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Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/01

La bibliothèque libre.
Les éditions de France (p. 1-12).



I

AUX ÉCHOS DE WATERLOO


… Madame, je me tais et demeure immobile.
Est-ce à moi que l’on parle ? Et connaît-on Achille ?
Une mère pour vous croit devoir me prier !
Une reine à mes pieds se vient humilier !
Et, me déshonorant par d’injustes alarmes,
Pour attendrir mon cœur, on a recours aux larmes !

L’acteur qui déclamait ces vers immortels sur la scène du Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, en ce printemps de 1817, pouvait s’enorgueillir de deux qualités bien rares sur les planches, car il était jeune et beau. Vingt-quatre ans à peine. L’âge du héros racinien qu’il incarnait. La taille bien prise, le jarret et les reins cambrés, les épaules effacées, quoique un peu mordantes. La narine dédaigneuse du tragédien, le sourcil haut. Le visage régulier, plein de feu, l’allure d’un des bergers d’Arcadie, du Poussin. Il portait avec grâce cet étonnant costume des « chevaliers », qui servait alors à tout le répertoire classique : cuirasse historiée moulant le corps de sa carapace étincelante, jupe brodée d’or, cothurnes montant sur les mollets, casque à panache rouge, impuissant à contenir une opulente chevelure châtaine, dont les boucles calamistrées lui faisaient une auréole.

Chacun l’admirait. Les bons Bruxellois se laissaient bercer par cette voix sonore, bien qu’elle ne portât la trace d’aucun accent belge. Ils écoutaient ronfler les alexandrins, récités avec toute l’enflure de l’école. Ils ne remarquaient même pas le comique involontaire de cette tragédie classique sur les malheurs de la famille d’Agamemnon, jouée là, à une lieue à peine des grasses prairies, où, deux ans auparavant, étaient tombés les milliers de soldats de Waterloo. Ils s’efforçaient de penser aux morts de la guerre de Troie, et à ce jeune premier, frais émoulu du Théâtre-Français, M. Valmore, qui faisait un si charmant Achille.

… Ah ! demeurez, seigneur, et daignez m’écouter,

susurrait, pour lui donner la réplique, la douce Iphigénie.

Celle-ci n’était pas belle. Pas même jolie. Des yeux bleus un peu globuleux, trop facilement blanchoyants quand ils imploraient le ciel. Un nez trop long, trop large du bout. Une bouche trop grande, dont les coins tombaient déjà. Le corps harmonieux et souple, bien drapé dans ses tuniques, ses robes et ses voiles, mais cela ne suffisait pas à faire de cette jeune première mûrissante la princesse Iphigénie, fille du roi des rois.

Ce qu’on ne pouvait lui refuser, par exemple, c’était d’être touchante. Il s’exhalait de toute sa personne, de ses regards humides, de sa voix enrouée, un charme meurtri qui avait tout spécialement son prix, à cette époque de chute des feuilles de muses poitrinaires.

… Hélas ! si vous m’aimez ; si pour grâce dernière
Vous daignez d’une amante écouter la prière,
C’est maintenant, seigneur qu’il faut me le prouver ;
Car enfin, ce cruel que vous allez braver,
Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,
Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.

Ah ! de quel cœur, de quel rugissement, après que Mlle Desbordes eut soupiré ces derniers vers, M. Valmore ne s’écria-t-il pas :

Lui, votre père !…

Les répliques s’enchaînaient à merveille. La scène fut soulignée de vifs applaudissements. Et le bon public flamand semblait heureux de fêter ces deux acteurs visiblement satisfaits de jouer ensemble.

— Vous savez, chuchotaient les abonnés aux fauteuils d’orchestre et dans les loges, Valmore « va marier » Marceline Desbordes !

Rien de plus vrai. Le tragédien, quoiqu’il comptât sept printemps de moins que sa partenaire, était décidé à l’épouser. Bien qu’elle eût déjà un physique très usé, elle exerçait sur lui l’empire que les femmes de ce genre possèdent souvent sur certains jeunes hommes. Lui, venait d’une scène illustre, où il avait coudoyé les plus grandies actrices, Raucourt, Duchesnois, Mars : il admirait cette camarade sortie de la balle et qui avait déjà couru tant de provinces. Il a écrit plus tard :

Moins bien douée du côté de la figure que Mlle Mars, Marceline avait une voix pleine de charme et une physionomie bien autrement éloquente. Elle aussi avait rempli l’emploi des ingénuités ; mais élevée à l’air libre, n’ayant passé à l’école que le temps d’apprendre à épeler ses lettres, sa nature naïve n’avait pas eu à subir les entraves d’une éducation de pensionnat. Elle avait la gaieté et l’imprévu du moineau franc qu’elle appelait si bien le paysan des oiseaux. Les inflexions de sa voix étaient fraîches, naturelles… Elle possédait une diction d’une grande pureté. Son jeu, son débit étaient d’une telle vérité que le spectateur pouvait se demander en l’écoutant s’il était au théâtre : elle semblait le personnage même qu’elle représentait… Mlle Mars a maintes fois témoigné la haute estime qu’elle faisait de son talent.

