Aller au contenu

Le Roi/Le Capitaine II

La bibliothèque libre.
Le Roi (1900)
Flammarion (p. 143-151).

II


Le jour anniversaire de la naissance de Jeanne, dès l’aurore, la promenade du « Gravier » d’Agen retentit. Une joie gasconne montait de cette courte foule qui s’entrecroisait dans des bondissements, cherchait ses places, s’attardait à rire par groupes, s’éparpillait au signe des capitaines, mêlait et confondait ses accoutrements, ses panaches, ses types, ses jurons, ses gestes et ses voix. Dans la foule passaient au trot de claires armures ; la corne d’une moustache traversait une bourguignotte, un morion, le fermait d’un casque. À leurs plumes se reconnaissaient les chefs : le grand et fameux d’Aubeterre, Espaon, les deux Vic, comte de Cahuzac, baron de Castelferrus, Musculdy, Uzer, Biscarone, chevalier de Saint-Cricq, baron de Ponsempère, Argut-Dessus, marquis de Marestaing, les capitaines Encausse, d’Estancarbon, Loup, Sost, Illeu, Castetinerle, Attus et Le Puycasquier-de-Fleurance-Haute surnommé « Nocturne », les plus beaux poignets de Gascogne.

Enfin tout se rallia. Le tumulte peu à peu fondit en un murmure immobile. À gauche, sur deux rangs, trois cornettes de cavalerie s’avancèrent chevau-légers, gendarmes, arquebusiers à cheval ou carabins, et à droite, en même ordonnance, trois enseignes d’infanterie : deux de piquiers — officiers portant l’esponton — et une d’arquebusiers.

Ces bandes resplendissaient. Les chevau-légers, sur de bonnes bêtes osseuses aux reins doubles, apparaissaient armés de courtes arquebuses et de longs pistolets à rouet. Ils avaient, cuirasse et brassards, le hausse-col d’acier engravé de noms féminins, l’épée robuste et le marteau d’armes. Presque tous ceux-là étaient petits nobles.

Les grands gendarmes, armés à cru, l’écharpe flottante sur la cuirasse, bravaient en s’appuyant d’un poing sur leur épée d’arçon, lourde, à deux tranchants, et caressaient de leur main de bride les quatre longs coutelas destinés à couper les mailles des piétons et des cavaliers. Leurs chevaux terribles comme eux faisaient corps avec leurs armures, la plupart gris fer, aux yeux sortis, reins avalés, queues longues, la gueule fendue et les épaules droites, gros mangeurs qui savaient à fond les contremarches guerrières. Cent cinquante lances suivaient leur compagnie.

Les arquebusiers à cheval ou dragons, plantés sur leurs limousins souples, étaient armés de corselets, bourguignottes, manches de mailles, d’une arquebuse de trois pieds qu’ils portaient en gaine et du pistolet. Ils avaient des armes de main gauche, scies, dagues, et une bandoulière à fourniment d’où pendaient la poire à poudre et la flasque aux balles. C’étaient les plus utiles soldats. Ils servaient à entamer la bataille, à couvrir la retraite. Fallait-il tirer ? ils sautaient à bas des montures, se faisaient d’un coup fantassins. Outre leurs armes, ils portaient avec eux des cordes et des chaines pour lier leurs chevaux et les transformer en obstacles. La tactique les avait adjoints aux piquiers.

L’infanterie, épaisse, tortueusement dégauchie, courte de taille, de même que la cavalerie avait été levée à frais humbles dans les campagnes du Sud. Tous les hommes étaient de pauvres paysans, misérables enrôlés par faim et amour. Et à voir leurs yeux de demoiselles, leurs cous de hérons, leurs grands nez beccus et simplets, aucun n’eût voulu croire qu’ils allaient passer les héros antiques.

Les deux compagnies de piquiers, coiffées de morions, s’ornaient de corselets garnis de brassards et de demi-tassettes. Rangés en bataille sur front de treize, ces soldats redressaient leurs piques de dix-huit pieds, comme une forêt en hiver. Les capitaines et lieutenants portaient la demi-pique. Et devant, à vingt pas l’un de l’autre, les deux tambours-colonels attendaient avec leur bâton de trois pouces, le fifre prêt. Cette bande sentait la guerre, c’est-à-dire la discipline, l’ordre, la simplesse d’idées qui sont à eux trois le vrai courage.

