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Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/12

La bibliothèque libre.
Les éditions de France (p. 237-243).

XII

FIN D’UN VIEUX FONCTIONNAIRE


Après la mort de sa femme, qui couronnait la série des deuils qui venaient de le frapper, M. Valmore ne quitta point ce petit appartement de la rue de Rivoli où s’était longuement déroulé le cinquième acte du drame. Lui, comme son fils Hippolyte, par une sorte de piété envers la morte, ils ne voulaient rien changer à l’existence qu’ils avaient vécue près d’elle, et qu’elle s’était efforcée de leur rendre douce, malgré toutes les cruautés du destin. Ils se rapprochèrent encore davantage. Le soir, ils ne sortaient jamais. Assis tous deux sous la petite lampe familiale d’autrefois, ils relisaient les papiers laissés par Marceline, ses brouillons, ses ébauches, la correspondance qu’elle leur avait adressée et qu’ils classaient minutieusement, les vers encore inédits qui bercèrent ses derniers jours.

De cette lente évocation, elle surgissait dans la pénombre, belle comme elle ne l’avait jamais été, infiniment touchante, dépouillée de tout halo d’énigme ou de bizarrerie. Il y avait déjà bien longtemps, plus de dix ans, que Prosper avait cessé d’être jaloux, même d’une manière rétrospective. Au point d’affreuse solitude auquel il était parvenu, les aventures amoureuses, réelles ou probables, s’effaçaient de sa mémoire, aussi bien celles qu’il avait connues ou imaginées que celles qu’il avait vécues pour son compté. Il demeurait leur union, traversée de tant de désillusions et de douleurs, d’efforts pénibles et de désirs irréalisés, quarante ans de travail et de peines, où ils s’étaient appuyés l’un sur l’autre. Le reste, c’était de la littérature. Pauvres amusements de papier qu’il importait de ne pas trop prendre au sérieux, puisque, dans la famille, chacun avait écrit des vers et savait bien ce qu’en valait l’aune.

Sans trouble maintenant, sans soupçons inquiets, Valmore relisait, de sa voix grave, accoutumée au ronflement des alexandrins, les dernières poésies de Marceline. Il en goûtait le rythme et l’harmonie si pure, le lyrisme passionné mais toujours ingénu, la musique plus racinienne que romantique, qui lui rappelaient les vers qu’ils alternaient jadis, à Bruxelles ou à Lyon.

C’était là les seuls et derniers hommages qu’à l’ombre discrète de ses pénates Prosper Valmore rendait à la poésie, culte de toute sa vie, si mal récompensé. Car, on le pense. bien, il n’était plus acteur. Il ne l’était plus, en réalité, depuis de longues années, depuis cet hiver de 1840 où il avait quitté les bords du Rhône. Là, pour la dernière fois, il avait réellement abordé la scène de manière à s’en souvenir sans trop d’amertume. À partir de cette date, l’incompréhension du public l’avait ramené de l’autre côté du décor, dans les coulisses poussiéreuses, les magasins à costumes, les loges d’administration, les paperasses, tout ce qu’il détestait le plus au monde.

Un beau jour, même cette collaboration effacée et sacrifiée à l’ouvre artistique vint à lui manquer. Le théâtre, qu’il avait tant aimé, le rejeta tout à fait. Et comme il fallait vivre, honnêtement, et non point aux crochets de sa femme et de son fils, il chercha un emploi, n’importe lequel. Ah ! la misère des tragédiens déclinants, surtout quand ils ne sont pas montés bien haut ! Triste sujet de méditation à cette époque, où M. Poirier voulait bien encourager les arts, mais non pas les artistes, et où le public s’imaginait déjà que la misère des acteurs est cent fois méritée et sans aucun soupçon d’intérêt. La cigale a toujours tort.

Heureusement, Marceline n’avait pas brisé ses hautes relations littéraires. On la plaignait secrètement d’avoir lié sa vie à celle de ce pauvre diable sans talent qui secouait sur un monde bourgeois une crinière jadis léonine qui n’impressionnait plus personne. Des amis s’entremirent généreusement auprès des diverses administrations auxquelles ils pouvaient avoir accès, et enfin, après quatre ans de la plus pénible oisiveté, Valmore fut casé.

Le 1er septembre 1852, il débutait, à soixante ans ! à la Bibliothèque nationale, comme attaché à la rédaction du catalogue. Travail méticuleux et fastidieux, qui ne correspondait en rien à ses aptitudes, mais qui lui procurerait du pain. Très peu, d’ailleurs. Il toucherait tout juste 1 300 francs par an.

