leur expédition. Je lui laisse ici la parole.

« Nous sommes restés toute la journée auprès de la métairie de Waldegg ; c’est là que nous avons fait nos découvertes et abattu notre gibier. Nous avons placé des pièges à rats dans lesquels l’appât se composait de carottes ou de petits poissons. Les ondatras semblaient préférer le légume, mais les autres rats à trompe préféraient l’autre appât, si bien que, pour ne plus perdre de temps, nous nous sommes contentés de dîner avec des racines d’anis et quelques petits poisson » à peine frits.

— Pendant ce temps-là, interrompit Jack, notre singe chassait dans les environs ; il a fait lever, presque sous nos pieds, les deux lièvres, et François lui doit aussi son kanguroo, à qui un coup de fusil bien ajusté a appris vite ce que c’était que la poudre, dont il n’avait probablement pas d’idée.

— Moi, reprit Fritz, je laissai mes frères s’escrimer contre ce gibier inoffensif, et je ramassai le paquet de chardons que vous avez vus ; j’y ai joint quelques plantes nouvelles sur lesquelles vous voudrez bien me dire votre avis. Mais ne voilà-t-il pas qu’au beau milieu de mon paisible travail un singe malavisé vient m’assaillir à coups de noix de coco ; je lui ai envoyé quelques grains de plomb qui Tout fait descendre de son arbre plus vite encore qu’il n’en avait l’habitude. »

Après le souper j’allai examiner les plantes de Fritz. D’abord je trouvai dans les chardomns une carde naturelle telle que j’en désirais pour fabriquer les chapeaux ; parmi les autres végétaux je trouvai deux petits pommiers à cannelle et même quelques vrais canneliers. Ces précieux produits furent remis à ma femme qui les reçut avec grand plaisir, et, le lendemain matin, les planta dans notre jardin.

Il restait à dépouiller le gibier ; mais je dis à mes enfants de me laisser ce soin, car j’espérais arriver à faire la besogne aussi promptement à moi tout seul qu’en nous y mettant tous à la fois. Jack commença par assurer que c’était impossible ; je le laissai parler à tort et à travers : j’avais mon idée.

Parmi les instruments que contenait la caisse du chirurgien du navire, se trouvait une grosse seringue. Je pratiquai une ouverture dans le bouchon du piston, et, au moyen de deux soupapes, je transformai ainsi mon instrument de médecin en une machine de compression. Sans doute elle n’était pas parfaite, mais cependant elle pouvait suffire pour mes projets. Quand je tirais le piston, l’air extérieur cuirait par une des soupapes, et, quand je le poussais, au contraire, il sortait par l’autre avec une certaine violence.

Quand je revins muni de mon instrument, les enfants se mirent tous à éclater de rire, et Jack me demanda, un peu irrévérencieusement, si c’était avec cette arme d’apothicaire que je comptais accomplir mes promesses. « Précisément, » répondis-je. Et, sans rien ajouter, je pris le kanguroo, je le suspendis par les pattes de derrière de façon que sa tête fût à la hauteur de ma poitrine, puis, pratiquant une ouverture au-dessous du cou, j’y introduisis la canule de la seringue et me mis à souffler de toutes mes forces. Au bout de quelques instants le kanguroo s’enfla d’une manière prodigieuse, si bien qu’il ne conserva plus rien de sa forme naturelle. Je continuai à souffler, et je m’aperçus qu’à l’exception de deux ou trois petits endroits, la peau était partout séparée de la chair. Je dis à mes enfants de dépouiller l’animal, et ils furent étonnés de voir que l’opération se faisait toute seule.

« Oh ! c’est charmant ! dit Jack, je demande pardon pour mes doutes de tout à l’heure. Mais comment cela peut-il se faire ?

— Mon Dieu ! c’est bien simple, repris-je, et tous les Groënlandais connaissent ce procédé. Quand ils ont pris un chien de mer, ils l’enflent comme vous m’avez vu faire ; l’animal, ainsi gonflé, surnage sur l’eau : ils peuvent donc l’emmener à la remorque de leur canot et ensuite le dépouiller.

