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Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 1

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Léger Brousseau (p. 5-20).



LE SAGUENAY

ET

LE BASSIN DU LAC SAINT-JEAN


CHAPITRE I




I


Les deux bassins du Saguenay et du lac Saint-Jean semblent n’avoir qu’une histoire récente, puisque les premières tentatives de colonisation ne remontent guère à plus de cinquante ans. Mais nos pères, les héroïques coureurs de bois, enfants perdus sous toutes les latitudes, découvreurs échevelés qui allaient d’une rive à l’autre du continent, ne s’arrêtant jamais que pour fonder, — car l’Amérique du Nord porte en maints endroits des villes là où le coureur de bois avait voulu seulement prendre haleine, — ceux-là, disons-nous, connaissaient le Saguenay et le territoire du Lac Saint-Jean, il y a un siècle et demi, mieux qu’on ne le connaissait à l’époque où l’attention publique y fut attirée pour la première fois depuis la conquête, c’est-à-dire en 1828.

Ils allaient dans les lointaines solitudes du nord, pleines de mystère et de redoutables légendes ; ils rencontraient les Indiens errant dans ces solitudes glacées, se mêlaient à eux, parcouraient avec eux l’éblouissant linceul de neige étendu jusqu’au pôle, leur achetaient des fourrures et leur donnaient en échange du tabac, ce poison si cher aux Peaux-Rouges et qui mettait tant de temps à les tuer.

N’oublions pas non plus les missionnaires, ces soldats-apôtres qui cherchaient partout les plus obscures retraites pour y prodiguer leur vie. N’oublions pas que leurs labeurs incessants, leurs missions prodigieuses, racontées par eux avec une humilité aussi grande que leur dévouement, forment l’histoire la plus complète d’une époque où le courage, la patience, l’esprit de sacrifice furent portés au-delà des forces humaines et introduisirent comme un miracle, tous les jours renouvelé, dans l’existence si précaire de notre pauvre colonie.

Les Pères Jésuites avaient des missions établies sur le cours du Saguenay et sur les rives du lac Saint-Jean alors même que la capitale de la Nouvelle-France sortait à peine des langes, et l’un d’eux, le Père Albanel faisait déjà, en 1672, un voyage à la mer de Hudson, par les rivières Mistassini et Rupert, voyage qui n’a été fait de nouveau par un Européen qu’une seule fois depuis, à la fin du siècle dernier[1].

Le Père Charlevoix, dans son « Histoire de la Nouvelle-France », nous a laissé une carte, remarquablement exacte pour l’époque, du Saguenay et du territoire du Lac Saint-Jean. « Sous le gouvernement français », dit M. Bouchette, dans son célèbre ouvrage « Topographie de l’Amérique Anglaise », il n’y a pas de doute que l’intérieur du Canada ne fût mieux connu qu’après l’intronisation du régime anglais, jusqu’au temps des dernières explorations, (en 1828), le zèle religieux ayant porté les missionnaires à fonder de temps à autre des établissements parmi les indigènes pour les convertir au christianisme, pendant que la perspective d’un commerce de fourrures lucratif entraînait bon nombre d’individus à pousser leurs découvertes jusqu’aux parties les plus éloignées du désert canadien ; ce qui constitue d’abondantes preuves que les Français connaissaient assez bien dès lors la géographie septentrionale de la province, et qu’ils ne la considéraient pas comme tout à fait impropre à la civilisation. »