L’homme se soumit. Il était vaincu. Chaque jour, de ce pas égal et ferme avec lequel, pendant près d’un demi-siècle, il avait arpenté les planches, il se rendait de la rue de Rivoli à la rue de Richelieu. Il allait à la Bibliothèque, ponctuellement, comme il était allé au théâtre. Il s’installait, sans paroles inutiles, enfilait des manches de lustrine et rédigeait des fiches. Seulement, parfois, lui revenaient en mémoire ces vers qu’il avait déclamés jadis :

Il est sur ce rivage une race flétrie,
Une race étrangère au sein de sa patrie ;
Sans abri protecteur, sans temple hospitalier,
Abominable, impie, horrible au peuple entier,
Les Parias ; le jour à regret les éclaire,
La terre sur son sein les porte avec colère
Et Dieu les retrancha du nombre des humains
Quand l’univers créé s’échappa de ses mains[1]

M. Prosper Lanchantin, dit Valmore, fut nommé « employé » deux ans après, en décembre 1854. Mais que l’on ne croie pas que ce titre lui accordât des appointements beaucoup plus élevés ; c’est à peine si, au bout de quinze ans d’un travail assidu, il était arrivé à un traitement misérable de 2.000 francs par an !

Voilà quelles étaient les occupations de l’ancien tragédien, au moment où la mort, à coups redoublés, frappait autour de lui et émondait sa famille. Il ne pouvait y trouver d’éléments pour adoucir et endormir ses chagrins. Besogne matérielle, bonne, tout au plus, à l’éloigner quelques heures d’un foyer lugubre et d’un logis désert.

Cela dura longtemps. Malgré les inquiétudes qu’elle avait, de tout temps, inspirées à Marceline, la santé de M. Valmore était robuste. Les souffrances morales dont Henri Heine se chargeait si allégrement, ne l’ébranlèrent pas. Presque jusqu’à la fin du second Empire, on vit le vieillard revenir quotidiennement s’enfermer à la Bibliothèque nationale, et y poursuivre le morne labeur qui le mettait à l’abri du besoin.

Quelques subsides commençaient à lui venir aussi, grâce à la persistante renommée posthume de sa femme, renommée à laquelle il travaillait avec Hippolyte, et qui ne cessait de grandir. Dès 1860, un an après la mort de Marceline, il parvenait à faire éditer ses poésies inédites par Gustave Revilliod, à Genève. En 1866, Garnier publiait les Contes et scènes de la vie de famille et, dès lors, les rééditions se succédèrent. Quand, à soixante-quinze ans, M. Valmore, donna sa démission, il pouvait espérer ne plus mourir de faim. Le cap des tempêtes était doublé.

Le 1er novembre 1868, Prosper Lanchantin fut donc rayé des contrôles de l’administration. Il rentra chez lui, paisiblement, pour attendre la mort. Ce dernier stade de sa vie fut long. Il eut encore treize ans à passer sur terre, à consacrer au souvenir de la poétesse tourmentée et douloureuse dont il avait côtoyé l’existence sans trop la déchiffrer.

Son fils, demeuré célibataire, l’aidait dans cette tâche pieuse, qu’il poursuivit jusqu’à la fin, encouragé par des écrivains comme Émile Montégut et Barbey d’Aurevilly. Au bout d’un certain temps, il avait quitté Paris, ce Paris si longtemps l’objet de toutes ses ambitions, et par économie, il se retira à Clamart. Il y vivait d’une existence effacée, inconnue, On ignorait tout de la carrière de ce petit vieux trottinant et courbé, aux longues mèches de cheveux blancs, à la figure glabre et ridée, qui ne sortait presque plus de son très humble logement. Il y expira sans bruit le 25 octobre 1881. Il atteignait alors sa quatre-vingt-neuvième année. Ses obsèques n’attirèrent personne.

Qui donc se serait douté que ce vieillard inconnu avait rêvé la grande gloire, et qu’à certains moments il avait pensé l’atteindre ? Qui surtout aurait deviné qu’il était le mari de cette dame, dont les enfants, à l’école, apprenaient les délicates poésies ? En marge il avait toujours vécu, en marge il demeurait.

Si la vie est un songe, rien ne le démontre mieux que l’histoire de ce brave garçon épousant une femme déjà meurtrie par l’amour, et que sa robuste et honnête tendresse ne parviendra jamais à guérir de cet amour-là. Sifflé, trompé, ruiné, il a participé à un étonnant et douloureux roman passionnel, dont il n’a dirigé aucune des péripéties. Prodigieusement inconnu et oublié, il a tout de même attaché son faux nom de Valmore, le seul auquel il tint, à une œuvre immortelle, de laquelle il sera, d’ailleurs, toujours absent.

Si, de ses mains défaillantes, il s’est occupé de préserver pieusement cette œuvre-là, le pauvre cher brave homme, un instinct sauveur l’a guidé. De ce côté seulement son personnage falot a quelque chance d’atteindre un semblant de réalité.


FIN
  1. Casimir Delavigne, Le Paria, acte premier, scène première.