— Mais cela, dit Fritz, ne nous explique pas comment l’insufflation peut séparer la chair de la peau.

— Cela tient à la conformation du tissu cellulaire : entre la chair et la peau se trouvent une foule de petites cases qui contiennent des corps gras ; si elles viennent à se remplir d’air, elles se dilatent d’abord, puis se déchirent, et la peau se détache naturellement. Dans certaines maladies, l’air pénètre ainsi dans le tissu cellulaire et amène un gonflement considérable qui, le plus souvent, se termine par la mort, bien que l’homme semble doué, d’abord, d’une santé d’autant meilleure, que l’air fait rebondir les chairs et leur donne une teinte plus rosée. Les bouchers aussi, dit-on, insufflent souvent de l’air dans la viande pour la faire paraître plus fraîche et plus grasse. »

Après cette explication, je me remis à faire fonctionner ma seringue pneumatique, et, à mesure que je devenais plus exercé, l’opération se faisait plus promptement. C’était une économie de temps considérable : cependant, comme nous avions un assez grand nombre d’animaux, la journée se passa presque tout entière à les dépouiller.

Le lendemain devait être employé à abattre l’arbre que j’avais choisi. Je partis donc de bon matin avec toute ma bande, bien munie de haches, de couteaux, de cordes et de scies. Chemin faisant, je leur montrai les dégâts causés par les cochons et le lieu où ils avaient reçu leur châtiment. Quand nous fûmes arrivés à l’arbre marqué, je fis monter Fritz et Jack au sommet pour abattre les branches les plus longues, afin qu’elles ne s’accrochassent pas dans la chute aux arbres voisins. En même temps ils attachèrent au sommet deux cordes dont les extrémités restées libres furent fixées à une assez grande distance pour n’avoir rien à craindre en cas que nous ne fussions pas maîtres de diriger la chute du tronc. Puis, avec une scie horizontale, mais dont les deux manches étaient perpendiculaires à son axe, nous opérâmes des deux côtés une section un peu inclinée. Ensuite chacun se mit à tirer fortement sur la corde. Bientôt l’arbre craqua, puis, après avoir chancelé un instant, tomba lourdement à terre sans aucun accident.

Nous le sciâmes aussitôt de quatre pieds en quatre pieds. Les branches furent également sciées, et nous obtînmes ainsi des bûches de plus petite dimension dont quelques-unes étaient recourbées ; le reste fut laissé au soleil afin d’être séché avant de servir pour alimenter notre feu.

Ce travail ne s’acheva pas en un jour : nous fûmes obligés d’y revenir le lendemain. J’avais six blocs et une assez grande quantité de bûches droites ou tortues. Je plaçai une de celles-ci au milieu de la surface supérieure de chacun des grands blocs. À l’extrémité je fixai par une entaille une traverse horizontale qui se mouvait comme le fléau d’une balance, et dont une moitié était au-dessus de l’axe. À cette moitié j’adaptai un marteau de forme conique dont la tête revenait aboutir au centre de la grosse poutre, que je creusai un peu dans cet endroit. À l’autre branche du fléau, je plaçai une pelle à puiser, et je diminuai le poids de ce bras de levier de façon cependant qu’en remplissant la pelle d’eau il se trouvât plus lourd que l’autre.