* * *

En 1733, un arpenteur français, du nom de Normandin, se rendait jusqu’à deux cents milles au nord-ouest du lac Saint-Jean, plus loin qu’aucun arpenteur moderne ne l’a fait encore, et dressait de toute cette région la carte la plus fidèle et la plus détaillée que nous possédions encore aujourd’hui. De cette carte il n’existe, croyons-nous, qu’un seul exemplaire dans tout le pays ; nous la devons à M. P. L. Morin, qui en a fait une copie, ainsi que du rapport qui l’accompagne, au bureau des Archives de la marine française. Cette copie est conservée au département des Terres Publiques, sous la protection vigilante de M. Genest, l’auteur de la carte de la Nouvelle-France. Nous avons trouvé en elle, non seulement un guide sûr, mais encore, ce qui ne manque pas de prix, l’orthographe authentique et officielle des noms sauvages, noms qui ont été défigurés dans tous les écrits modernes de la manière la plus arbitraire et la plus capricieuse. Sur cette carte de Normandin on peut voir, à 189 milles au nord-ouest du lac, l’indication de l’établissement d’un M. Peltier qui se dresse inopinément au milieu de la solitude, et dont l’apparition fait naître toute espèce de suppositions fantastiques. Qu’était-ce que ce M. Peltier qui vivait ainsi seul dans ce lointain presque inaccessible, et quels desseins étranges y pouvait-il nourrir ? Était-ce un coureur des bois, un philosophe ou un ermite ? Aucune tradition ne nous éclaire à ce sujet : contentons-nous d’admirer l’audace et le courage d’un homme qui pouvait vivre absolument seul dans un pareil exil, entouré de tous les dangers et capable de les braver également tous.

II

Ce qu’on appelle la région du Saguenay et du Lac Saint-Jean n’avait pas autrefois le même nom ni les mêmes limites qu’aujourd’hui. On la désignait sous le nom général de « Domaine du Roi », faisant partie des « Fermes Réunies de France », et elle était concédée à une compagnie appelée la « Compagnie des Postes du Roi ». Le « Domaine », pour nous servir d’un terme abrégé, fut arpenté en 1732, et ses limites fixées par une ordonnance de l’intendant Hocquart, portant la date du 23 mai 1733. L’arpentage fut fait par Joseph Laurent Normandin, dont il a été question ci-dessus, lequel fut « nommé et désigné à l’effet de parcourir toutes les rivières et les lacs qui se déchargent dans la rivière Saguenay, en tirant vers l’ouest, depuis le poste de Chicoutimi jusqu’à la hauteur des terres, y marquer les limites par des fleurs-de-lys plaquées sur les arbres, et du tout dresser procès-verbal exact en forme de journal, contenant toutes observations portées en les dites ordonnance et instruction ».

Quant à l’ordonnance qui, à la suite de l’arpentage fait par Normandin, fixa les limites du territoire saguenayen, voici quelle en était la teneur :

Nous avons borné l’étendue du Domaine du roi, appelé la « Traite de Tadoussac », savoir par la côte nord du fleuve Saint-Laurent, depuis le bas de la seigneurie des Éboulements, qui est vis-à-vis la pointe nord-est de l’Île-aux-Coudres, jusqu’à la Pointe ou Cap des Cormorans, faisant environ quatre-vingt-quinze lieues de front avec l’Isle-aux-Œufs et autres isles, islets et battures y adjacentes ; du côté de l’ouest, par une ligne supposée tirée est et ouest, à commencer depuis le bas de la seigneurie des Éboulements jusqu’à la hauteur des terres où est le portage du lac Patitachekao, par la latitude de quarante-sept degrés, quinze minutes, auquel portage le dit sieur Normandin a plaqué quatre fleurs-de-lys sur quatre sapins épinettes, duquel lac Patitachekao la rivière de Métabetchouan prend sa source et se décharge dans le lac Saint-Jean, d’où elle tombe dans le Saguenay ; plus à l’ouest, par les lacs Spamoskoutin, Sagaigan et Kaouackounabiskat, à la hauteur des terres, par la latitude de quarante-sept degrés, vingt-sept minutes, où le dit sieur Normandin a aussi plaqué quatre fleurs-de-lys sur quatre sapins épinettes ; le dit lac Kaouackounabiskat formant d’autres lacs et la rivière Ouiatchouan qui se décharge par le dit lac Saint-Jean dans le Saguenay, lesquels deux lacs feront la borne des pays de chasse des profondeurs de Batiscan ; et courant encore à l’ouest, du côté des Trois-Rivières, dans la profondeur, par la hauteur des terres à deux lieues environ du petit Patitaouaganiche, par les quarante-huit degrés, dix-huit minutes de latitude, où le dit sieur Normandin a pareillement plaqué quatre fleurs-de-lys sur quatre sapins épinettes, lequel lac passe par le lac Askatiche, d’où il tombe dans la rivière de Nekoubau, où se rendent aussi les eaux du lac Nekoubau, tous lesquels lacs et rivières se rendent par le lac Saint-Jean dans le Saguenay, et feront la borne de séparation des terres du domaine avec le pays de chasse des Trois-Rivières et de la Rivière-du-Lièvre ; les dites bornes ci-dessus désignées suivant le journal du dit sieur Normandin, et la carte que nous avons fait dresser sur icelui, dont la minute reste et restera déposée en notre secrétariat, dans l’étendue desquelles bornes se trouvent renfermés les postes de Tadoussac, Malbaie, Bondésir, Papinachois, Islets de Jérémie et Pointe-des-Betsiamites, Checoutimy, Lac Saint-Jean, Nekoubau, Chomontchouane, Mistassins, et derrière les Mistassins jusqu’à la Baie d’Hudson, et au bas de la rivière le Domaine sera borné, en conséquence de notre dite ordonnance du douze du présent mois, par le Cap des Cormorans jusqu’à la hauteur des terres, dans laquelle étendue seront compris la rivière Moisic, le lac des Kichetigaux, le lac des Naskapis, et autres rivières et lacs qui s’y déchargent, etc., etc. »

