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Le Roi/L’homme VII

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 122-131).

VII


La chevauchée du roi s’alentit un peu hors forêts. Là, il fut rejoint par d’autres fidèles : le comte de Grammont, Chalandrai, le Mont-de-Maras, Pondius, et Caumont fils de La Valette. Puis le roi, sur un nouveau cheval, repartit plus vite.

Il traversa l’eau avant jour levé, dans une nuit « obscure et glaceuse », près Poissy, perça d’une galopade le pays de Beauce tout semé de chevau-légers, reput deux heures, prit son maréchal des logis Lépine pour guide, entra le lendemain d’assez bonne heure dans Alençon, et respira.


Dès lors, à petites journées, il continua sa route, humant et devisant, droit comme un épi et l’âme pleine, passa Moncontour, Vouillé, le haut Poitou, l’Angoumois.

— Il me vient des idées qui ont les pieds blancs, dit-il, la liberté me gonfle.

Son soupir monta en hennissement.

— Quand done verrai-je poindre par-dessus les arbres les flèches du logis natal ?

— Bientôt, sire, nous voici en Périgord-Blanc, chaque pas vous y amène.

Ils s’entretenaient, paisibles, au pas des chevaux.

— Je vais revoir ma patrie en sa nouveauté, dit le Gascon, toute vêtue de vert pour ma fête.

— Y aura bataille à votre arrivée, sire, escopetterie de bourgeons.

— Terre d’enfance, murmura le roi enivré, ville entr’éclose aux pieds des monts, pays des cendres de mes pères…

— Vieilles voies sont meilleures que nouveaux sentiers, les choses d’antan ont des racines profondes.

— Ce qui est et sera, dit d’Aubigné, s’alimente en secret de ce qui fut. La vie s’en vient et revient et c’est la chanson de Ricochet, toujours à recommencer.

— La douce revenue, soupirait le roi. À chaque bois-taillis mon passé se dresse, écarte les feuilles, me fait signe.

Il respirait l’heure jeune.

— Herbelettes perlées, lavandes odoreuses, que la Gascogne sent bon ! Il me semble, dit-il à son escorte, que j’entre à cheval en paradis comme saint Martin. De dires en rêves, de souvenirs en devis, le voyage, tôt, fut à bout. Petits pas vont loin. À l’orée d’avril que les lilas mûrissaient, la troupe entra, en Gascogne, gagna Nérac, y vécut en liesse un dimanche, et débarrassé de ses compagnons, le roi de Navarre, entre ses deux secrétaires, s’en vint hâtivement à Pau.

Il y arriva dès l’aurore, le cœur éjoui dans la poitrine comme une soupe au chaud sous un linge, flaira le parc en paysan et sauta d’un bond les barrières.

— À la petite fortune ! cria-t-il.

Tout à son enfance, le roi crevait les massifs, ployait les arbustes, refaisait les anciens sentiers, et autour de ses grands gestes, pressés, de lointains menus souvenirs s’éveillaient des herbes.

— C’est là, montra-t-il du doigt, qu’en fourrageant au grand chaud le trou d’un grillon, j’attrapai la fièvre double-tierce.

Tout lui rappelait époques. Il vit une mare et s’émut :

— Ici, dans cette onde autrefois courante, j’établissais des moulins de paille. Autres lieux : ma mère me menait à cette avenue que vous voyez là-bas, contre ces ormes, pour bouqueter le soir aux violettes. Voici la route du logis. (Ardent, il enleva son cheval, annonça :) Et voici le château lui-même !

Il descendit, traversa la cour. Un chien maigre s’épuçait à coups de dents, une patte en l’air. Il poussa une porte près des cuisinęs, en ouvrit d’autres : solitude…

— Y a foire à Nérac où chacun vous sait, dit Rosny, la population doit y être.

— Personne, songea le Béarnais ; ainsi est mon cœur depuis la mort de ma mère, le logis fait bien d’être seul.

Il monta, humant les pierres, les ors ternis, les grands meubles. Après les chambres, d’autres chambres. Et mille petites ailes anciennes, de tous côtés, s’exhalaient en fredons subtils du grain des murailles, les rêves du berceau, les vieux contes du loup et de la commère l’oie.

