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Le Roi/L’enfant V

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 36-43).

V


Quand il sut redire les dictons par cœur, on ne lui demanda pas de les expliquer ; ces sentences étaient le dépôt de la philosophie populaire, et le prince semblait trop jeune pour en apprécier le fumet terrien, les grâces plaisantes et la bonne humeur héroïque. Une grande chose, cependant, s’était accomplie : la Race, vivement, venait de traverser ce sol vierge, comme une semeuse ; dans cette petite tête attentive, vingt ans avant la moisson, mille grains étaient tombés qui contenaient en germe tout le mauvais et tout le bon : les divers sens de la vie confuse des provinces, le conte merveilleux d’un peuple.

On espéra qu’il saurait engranger plus tard, ôter de la récolte, comme le paysan de l’Évangile, l’herbe pernicieuse et les épis nuls. Sitôt donc qu’il fut averti, quand se dégagèrent à ses regards, aux lueurs de la connaissance, les directions à choisir, on ne douta pas qu’il prendrait le meilleur sentier, le plus ravineux et âpre, et pour le précipiter plus vite en cette dure grande route de l’honneur, les mains de sa mère l’assirent sur un cheval.

Celui qu’il monta d’abord fut une lente bête romaine aux actions arrondies, au chanfrein de mouton, noire, qui rappelait les sancto spirito attelés aux voitures cardinalices. Avorton de quatre ans chichement posé sur ce large rein comme un pois, le jour qu’il apparut sur le marché de Morlas les poules elles-mêmes se mirent à rire.

— Hénriquét ! nouste agnélot ! (notre agneau !) criaient les femmes.

La présence de son père lui redoublant le cœur, l’enfant revint au trot, pendu comme un crabe aux nattes du cheval. Quinze jours après, on le mit sur un Espagnol de manège, pompeux et paradeur : il vit ainsi Orthez, Oloron, les vallées d’Oursan, de Barretous, d’Ayre, et traversa en chevauchée, accueilli comme Noël, tout un Bigorre aux mains jointes :

— Qu’ey fi ! qu’ey béroï ! (qu’il est fin, joli !)


Lorsque le prince sut parler aux bêtes le langage du poing, M. de Sainte-Christie, de la Sénéchaussée d’Armagnac, lui fit hommage d’un Navarin sans aspect, plongé, tranchant, grêle, qu’on plaisanta dans la cour, mais dont on applaudit au manège le relevé, le tride et la grâce noble et mignonne. Six mois l’enfant galopa sur lui, escorté d’une cavalerie de Gascons où pointaient les raides moustaches des capitaines d’Esquiédaze, d’Aventignan, de Faudoas, de Sahuguède, de Bramebaque, de Polastron, cent autres ; si bien qu’à force de sauter en compagnie son derrière s’écorna comme un tabouret et qu’il lui poussa deux tortues aux fesses.

— Ces emplâtres l’empêcheront de se gâter le corps, dit la reine.

On lui reprit le Navarrin, et on le lança sur un cheval celte acheté par le roi lors de sa campagne en Picardie, double bidet chevelu, carré, osseux, qui avait mené à la foire quelque marchande de beurre et de marrons. Son père l’accommoda comme à Ploërmel :

— Il faut qu’il sache monter à la rustique. Malgré le harnachement, deux cordes doubles qui levaient les genoux du prince à la hauteur de l’arçon, l’enfant piqua comme un épervier.

— Cap dé périclé ! (Tête de tempête !) il ne faudra pas trop le pousser pour le faire partir des mains ; voyez ce cavalcadour, il rase terre !

Les plumes des chapeaux gascons s’enflaient orgueilleusement.

Restait à l’aguerrir. On retira des écuries du château une bête fantasque, à peine domptée, surprise dans le creux d’un roc du grand désert forestier des Basses-Vosges, le descendant sauvage de ces petits chevaux fous au nez de renard, aux épaules chargées, au poil abondant, aux jambes fermes, qui broutaient autrefois les arbres en compagnie des urus et des bisons d’Austrasie : l’onagre.

— Yam ! Hénric ! yam ! (Allons ! voyons !) Il y avait au bout de la cour un fossé bordé de cabanes pour l’élevage des perdreaux. Le cheval, comme un vif esprit, sauta le fossé, les planches, traversa le parc et vint s’arrêter court à la pointe du soulier de la reine, le chanfrein bas, l’épaule sèche, avec ses quatre pieds durs enfoncés en terre comme des piquets. L’enfant n’avait pas frémi.

— Te voilà cavalier ! dit-elle en le baisant. Et vive Dieu ! petit, si tu t’envoles de ce pas sous les pastilles des canons, il fera chaud un jour sous ta cornette !