(Signé) Hocquart.

Résumons en quelques mots cette ordonnance afin que le lecteur puisse en saisir rapidement les lignes principales et en avoir une idée d’ensemble ; disons donc que le « Domaine du Roi » était renfermé dans les limites suivantes : sur la rive nord du fleuve, entre l’extrémité inférieure de la seigneurie des Éboulements jusqu’au cap Cormoran, plus bas que la rivière Moisic, bordure de côtes d’environ trois cents milles de longueur ; à l’ouest des Éboulements, par la ligne de la hauteur des terres, d’où partent les rivières qui se jettent dans le lac Saint-Jean, en suivant la ligne de division des eaux du Saint-Maurice, du lac Saint-Jean et de la rivière Batiscan ; à l’extrémité est, enfin, une ligne partant du cap Cormoran et embrassant toute la région située en arrière aussi loin que la ligne de division des eaux de la mer de Hudson, jusqu’à ce que cette ligne vînt rejoindre celle qui formait la frontière de l’ouest que nous venons d’indiquer.

Ce vaste espace, qui ne comprenait pas moins de 72,000 milles en superficie, était affermé à la compagnie plus haut mentionnée, avec le privilége exclusif de commerce, de chasse et de pêche. C’était là du reste le mode universellement pratiqué à cette époque. Peu de temps après la fondation des premiers établissements de la colonie, le gouvernement de France tirait le plus de parti possible de ses vastes possessions de l’Amérique du Nord en les affermant ou en les donnant à bail par larges portions, sous la réserve d’un certain paiement annuel pour le privilége de la traite ou de la pêche ; et cela était vrai surtout pour le territoire du Saguenay, qui était réputé contenir les meilleurs endroits de chasse et de pêche de toute l’Amérique Septentrionale. Le roi le donnait à ferme tout entier et faisait renouveler chaque bail au bout de vingt et un ans. Le premier de ces baux conférant le droit exclusif de commerce avec les Indiens et adjugé, après enchère publique, à un sieur Demaux, remonte à l’année 1658. Mais les limites en dedans desquelles devait s’exercer ce privilége furent longtemps une source de difficultés, jusqu’à ce qu’enfin l’ordonnance de l’intendant Hocquart y eût mis un terme à la suite de l’arpentage fait en 1732.

