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Le Roman de Renart/Aventure 60

La bibliothèque libre.
Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 317-322).

SOIXANTIÈME ET DERNIÈRE AVENTURE.

Comment Renart, confessé par Belin, fut sauvé de la hart, et comment frère Bernart, un saint homme, voulut en faire un bon moine.



Renart, pour mieux se reconnoître avant de mourir, demande qu’on lui donne au moins un confesseur. Grimbert fait aussitôt avertir Belin ; le bon prouvère arrivé reçoit la confession et règle les conditions de la pénitence, en raison de la gravité des péchés. Pendant qu’il le confessoit, vint à passer frère Bernart, lequel arrivoit de Grandmont. Il rencontre en son chemin Grimbert et lui demande ce qu’il avoit à pleurer. « Ah ! beau sire, je pleure le malheur de damp Renart que l’on va pendre ; personne n’ose parler au Roi pour lui. C’étoit pourtant un chevalier de grande loyauté, plein de gentillesse et de courtoisie. » Au grand deuil que demènent Grimbert et Espinart le hérisson, Bernart se sent ému de pitié ; si bien qu’il va trouver le Roi avec l’intention de demander qu’on lui remete Renart, pour en faire un moine de sa maison.

Frère Bernart étoit le religieux le mieux aimé de messire Noble. En le voyant entrer, le Roi se lève et le fait asseoir près de lui. Bernart aussitôt lui demande la vie du coupable ; mais Noble, au lieu de répondre, le regarde d’un air mécontent : « Ah ! sire, » reprend Bernart, « veuillez accorder ma demande ; qui tient à ses ressentimens ne doit pas espérer de voir jamais Dieu le père. Si Jesus-Christ pardonna sa mort, n’ouvrirez-vous pas votre cœur à la clémence ? Grace ! grace pour le pécheur, s’il est réellement touché de l’amour de Dieu, comme sa confession le témoigne. Accordez sa vie à l’affection que vous avez pour moi ; je ne suis venu vous trouver que pour empêcher son supplice. Je veux le faire ordonner moine, je veux effacer ses vieux méfaits, le rendre un sujet d’édification générale. Dieu ne veut pas la mort du pécheur, et dès qu’il le voit repentant, il lui accorde le salut éternel. »

Noble écoute et sent peu à peu fléchir sa résolution. Il ne voudroit pas refuser quelque chose à Bernart ; il lui remet enfin le coupable en lui laissant la liberté d’en disposer comme il l’entendra. C’est ainsi que Renart fut tiré de prison. On l’instruisit de la règle de l’ordre, on le revêtit des draps de l’abbaye, il devint moine. Quinze jours n’étoient pas écoulés, qu’il avoit vu toutes ses plaies cicatrisées, et qu’il étoit aussi bien portant que jamais. On étoit édifié de lui voir si bien retenir tous les articles de la doctrine chrétienne, et remplir si pieusement les devoirs d’un excellent religieux ; chacun des frères le chérissoit et le consideroit. La principale étude de frère Renart étoit pourtant de leur donner le change et de les gaber tous, à force de papelardise.

Aucunes gens disent qu’il demeura dans l’abbaye jusqu’à la fin de ses jours et qu’on l’eût canonisé, si sa fausse dévotion n’avoit pas été révelée, après sa mort, à un saint et pieux hermite dont Renart avoit plus d’une fois mangé la pitance. D’autres disent que tout en suivant le service divin, le frère Renart ne laissoit pas de penser souvent aux belles gelines dont la tendre graisse lui alloit si bien au cœur. La tentation souvent renouvelée fut enfin la plus forte ; mais grace au saint habit qu’il portoit, il put tromper longtemps la confiance des moines. L’ennui l’avoit pris de jeuner, de veiller pour ne rien prendre, de suivre le chant des offices au lieu de faire chanter damp Tiecelin ou Chantecler. Un jour, après le service qu’il avoit entendu d’une extrême dévotion, on ne fut pas surpris de le voir demeurer derrière les autres, le nez dans son bréviaire. Au sortir du moutier, il vit entrer dans l’infirmerie quatre beaux chapons que Thibaut, un riche bourgeois de la ville voisine, venoit offrir à l’Abbé. Frère Renart se promit d’en caresser longuement ses grenons. « Décidément, » se dit-il, « tous ces gens qui font vœu d’abstinence ne vont pas avec moi de compagnie. » La nuit venue, frère Renart sortit de sa cellule, prit le chemin de l’infirmerie, trouva l’endroit où les chapons gardoient l’espoir de vivre quelques jours encore, les étrangla tous les quatre et commença par se faire bonne bouche de l’un d’eux. Puis sans prendre congé de damp abbé, il emporta les trois autres chapons sur son cou, passa l’enclos, jeta son froc aux buissons de la haie, et se trouva bientôt en pleine campagne.

C’est ainsi qu’il auroit repris le chemin de Maupertuis et qu’après une longue absence il seroit rentré dans ses anciens domaines. Son retour, ajoute-t-on, surprit un peu la bonne Hermeline qui déjà se considéroit comme veuve ; si bien qu’elle auroit eu besoin de toute sa vertu pour comprendre la réalité de ce bonheur inespéré. Quelques auteurs médisans ont même assuré qu’elle étoit au moment de contracter un second mariage avec le jeune Poncet, son cousin germain, quand Renart avoit abandonné l’abbaye ; et pour rentrer dans Maupertuis, le faux religieux auroit pris un déguisement de jongleur anglois. C’est, entre nous, un méchant bruit qui, par malheur, n’a pas été démenti ; mais à Dieu ne plaise que nous voulions en noircir la réputation d’une bonne dame dont personne, jusques-là, ne s’étoit avisé de soupçonner la tendresse maternelle et la fidélité conjugale !

Le Translateur.
La fâcheuse légende des secondes noces de la prude femme Hermeline et du déguisement de damp Renart en jongleur devoit appartenir au troisième et dernier livre de cette histoire, dont nous n’avons retrouvé que des lambeaux décousus. J’en vais dire ici quelques mots.

Depuis son départ de l’abbaye des Blancs-moines ou Bernardins, Renart avoit grand sujet de craindre la justice du Roi et n’osa plus se montrer que sous un costume emprunté. Tour-à-tour il s’affubla du bonnet des docteurs, du mortier des juges, du béret des marchands, de la mitre des évêques, du chapeau des cardinaux ; il endossa la robe des médecins, la simarre des prévôts et la livrée des courtisans ; il adopta la guimpe des nonnes, le chaperon des bourgeoises, la ceinture dorée des chatelaines. Enfin, le vieux poëte ferme la série de ses transformations en racontant « coment il fu empereres. »

Sous chacun de ces nouveaux déguisemens, l’ancien ennemi d’Ysengrin remplit encore le monde du bruit de ses hauts faits. C’étoit, en apparence, un profond politique, un sage moraliste, un admirable philosophe, un homme du bon Dieu ; en réalité, c’étoit toujours le grand séducteur, le grand hypocrite, le grand ennemi de la paix, le grand parjure : si bien qu’on finissoit toujours par reconnoître le bout de sa longue queue et par crier au renart ! derrière et devant lui.

Voilà pourquoi il n’ose plus reparoître aujourd’hui, et comment, dans notre France, on n’entend plus jamais parler de Renart ; soit qu’il ait passé les monts, soit qu’il ait fait vœu sérieusement de renoncer au monde. Si pourtant quelqu’un venoit à découvrir sa retraite, nous le prions très-instamment de nous en avertir, pour nous donner les moyens d’ajouter de nouvelles aventures à celles que nous venons de raconter.