La célèbre sociétaire, en effet, avait parfois joué en tournée avec eux. Récemment encore, à Bruxelles, ils l’accompagnaient dans Andromaque et dans Iphigénie.

On sent bien cependant que Valmore, jeune grand prêtre de la tragédie, eût porté moins haut sa camarade, si elle n’avait fréquenté que son propre répertoire, pour lequel elle manquait de voix, de distinction et de style : mais elle avait ses rôles à elle, qu’elle marquait par de véritables triomphes.

Nul n’a oublié le mot fameux de cet officier de la Grande Armée qui disait à Stendhal : « Depuis que j’ai vu la retraite de Russie, l’Iphigénie en Aulide, ne me paraît plus aussi dramatique qu’auparavant. » Hélas ! Quelles pièces contemporaines jouait-on à Bruxelles, encore ébranlée du canon de Waterloo ? Veut-on savoir dans quels personnages Mlle Desbordes recueillait le plus de bravos ? Passe pour la Rosine du Barbier de Séville, fantaisie immortelle ; mais la voici dans L’Habitant de la Guadeloupe, trois actes en prose tirés par Mercier du roman anglais Miss Sydney Bidulph.

Elle joue là dedans le rôle de Mrs Milville, jeune veuve honnête et éplorée. Un de ses cousins, parti pour les Antilles depuis vingt ans, afin de racheter ses erreurs de jeunesse, revient tout à coup, entièrement ruiné. Qui prendra pitié de lui ? Un autre de ses parents, Dortigny, riche financier, et son épouse, l’éconduisent durement. C’est dans la maison de la femme pauvre et toujours larmoyante qu’il trouvera un asile. Elle partagera avec lui le dernier morceau de pain. « Ah ! généreuse amie, tu seras récompensée ! », car vous devinez bien que le voyageur n’a joué qu’une comédie pour éprouver, comme Argan, les vrais sentiments de sa famille. Il est riche, très riche. Il épousera la tendre bienfaitrice, et sa seule vengeance sera d’obliger les collatéraux à signer au contrat.

Cette niaiserie était fort goûtée ; beaucoup moins cependant que La Pie voleuse, de Caigniez et Daubigné, que l’on venait de créer à la Porte-Saint-Martin et que Rossini allait faire jouer en opéra, à la Scala de Milan, sous le titre célèbre de La Gazza Ladra.

La Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau ! Dans ce mélodrame en trois actes ; Mlle Desbordes incarnait la jeune Annette, placée chez le riche cultivateur Gervais. Une fille honnête, issue d’une bonne famille qui a eu des malheurs : son père, M. Granville, autrefois gros fermier, s’est ruiné et n’a eu d’autre ressource que de s’engager dans l’armée. Or, notre bonne à tout faire est tellement gentille qu’elle a causé quelque trouble à Palaiseau. Le bailli du village brûle pour elle, et aussi le fils de la maison, Richard, qui, justement, revient du service pour l’épouser. Fête de famille. On confie l’argenterie à Annette, avec les plus instantes recommandations, car, il y a quinze jours, une fourchette a déjà disparu.

Or, après le dîner, tandis que la jeune fille range les couverts, survient tout juste un personnage, bizarrement déguisé et fort mystérieux : c’est son père, Granville, qui a tiré le sabre contre son capitaine, et qui s’est enfui après avoir été condamné à mort. Il n’a d’autres ressources qu’un couvert d’argent, hérité de sa femme et qu’il charge Annette de vendre en secret à un juif du village. Elle en déposera le prix, le lendemain, dans un saule creux qu’il lui indique.

Pendant cette scène, arrive le bailli, porteur de l’ordre d’arrêter le fugitif : tandis que la pauvre servante s’efforce de détourner son attention, une pie, dont la cage s’est ouverte, une pie merveilleusement imitée grâce à une pièce mécanique d’une rare perfection, saute sur la table, prend une des cuillers de Mme Gervais et l’emporte. Le rideau tombe.

Au second acte, Isaac, dont le nom révèle la nationalité, achète pour dix-huit francs le couvert du proscrit. Quelques instants après, la patronne inspecte son argenterie et constate qu’il manque une pièce. Recherches, plaintes. Le bailli, pour se venger d’Annette qui a toujours repoussé vertueusement ses avances, dirige les soupçons contre elle. La petite pleure, tire son mouchoir, et trois écus de six francs roulent sur le plancher. Oh ! oh ! D’où vient cet argent ? On sait que, huit jours auparavant, elle a envoyé à son père toutes ses économies. Et alors ?

Interrogatoire de l’honnête Isaac. Il déclare qu’il a déjà revendu un couvert portant la marque G. « C’est le mien ! » s’écrie Mme Gervais. Et l’on mène l’innocente en prison ; on la livre au prévôt qui vient d’arriver. Tous les spectateurs se mouchent.

Au troisième acte, c’est d’abord le cachot, où Annette charge son ami Blaizot de porter les dix-huit francs accusateurs dans le creux du saule. Puis, ayant achevé ce qu’elle voulait accomplir, elle se laisse condamner à mort pour vol domestique.