Les arquebusiers à pied, rangés à la droite, montraient semblable ordonnance. Couverts de morions jusqu’à la racine du nez, ils avaient une main sur leur arquebuse à croc, l’épée courte au flanc, la rondache de fer à l’autre bras. Quelques-uns portaient aussi des épieux, fauchards, couteaux d’assaut, le fourniment pendu à un baudrier. Chacun, net et paré, avait sur lui ses six brasses de mèches, une livre de poudre et trente balles. Les yeux de ces soldats, grands ouverts, semblaient profondément tranquilles.


Tout à coup, la foule s’émut. À gauche, du côté de Saint-Caprais, un bruit monta de galops fougueux et d’acclamations ! Les cloches tintèrent le grand branle. Le soleil, demeuré voilé, se leva, recouvrit la ville d’un manteau d’or. Et annoncé par les tambourins des piquiers, suivi à la course de sa cornette de jeunes nobles, le roi parut !

Ce qui soulevait le peuple et dressait d’amour ses dix mille bras orgueilleux, ce qui arrachait les larmes des femmes et secoua d’étonnement, du premier soldat au dernier, la Garde Gasconne, c’est que le Béarnais, emporté en avant de sa somptueuse cornette sur un cheval sans bardes ni chanfrein, se montrait habillé de bure, en corset de combat, simple épée brunie, grosses bottes, le béret planté sur l’oreille, gaillard, de bonne avenance, tout passementé d’idées honnêtes et sans autre vain ornement qu’un sourire large en la bouche. Ce ne fut pas un roi ni un homme qu’on aperçut, mais bien le pays même sur une selle ; et le peuple et l’armée, au fond de ces deux yeux, s’embrassèrent silencieusement.

Henri passa au trot le long des troupes, retourna dans les rangs ouverts, sonda chacun, les bras, les cœurs, les volontés, revint face aux Gascons et fit signe qu’il allait parler. La foule se tut.

Henri, d’un coup d’œil, venait d’apprendre ces milliers de soldats. Issues des champs et des monts, ces âmes du terroir étaient comme eux solitaires.

Qu’allait-il leur dire ? Mais il fallait tout commencer. Il le devina. Et d’un geste qu’ils connaissaient bien, comme s’il parlait à des enfants, il jeta sur eux les premières paroles de son évangile : l’image du sol, la richesse de la terre, la gloire des cités, — toute la patrie.


— Compagnons !


Un silence étreignit la foule, et une lumière de regards sembla auréoler le roi. Il sourit.


— Avant de vous entretenir des pistolades, rencontres, escarmouches, combats et actions diverses où nous allons nous précipiter ensemble. botte à botte, il me prend opinion qu’une partie d’entre vous ignore pour quelle cause nous allons nous battre, et pour la gloire de quoi nous nous exposerons à mourir. Les vieux et avisés qui se sont trouvés en combats savent que ce n’est point pour s’enrichir qu’ils jouèrent du bâton à feu, mais pour une chose plus haute que je vais expliquer à ceux qui ne voient dans le monde que leur clocher, leur vache et rien autour. Ce qui suit est couché par écrit dans les histoires, et vous le faut chacun recueillir sur la plus belle page du cœur ; or done, qu’on tende les oreilles !

Il gonfla sa belle voix sonore.

— La France, commença-t-il, qu’on appelait la Gaule, a tiré son nom du peuple des Francs, vieilles gens d’Allemagne qui s’y établirent autrefois. Elle est au milieu de la zone tempérée, c’est-à-dire que l’air y est fort commode, et la terre fertile en toutes sortes de graines et vins excellents. (Il rit tout à coup) À vos bouches en gobelets je m’aperçois que vous connaissez ce devis !

Les armures écoutaient, penchées.