À mesure qu’il montait, le récit martial de sa naissance brûlait son souvenir. La chanson gasconne où s’étaient mêlés, farouches, les appels de la malade et ses cris tragiques, l’effrayant accouchement de la reine l’hallucinaient d’orgueil ; il voulut revoir la grand’chambre où s’était élancée sa vie.

Debout au sommet du large escalier, pâle, le roi étudia les portes. Il en reconnut une, la poussa.

D’abord, il ne vit rien qu’une vague lueur terne et grise. Un souffle moite, le baiser amer des vieilles demeures lui toucha le front, et il entendit, lointain, le rire des fouines.

Arrêté au seuil de la chambre, il ne la reconnaissait plus.


Trois métiers à tapisserie, de haute-lisse, y étaient seuls installés. Rien n’y manquait la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure, et le peigne d’ivoire qui devait servir à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la grande salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs. Il regarda ses compagnons, qui étaient graves, et reporta, frissonnant, ses yeux sur les trois métiers ; alors, il y vit des choses nouvelles.

À travers chaque trame, derrière les fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres féminins aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient les trois métiers vierges. Immobiles comme l’attente, ces femmes avaient une main levée sur le bâton de croisure, l’autre inerte, et regardaient, tragiques, par delà le prince éperdu, l’Invisible.

On n’eût pu les reconnaître, on n’eût pu aussi les nommer ; elles manquaient de réel visage et n’avaient point de patrie. Elles venaient d’on ne savait où, de loin, de derrière ce qui est loin. Peut-être avaient-elles tissé dans les temps anciens les histoires d’Andromède et d’Amione, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé, peut-être les avait-on vu poser l’écarlate à Jérusalem sur le voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie. Indistinctes, rayées par les longs fils du métier, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux ; mais en contemplant leur travail, on voyait qu’elles savaient le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

— Les tisseuses… Pour la première fois depuis six ans, il se souvint de ces femmes et des paroles de sa mère :

« Je puis me départir demain vers mon Juge, mais voici mes trois remplaçantes. »

Le Gascon regarda les femmes d’un ceil d’effroi et d’amour, c’étaient elles que Jeanne lui montrait jadis :

« À peine aurez-vous disparu d’ici qu’aussitôt portées à l’ouvrage ces ouvrières entreprendront sur les fils ce que leurs yeux perçants vous verront accomplir de bon et de mauvais, et aussi ce qui n’est ni bon ni mauvais. »

Il recula, peureux, jusqu’à la muraille.

— Que disent de moi leurs tapisseries, songea-t-il, qu’ont écrit de mes fautes ces trois voyantes ?

« Avant de me quitter, mon fils, enfoncez-vous ce lieu et gardez-en la mémoire : sont là rangées laines éclatantes, d’azur ou ténébreuses ; que vos faits, sur la trame, soient toujours contés en fils clairs. »

— D’Aubigné ! râla le Gascon, je n’ose ; cours au fond de la salle… dis-moi…

Un sanglot d’admiration, tout soudain, l’arracha à son épouvante. Il releva la tête, bondit, bouscula d’Aubigné pleurant, et regarda…

Vision vermeille ! Six panneaux, dans le clair-obscur, projetaient en éblouissants jets de couleur une histoire figurée qu’il ne comprit pas tout d’abord, mais où revenait sans cesse son visage, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au présent homme.

Le roi vit cela d’un coup d’œil rapide.

— Le « Combat de Jarnac », dit d’Aubigné, vous y êtes superbe.

— Pourtant, murmura le Gascon, c’est en cette bataille que j’eus peur. (La peau de son visage blanchit comme une toile) Et la peur, ajouta-t-il, est infâme.

— Voyez, dirent les deux hommes.

La première tapisserie représentait l’enfant sur le terre-plein de Jarnac, entouré des héros antiques, respectueusement empressés, qui le couvraient de leurs palmes. Et Achille tenait la bride de son cheval, tandis que sa main gauche dardait une lance où ces paroles éclataient : « La vraie bravoure est de savoir vaincre sa peur. » La poitrine du roi s’ouvrit, allégée :

— Le deuxième panneau…

— Votre mariage. Le Gascon rougit.