Le théâtre change. Nous apercevons Blaizot sur la place du village. Il étale son argent sur un banc, pour faire ses comptes, car il est un peu niais. Et la pie, la pie fatidique reparaît ; elle lui enlève une pièce de vingt-quatre sous et s’envole dans le clocher, où notre comique la poursuit.

Cependant, on conduit Annette au supplice. Dieu ! que Mlle Desbordes était émouvante ! Elle pleurait de vraies larmes, quand elle s’agenouillait pour demander pardon, devant la demeure des Gervais.

À ce moment, éminemment dramatique, un cri retentit dans le clocher. Blaizot a retrouvé, dans la cachette de la pie, avec ses vingt-quatre sous, le couvert de l’implacable Mme Gervais. De là-haut, il le jette dans son tablier, il appelle, il sonne le tocsin. Tout le monde rentre en tumulte. On court au grand-prévôt, on lui arrache la grâce d’Annette ; et, pour que chaque spectateur sensible soit content, un ami de Granville lui apporte également son pardon, que l’officier offensé a lui-même sollicité. Larmes de joie. Et, par-dessus le marché ; — Richard c’était Valmore qui jouait Richard, par complaisance — Richard se voit accorder enfin la permission d’épouser la pauvre fille, qui en quelques instants, passe du pied du gibet à l’autel de ses noces.

Telle est la pantalonnade de tréteaux qui obtenait alors des centaines et des centaines de représentations, et dont plus tard la Malibran et la Patti devaient encore renouveler le succès.

M. Valmore, qui jouait les tragédies de Marie-Joseph Chénier et de du Belloy, savait bien qu’elle appartenait à un genre inférieur : cela ne faisait que rehausser à ses yeux le prestige de Marceline.

Et puis, sans compter que l’amour est aveugle, il se laissait doucement flatter par autre chose. Il savait que sa camarade était poète.

Dans des conversations de coulisses, elle lui avait avoué qu’elle rimait. Elle écrivait des romances, publiées dans l’Almanach des Muses, Le Souvenir des Ménestrels, Le Chansonnier des Grâces depuis trois ou quatre ans, et que Romagnési, Amédée de Beauplan, Arnaud fils, Andrade, Edouard Bruguière, Masini, et autres compositeurs pour salons, mettaient en musique. Cela lui était venu, tout simplement, en fredonnant des airs connus, un couplet de vaudeville, le God save the King, le Combien j’ai douce souvenance, de M. de Chateaubriand, ou telle mélodie de Lulli, Méhul, Grétry, Dalayrac, Spontini, ce qui fait que le rythme des paroles lui était dicté en quelque sorte par le chant, tandis qu’elle-même s’accompagnait, en pinçant une guitare.

Valmore était tout fier d’épouser une femme auteur. Il formait déjà des rêves grandioses. Ils rentreraient à Paris. Le Théâtre-Français l’attendait. Pendant ce temps, Marceline triompherait dans les réunions littéraires et serait couronnée par l’Académie. Elle écrirait des pièces qu’il créerait au milieu des ovations. Il lui en tracerait le plan et les situations. Tout l’enivrait. Il en venait à se croire, lui aussi, poète. Il écrivait des vers. Pas très bons :

Amour, telle est ma vie, en son brûlant voyage.
Mes jours, en s’écoulant, me laissent ton image…

La fiancée s’était montrée, d’abord, beaucoup moins enthousiaste. Elle ne pouvait pas croire à un sentiment profond de la part de ce tout jeune homme, qu’elle avait connu enfant. Elle lui avait d’abord écrit :

Oppressée de joie et de surprise, je crains… pardonnez-moi, je crains d’abandonner mon âme au sentiment qui la remplit, qui l’accable, oui, cette ivresse de l’âme est presque une souffrance ! Oh ! prenez garde à ma vie !

Et puis, peu à peu, elle s’était laissée convaincre. Valmore était si beau ! Il lui paraissait romain, grec, mieux encore ! Quand il entrait en scène, dans son costume de « chevalier », malgré un abus de rouge dont son teint n’avait nul besoin, elle se sentait violemment émue. Tout son être appelait l’instant de le presser dans ses bras.

Ce bienheureux instant sonna le 4 septembre 1817. Ils s’épousèrent avec fougue, avec ivresse. N’en doutons pas. Et cependant la nouvelle mariée avait écrit tout récemment :

Inconstance, affreux sentiment,
Je t’implorais, je te déteste.
Si d’un nouvel amour tu me fais un tourment,
N’est-ce pas ajouter au tourment qui me reste ?
Pour me venger d’un cruel abandon,
Offre un autre secours à ma fierté confuse ;
Tu flattes mon orgueil, tu séduis ma raison ;
Mais mon cœur est plus tendre, il échappe à ta ruse.
Oui, prête à m’engager en de nouveaux liens,
Je tremble d’être heureuse et je verse des larmes ;
Oui, je sens que mes pleurs avaient pour moi des charmes
Et que mes maux étaient mes biens !

Qu’était-ce à dire ? Comme tous les hommes jeunes, Valmore croyait connaître sa femme. Il allait bientôt commencer à comprendre qu’il n’y parviendrait jamais.