III

Après la cession du Canada à l’Angleterre le territoire du Saguenay continua à être affermé. Les fermiers du Domaine étaient intéressés à exclure les étrangers autant que possible et à tenir secrètes les ressources du pays, autant pour maintenir leur monopole que pour empêcher toute compétition chaque fois qu’il s’agissait de renouveler le bail. C’est pour cette raison qu’on fut si longtemps sans rien connaître, ou du moins fort peu de chose, relativement au Saguenay. À l’exception de quatre ou cinq postes où la Compagnie de la Baie d’Hudson faisait la traite des pelleteries avec les sauvages, tout le reste du pays était le domaine de familles montagnaises dont la chasse et la pêche enrichissaient la Compagnie. La seule terre en culture était un petit jardin et quelques arpents que l’on permettait quelquefois à de vieux employés de cultiver à leur profit. On comptait trois ou quatre colons de cette sorte établis autour du lac Saint-Jean. Cependant, au poste de Métabetchouane, qui s’élevait au débouché de la rivière de ce nom dans le lac, les jésuites avaient fait des défrichements assez considérables ; mais depuis qu’ils s’étaient retirés, la forêt avait repris son domaine et les champs de blé avaient disparu[2].

Dans les limites ci-dessus indiquées de l’immense domaine affermé à la « Compagnie des Postes du Roi » se trouvaient les établissements de traite dont les noms suivent : Tadoussac, Malbaie, Bondésir, Papinachois, Islets de Jérémie, Betsiamis, Chicoutimi, Lac Saint-Jean ou Métabetchouane, Nekoubau, Chomontchouane et les Mistassins. Plus tard y furent ajoutés les postes de Naskapis, de Moisic et des Sept-Isles, dans le bas Saint-Laurent. Vers 1830, le fermier des « Postes du Roi » était un M. McDonal, à qui son bail ne coûtait que douze cents louis par an. Il employait quatre cent cinquante hommes dans les postes et les pêcheries, et cinq cents Indiens à la poursuite des animaux à fourrures.

Les postes de Tadoussac, Bondésir, Islets de Jérémie, Betsiamis, Papinachois et Mistassins étaient échelonnés sur la rive nord du Saint-Laurent, en partant de la rivière Saguenay et en descendant le fleuve, sur une longueur d’environ trente lieues, tandis que ceux de Chomontchouane et de Nekoubau étaient à une grande distance au nord-ouest du lac Saint-Jean.

IV

Nous avons dit plus haut que nos pères, qui vivaient sous la domination française, connaissaient mieux le Saguenay qu’il ne fut connu dans la suite, durant la longue période écoulée entre l’inauguration du régime anglais et l’année 1837, laquelle vit s’effectuer, pour ainsi dire, la prise de possession du territoire saguenayen par les premiers colons qui y aient tenté un établissement.

En effet, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire du Canada on retrouve la mention du Saguenay et la trace des expéditions de nature diverse qui y furent faites. La première de toutes, préparée à Québec sous le commandement de Roberval, partait, dès 1543, pour faire une véritable exploration de ce pays ; mais le résultat de cette entreprise est resté un des secrets du temps. Tout ce que nous en savons, c’est la perte de l’un des bâtiments qui composaient l’expédition, avec huit hommes du bord. En 1603, M. de Monts, ayant obtenu le privilége exclusif de la traite, depuis Terreneuve jusqu’au cinquantième degré de latitude nord, équipa quatre vaisseaux dont l’un devait faire la traite à Tadoussac. Il les confia à Champlain, qui s’arrêta à ce dernier endroit et y trouva « nombre de sauvages qui y étaient venus pour la traite de la pelleterie, plusieurs desquels vinrent à notre vaisseau avec leurs canots qui sont de huit à neuf pas de long et environ un pas et demi nuant par les deux bouts. Ils sont fort sujets à tourner si on ne les sait bien gouverner, et sont faits d’écorce de bouleau renforcée par dedans de petits cercles de cèdre blanc, bien proprement arrangés, et sont si légers qu’un homme en porte aisément un. Chacun peut porter la pesanteur d’une pipe[3]. »

Les Basques fréquentaient le port de Tadoussac dès 1608 ; ils y venaient à la poursuite de la baleine. « La traite des pelleteries s’y faisait sur un grand pied », dit Bergeron, dans son Traité de Navigation ; « on a vu quelquefois jusqu’à vingt navires au port de Tadoussac pour le trafic. » Ce poste avait été choisi parce qu’il était le port où s’arrêtaient les vaisseaux qui venaient de la mer. « Il semblait donc destiné à un avenir florissant », dit la Relation de 1644.