Voici alors la manière dont la machine fonctionnait : quand la pelle était vide, le marteau, plus pesant, la soulevait ; mais, si on venait à la remplir d’eau, alors, au contraire, la pelle, faisant bascule, entraînait le fléau de cette espèce de balance ; mais ce mouvement, en vertu de la forme même de la pelle, la faisait renverser, et le marteau retombait de tout son poids dans la partie creusée au centre. La pelle, revenant à la position horizontale, se remplissait d’eau, soulevait de nouveau le marteau, et le même phénomène avait lieu. Ainsi tout ce qui se trouvait dans la partie creuse était broyé par la chute continuelle du marteau ; mais, comme le grain que nous comptions y mettre eût pu sauter en l’air et les éclats se disperser, je remédiai à cet inconvénient en agrandissant la partie creuse de mon bloc de bois, et j y fis entrer en forçant un peu une des vertèbres de baleine que j’avais mises de côté à notre dernière excursion à l’îlot. Puis, avec les fanons, je fis à ce mortier une sorte de couvercle percé au milieu, juste de la dimension du marteau, en sorte que le grain frappé venait rebondir contre cet obstacle, et ne pouvait s’échapper du réservoir.

Il restait maintenant le soin de faire fonctionner la machine sans être à chaque instant obligé de remplir nous-mêmes la pelle de liquide. J’y arrivai au moyen d’un conduit de bambou qui amenait l’eau du puits précisément à la hauteur de la pelle relevée. D’autres tuyaux plus petits, partant du grand canal, distribuaient de l’eau aux autres pelles ; car il ne faut pas oublier que j’avais fait pour chacun des six blocs de bois l’opération que j’ai décrite pour un. Nous avions donc ainsi six foulons qui travaillaient ensemble sans que nous eussions à les surveiller ; et, comme les conduits d’eau n’étaient pas tous d’égal diamètre, il s’établissait une certaine différence entre le travail de chacun, ce qui faisait tomber comme en cadence les marteaux les uns après les autres. Je remarquai qu’en moyenne ils frappaient trois coups toutes les deux minutes : sans doute c’était peu comparativement aux machines employées dans les pays civilisés ; mais on doit remarquer que l’organisation de la mienne était très-simple, puisqu’elle ne nécessitait l’emploi d’aucun rouage, et, d’un autre côté, comme les machines travaillaient seules, au bout de la journée nous trouvions toujours une bonne partie de besogne faite sans aucune fatigue pour nous.

Le premier essai de ce nouveau système de pilage fut tenté sur le riz, et, le soir, nous reconnûmes avec plaisir que la portion placée dans chacun des six mortiers était complétement débarrassée de la paille, et propre, sans autre préparation, à être employée à la cuisine. Rien, d’ailleurs, ne nous pressait outre mesure, puisque nous ne faisions fonctionner nos foulons que pour notre consommation particulière, et non pour en faire un commerce. Quoique l’opération fût lente, les produits obtenus dans un seul jour étaient toujours plus considérables de beaucoup que ce dont nous avions besoin pour notre entretien quotidien.

Nous avions établi nos moulins près du champ ensemencé de blé, de maïs et d’orge. Je remarquai, tout en travaillant, que nos poulets et nos dindons faisaient de fréquentes excursions dans ce champ, et en revenaient la panse bien remplie. C’est qu’en effet le grain était déjà mûr, bien qu’il ne fût semé que depuis quatre ou cinq mois. Nous pouvions donc désormais espérer deux récoltes par an. Je dis aussitôt qu’il fallait s’occuper de le moissonner ; car d’un moment à l’autre nous devions nous attendre à recevoir la visite des harengs et des chiens de mer. C’était l’époque de leur apparition.

Je décidai que nous expédierions la récolte, quitte à perdre quelques boisseaux de grains, afin d’être en mesure pour tout faire. Ma femme, à ces mots, jeta les hauts cris ; elle prétendait que notre blé et notre orge étaient bien autrement précieux que des harengs, dont il nous restait encore une provision assez importante ; que, d’un autre côté, les pommes de terre et le manioc réclamaient les soins de tous, en sorte qu’avec notre manie pour la pêche nous arriverions à manquer des choses de première utilité. Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître que les observations de ma femme étaient justes ; toutefois il m’en coûtait de laisser passer, sans en profiter, l’occasion de faire une pêche abondante. J’espérais, de plus, que nous ne perdrions pas grand’chose à notre récolte en employant le procédé italien, qui est beaucoup plus rapide. « Quant aux pommes de terre et au manioc, il n’y avait pas d’inconvénient à ce qu’ils restassent quelques jours de plus en terre : ils n’en seraient que plus faciles à récolter. D’ailleurs, nous n’avions pas affaire au sol rocailleux de la Suisse : il suffisait de laisser un petit nombre de germes pour avoir plus tard, grâce à la fécondité du terrain, une abondante récolte. »