Il était aux pieds de Marguerite, dans le pare de Blois, harnaché d’or et de velours, plus délicieux qu’Adonis ; et les soupçons qu’il avait soufferts cette nuit-là, ses craintes de mari futur et son malheur actuel étaient symbolisés par une banderole jaunâtre qu’agitaient dans les feuillages lunaires une troupe d’amours cornus. Il put lire : « La douleur agrandit les âmes, et c’est une sorte de noblesse que d’être trompé. » Le roi, qui ne se savait que ces deux fautes, regarda dès lors librement.

On l’avait représenté ailleurs dans le sang de la Saint-Barthélemy, avec le rosaire dont les grains, un à un, étaient tombés sans qu’il eût eu la force de les retenir. C’était l’histoire du chapelet. Il se souvint de son trouble, de sa foi gisante. « Que tes actes, avait dit la reine, soient toujours contés en fils clairs. » Il observa le tableau et n’y vit que laines lumineuses.

L’autre le montrait en une cour du Louvre, ballonné, gras, dolent, lippeux et rechigneux, jouant à la paume avec le roi de France. Au bas du tableau, un renard était peint qui mangeait les entrailles d’un lion, tout cela « conté » par des laines si éclatantes qu’on eût cru la trame ensemencée de pierres précieuses.

Le cinquième le montrait au milieu de ses livres, le front doré par l’éclair d’une lampe que le génie de l’étude projetait contre l’écritoire. Des cartes de Gascogne gisaient sur une table, et les rôles ouverts montraient des listes de soldats. Il ne vit là encore que laines claires.

Le dernier tableau figurait la chasse. Le roi, tête nue, saluait le cerf, et ses pas dans la neige formaient par leur assemblement ces mots-ci : « Fuir pour mieux revenir. » Les laines scintillaient de virginité.

— Ma vie, rêvait le roi immobile.

Pâle, ses yeux erraient sur les six tableaux, le long des six années qu’il venait de vivre, et le dernier conseil de la reine chuchotait tout bas à son âme : « Je vous requiers seulement, mon fils, de penser jour et nuit au travail des haute-lissières, et qu’après chacun de vos actes vous redescendiez à ces femmes pour connaître sur leur ouvrage votre balance d’honneur. »

— J’ai beau regarder, se dit-il, je ne vois là que tableaux grandioses, postures orgueilleuses, laines vermeilles.

Le visage approché des trames, il scruta en détail les tapisseries.

— Je n’ai done commis aucune faute ! Ma peur à Jarnac, mon cocuage, mon exil à la cour de France, mon doute religieux, mes ambitions de conspirateur, ma fuite, tout cela s’est-il pu passer sans qu’une tare…

— Sire, interrompit d’Aubigné, qu’est ceci ?

Sa main, sur le front du roi, désignait une tache de laine noire qui semblait un trou. C’était dans le tableau de l’étude qui le représentait assis au milieu des livres.

— Me semble, murmura le roi, que pendant ces ans de labeur je demeurai digne de mes anciens maîtres, j’instruisis mon intelligence et haussai mon âme.

Ils restèrent longtemps ainsi, regardant la petite tache sombre. Il parut au roi, à la fin, que le péché devait être immense, car ses yeux en larmes le multipliaient noirement. Immense, il avait raison. « Les choses inutiles, avait dit sa mère, sont plus sinistres aux rois que les mauvaises, prenez-y garde. »

— Quelle faute, réfléchit-il, a pu gâter ce tableau ?


Il ne se souvint pas qu’un jour du mois d’octobre de cette année d’études, 1575, comme on le venait prendre pour faire galoper de la cavalerie, son goût du jeu lui fit rompre le rendez-vous des gardes et remettre la manœuvre, afin de mieux finir sa partie aux dés.


C’était un de ces dés qui était la tache.

— J’ignore, balbutia-t-il, cette honte noire à mon front.

Il s’avançait vers les femmes ; peut-être allait-il. les interroger… Il se rappela qu’elles étaient muettes comme l’Histoire.

— Descendons, dit-il tout à coup. Le temps qu’il était resté dans la salle, les tisseuses n’avaient pas frémi ; chacune à son nouveau métier, elles tenaient en leurs mains de nouvelles laines…

Mais comme il disparaissait, elles continuèrent ; un fil courut le long des trames.


FIN DU DEUXIÈME LIVRE