Entre temps, non loin du manège, les escrimeurs gascons de ce Béarn où pour un épi germait alors une épée, de jeunes et vieux maîtres, capitaineaux de fortune aux manoirs en débris, agaciers, chiches, rogneux, les Escanecrabes, les Etcharry, les Montbardon, les Parlebosc, les Poupas, toute l’héroïque séquelle des maigres chats qui lappaient en attendant mieux les fonds de marmites du château, vingt hommes qui avaient eu cent duels montrèrent au prince, une à une, les ressources de leurs épées. Les jambes nues, dressé sur ses deux orteils, un bouclier de veau dans la main gauche et la garde au genou droit, l’enfant apprit d’eux, d’abord, la hardiesse de l’attaque, son bondissement de détente, son filé rigide, et ce célèbre passez le pied, saut vertigineux en avant du talon d’arrière. Son père, parfois, venait l’exciter « Hasarde ! pousse ! ahute ! aou ! fort et roide ! courroux à la brèche ! » Ces cris soulevaient le prince la lame haute, l’écrasaient à l’italienne, ou le lançaient en sueur, coléreux comme une fourmi rouge, entre les éclairs de la rapière du maître. Déjà il « touchait ». Il ne put apprendre, trop jeune, à lire les passes d’armes ; mais dans ces assauts qui prêtaient alors à la taille et à l’estocade, il montra de bonne heure son instinct des jeux allongés, impromptus et secrets, des hautes et basses lignes, son goût des plans ; et si le professeur l’écornait : « Mutine-toi ! lui criait son père. Aou ! Hénric, le fer aujourd’hui est à bon marché ! Tire ! Mène-le battant tout au mur ! » L’enfant, à ces mots, s’amassait en boule ; c’était une étincelle, mise à terre, qui allait allumer quoi ?… Mais soudain, nerveux ; esquivant par voltes les coups d’allonge, il partait ! et le roi de Navarre, frappant ses paumes, cadençait ses jaillissements : « Aou ! aou ! pique ! estoque ! tue ! » Ou bien, plus rusé, l’élève cherchait un sillon au fer, pelotait, caressait la lame. Ses ténuités, déjà, son attaque droite, ses surprises étaient de l’escrime-pointe, et par là il révélait bien son vrai nom, son sang, sa race endurante et fine, toute la fleur de sa petite patrie gasconne. Au bout d’un an, il faisait l’assaut, cognait gentiment le sol de sa botte, saluait les dames de l’épée, à droite, à gauche, leur faisait l’hommage du meilleur coup de pointe. Et lorsqu’il sut à peu près ce qu’était un cheval et une arme, sa mère fit venir au château les gouverneurs des provinces :


— Voici le moment venu, leur dit-elle, de donner à cet enfant autres compagnies que les Dames dont Sa Majesté le roi de Navarre et Monsieur mon père d’Albret le pourvurent. Regardez-le de près. (Elle mit son bras sur le cou du prince) Il a l’air déjà de ces vieux routiers sans cesse au guet, le cœur et l’œil en alerte, jamais las ni recrus, et toujours levés au premier panpan de tambourin. Aussi lui a-t-on offert, dans l’espoir que tous trois vivent en loyal et bon voisinage, une épée de Florence pour le combat et un jeune onagre pour l’y entraîner promptement. (Ses doigts scandaient la marche dans les cheveux de l’enfant) Nous voulons donc honorer ces primes armes d’une manière qui enseigne à tous les Gascons du royaume l’emploi que leur prince compte faire un jour de son cheval et de son épée, qui sont encore plus votre défense que la sienne propre, car s’il est beau d’en venir aux mains pour la gloire et la richesse publiques, il est grandement détestable de se ruer, sans motifs que vols et méfaits, comme ces pillards faux soldats qui désolent notre campagne et tuent partout à foison. Cette fête aura lieu dans huit jours. Convoquez-y grand monde, et envoyez-nous pour compère et commère les plus pauvrement besogneux des laboureurs et vignerons du Béarn, l’un portant cruchette de vin première de sa tonne, et l’autre mesure d’avoine première de son champ. Sur ce, messieurs, je vous prie de vous départir, et d’annoncer qu’il y aura musique.


La fête dura trois jours. Il y eut pour les seigneurs comédie et danses, et pour la nation gasconne éparse dans la plaine de Pau vastes mangeailles et cavalcades martiales, en morions et jupes de fer, de tous les hommes d’armes du pays. Le soir de la troisième journée, le prince de Navarre, suivi de sa nombreuse maison, se montra aux foules vêtu à la Béarnaise du sayon pyrénéen, sans atour qu’une fleur de lis au béret. Huit violons et hautbois, deux tambourins et une flûte longue célébraient à ses côtés, en grand bruit, la « Marche de Marignan ». Derrière, quatre paysannelles apportaient l’épée florentine, aux quillons courbes, au pommeau noir, horizontalement étendue, et quatre malmouchés de cinq ans, ajustés de brides fleuries, entouraient l’onagre que le roi son père conduisait. En ce bel ordre, la procession s’arrêta. Aux acclamations rouges de dix mille Gascons enthousiasmés, devant les larmes des femmes et le soleil, le premier paysan, pieds nus et les mains terreuses, présenta au cheval du prince l’avoine de son pauvre champ, et l’onagre, le cou penché, l’avala jusqu’au dernier grain. Les hautbois et la flûte longue chantaient toujours. L’enfant, sans étriers, sauta sur sa bête, et on vit s’approcher le second paysan, le vigneron de misère. Alors, tandis que les musiques passionnaient en force, que les vieux soldats levaient leurs guidons, et que les femmes, à corbeilles, semaient des roses, un orage de voix patoises jaillit de la foule émue, s’arracha des gorges, monta, éclata dans l’air en tourbillons d’aigles, et vingt mille yeux noirs, brouillés et luisants de pleurs, observèrent de loin le prince… Lentement, avec joliesse et noblesse, répétant signe à signe la leçon sacrée, l’enfant prit l’épée neuve, la plongea dans le broc de vin, l’en retira ruisselante, — l’éleva d’abord vers le peuple, puis vers l’armée, ensuite vers les dames, assurant ainsi à la foule, par ces gracieuses images, qu’ils venaient de faire un pacte commun, de maisonnée, qui l’obligeait comme roi futur, par le galop et le glaive, à donner la justice aux âmes, l’ordre aux villes, la paix aux champs, et de rendre au peuple, en centuple, les vendanges et les moissons dont il avait reçu l’hommage. Le soleil tomba sur ce dernier geste, l’enfant remit l’épée au fourreau ; — et après ce coup, saluant le roi et la reine qui sourirent, émancipé par ces symboles, un tison dans l’œil et bravant en selle plus que dix-huit, il partit avec les gendarmes pour faire le tour de sa Gascogne.