Je communiquai toutes ces observations à ma femme, et, pour pouvoir commencer la récolte dès le lendemain matin, je fis immédiatement nettoyer devant la maison une aire en plein vent que je préparai de la manière suivante. Je l’arrosai d’abord avec de l’eau provenant de fumier du bétail. Les enfants ne comprenaient pas trop quels étaient mes projets, mais leur confiance en moi leur faisait exécuter mes instructions avec la plus grande docilité.

Je fis sortir toutes les bêtes de somme et les fis courir sur ce terrain humide, pendant que nous le battions de notre côté avec des avirons et des perches. Quand la chaleur eut séché le sol, je l’arrosai et le battis de nouveau, en sorte que j’eus une esplanade parfaitement dure et unie, dans le genre de celles des granges d’Europe.

Le lendemain matin tous les enfants accoururent, armés chacun d’instruments de labourage, tels que faucilles, fourches et râteaux. Je leur dis d’emporter seulement les faucilles et de laisser le reste ; car nous allions moissonner à l’italienne, et les Italiens sont trop paresseux pour ne pas faire les choses avec moins de peine que les autres peuples.

« Mais comment, dit Fritz, pourrons-nous réunir les gerbes et les rapporter à la maison ?

— Très-facilement, car nous ne ferons pas de gerbes et nous battrons le grain sur place. »

Pour joindre la pratique à la théorie, je montrai alors aux enfants qu’ils pouvaient aisément saisir de la main gauche un certain nombre d’épis et les couper avec la main droite, les attacher avec le premier morceau de paille venu, et les jeter ensuite dans une corbeille. Ce procédé a, de plus, l’avantage de ne pas forcer le moissonneur à rester presque constamment baissé, ce qui est la principale fatigue du métier.

Mes enfants se mirent aussitôt à la besogne. Deux buffles, portant le fameux panier où Ernest avait été tant secoué, furent placés au milieu de nous ; chacun se mit à récolter de son côté, en sorte que, le soir, le panier avait été deux fois rempli et vidé, et que le champ ne contenait presque plus que les pailles des épis. Ma femme seule n’approuvait pas ce système. Il lui était pénible de penser que toute cette paille était perdue, et qu’en outre tous les épis plus bas que la hauteur de la main nous échappaient. Elle ne cessait de murmurer, disant que c’eût été une pitié pour des moissonneurs habitués aux bonnes méthodes de la Suisse de voir un tel gaspillage ; je la consolai en lui promettant que nos bestiaux mangeraient une partie de cette paille sur pied, et que le reste serait rentré avec soin.

Les épis furent apportés sur une aire préparée par moi à l’avance ; alors toutes nos montures, même l’autruche, furent mises en réquisition. Elles foulèrent sous leurs pieds nos épis dont elles séparèrent le grain.

Pour le maïs, nous fumes obligés de le battre différemment, en employant des fléaux qui détachèrent le grain des épis. Le produit obtenu fut aussi très-considérable.

Après avoir fauché, puis labouré le champ, je l’ensemençai de nouveau, mais en ayant soin de faire comme en Europe, où, pour laisser reposer la terre, les laboureurs changent, chaque année, la nature des semences. Ainsi je ne semai que de l’avoine et du seigle avec l’espoir de les récolter avant la mauvaise saison.

Ce fut à cette époque que nous découvrîmes le giroflier et que Fritz tua une vache marine dont la tête et les défenses servirent d’ornements au caïak dont il avait été nommé capitaine.