— On récolte aussi par ailleurs, dit-il, beaucoup de chanvre et de lin, voire de safran, quantité de sel le plus blane du monde. Y a aussi minerais de fer. Et il se fait en France, laquelle est votre toit comme Gascogne, un tel commerce d’eau-de-vie, de blés, d’huiles, camelots, rubans et autres étoffes de soie et de laine qu’on dit qu’il n’y a pas d’écu en Europe qui ne doive dix sous de rente aux Français. De cela vous devez braver comme d’un bien propre, car ayant ces choses à foison, et surabondamment tout ce qui est utile pour vivre ; la France peut se passer des autres peuples qui ne sauraient point se passer d’elle !

Le cœur des hommes palpitait.

— Les Français, continua le roi, ont un air libre, une humeur enjouée et agréable, ils sont les plus polis du monde, fort habiles à inventer mais surtout à perfectionner, braves, bons soldats, spirituels, adroits, généreux, magnifiques en leurs vêtements, et leurs femmes sont belles. Ils aiment les sciences, les arts, et les exercices du corps en quoi ils réussissent à miracle. La seule puce à ôter, c’est qu’ils sont parfois inconstants.

Un murmure orgueilleux montait du gros bloc de fer.

— Ce Royaume, scanda le roi, est le plus florissant du globe ; on peut dire qu’il est à l’Europe ce que l’Europe est aux autres parties du monde. Il a environ deux cents lieues en longueur et presque autant en largeur. Cent mille et autres faits d’une gloire émerveillable l’ont illustré en chaque endroit, c’est le plus ancien et le plus noble de la Chrétienté !

À ce moment il fit bondir son cheval, s’approcha étroitement des troupes et clama :

— Maintenant que je vous ai parlé de la France, grandissez vos cours ! oubliez au foyer l’aïeule gasconne et allez sauver votre mère qui vous tend les bras ! Il n’y a répit ; va falloir en prendre et donner, la lutte commence ! Ce pays heureux se trouve être en méchant danger, un gâteau où chacun veut prendre, la proie enfin des guerres civiles. Sûr de votre appui, j’ai délibéré d’y mettre ordre. Vous me connaissez, je suis pauvre. Je ne promets point au soldat, après la campagne, une mestrise de camp ni de le faire vivre à chère ouverte jusqu’en ses vieux jours. La faim épousera la soif. Vous aurez comme votre maître vastes fricassées de pain sec, item perdreaux de Gascogne qui sont ails et oignons, et mangerez à mon service plus de cuirs de bottes que de pois au lard. (Il partit d’un grand rire qui gagna l’armée) Ainsi donec cria-t-il en tordant sa barbe, nous allons pour la paix finale investir quelques villes et exécuter maints rebelles, ce à quoi les Gascons s’entendent, eux qui se sont trouvés en autant de combats ou plus que guerriers d’Europe ! (Un frisson leva les plumails, des chevaux bronchèrent) Mirez-vous en moi, compagnons ! Malgré les flèches qu’on aiguisa pour me percer : assavoir que je fus badin, juponneur et forceur de filles, n’y croyez mie. J’aime le baiser pour ce qu’il chante, mais aucune femme ne brisa mes coudes, et lorsque la reine ma mère me parlait, c’était l’éclair aux yeux. Ai-je l’air bigorne, amolli et gras ? (Levé sur les étriers, il sembla plus maigre) Voyez, saupiquets, qu’avons fait la noce tous ensemble, et qu’il n’y eut dans nos assiettes ni rots de Corbeil ni le moindre angelot de Brie. Les minces mieux bondissent et la bague est pour le sauteur, élançons-nous done ! Nous sommes faible bande, mais ce n’est pas tout le grand nombre ; si les caporaux vous font faute, appelez-moi, je ferai service à l’escouade, la pique en un poing, le couteau de l’autre, le cœur au ventre et l’aile au talon pour le salut de la patrie et le pain quotidien des gens ! (Il sourit, bonasse, et tourna son cheval) Et maintenant que j’ai parlé, activons les faits. Un acte vaut cinq dires. — Messieurs les capitaines, emmenez s’il vous plaît vos compagnies, et allons voir chacun si le pot bout.