Quelques années plus tard, en 1632, le Père Le Jeune y arrivait à son tour. Enfin, en 1636, le Père De Quen venait y commencer la série des missions régulières qui se continuèrent sous la direction des jésuites jusqu’en 1782, après avoir exercé l’apostolat de vingt-trois religieux de cet ordre, dont le dernier fut le Père La Brosse, et ne se terminèrent qu’en 1863, après avoir été desservies successivement par quinze prêtres missionnaires.

Ces missions, qui s’étendaient au loin dans l’intérieur et sur le littoral du Saint-Laurent, furent fertiles en découvertes et mirent la colonie en relations constantes d’amitié avec les tribus qui parcouraient ces vastes espaces. Mais laissons là pour l’heure ces temps reculés et arrivons aux temps modernes, à l’époque où le Saguenay, sortant d’une nuit prolongée, allait voir naître pour lui une ère de civilisation et le chasseur indien faire petit à petit place d’abord au bûcheron, puis au colon devenu enfin le seul maître d’un domaine qui, pendant deux siècles et demi, avait été livré exclusivement au monopole et au privilége.

V

Un peu après 1820, M. Pascal Taché, qui avait fait la traite pendant vingt-deux ans, à la fin du siècle dernier,


CHUTE DE LA TUQUE SUR LE SAINT-MAURICE

dans toute la région du Saguenay, fut appelé à communiquer

à l’Assemblée Législative de précieuses informations qui éveillèrent l’attention publique. Ce fut une révélation. M. Taché donna la description générale du pays qu’il avait si longtemps habité ; il en traça à grands traits la géographie absolument ignorée de son temps, et en fit connaître les ressources. C’est par lui qu’on apprit que le sol, à partir de Chicoutimi, en suivant le nord-ouest du Saguenay et du lac Saint-Jean, jusqu’à la rivière Mistassini, sur une longueur de trente-trois lieues, serait très fertile s’il était cultivé. « Dans cet espace de terre qui comprend une profondeur moyenne de quatre lieues, disait-il, se trouvent de nombreux petits ruisseaux dont les rives sont de marne. Depuis la baie Ha ! Ha ! jusqu’au lac Saint-Jean, au nord du lac Kenogami, sur une profondeur de cinq à six lieues, et une longueur de vingt, il y a de fort bonnes terres. Le climat est tempéré. Il y croît des forêts de pins, de cèdres, de peupliers, de trembles et d’épinettes. Les patates et les choux, récoltés à Chicoutimi, sont tels que ceux que l’on cultive à Québec ne paraissent en comparaison que comme des choux nains. »

À la suite de ces communications faites à l’Assemblée Législative celle-ci ordonna une exploration qui eut lieu en 1828, sur les représentations d’un membre éminent de l’Assemblée, M. Andrew Stuart. Ce dernier s’était pénétré de l’importance qu’il pouvait y avoir, en vue d’une colonisation éventuelle, de bien connaître les vastes étendues de terre qui se trouvent au nord du Saint-Laurent, et qu’on connaissait alors à peu près comme le centre de l’Afrique, les traditions à ce sujet s’étant perdues depuis la conquête.

Quelques hommes seulement, esprits studieux, avaient retenu de nos vieux auteurs certains renseignements assez vagues et assez imparfaits, tels que ceux pris dans Jean du Lact, Champlain et Charlevoix qui, tous, parlent du Saguenay et le décrivent en général, d’après les rapports des Indiens, comme un pays aride et montagneux, couvert de neiges perpétuelles et d’un aspect effroyable. Mais ces descriptions, vraies pour certains endroits à la physionomie farouche, étaient évidemment inspirées par les Indiens qui craignaient de voir usurper leurs terrains de chasse et qui cherchaient naturellement à refroidir le zèle des explorateurs. Les récits des traiteurs étaient également marqués au coin d’une crainte analogue : ils n’avaient nul désir d’encourager l’établissement ou la concurrence de nouveaux venus dans les retraites où ils trafiquaient des fourrures, en les faisant connaître trop exactement au dehors. Mais le voile allait être entr’ouvert et le mystère disparaître.

VI

Lord Dalhousie, alors gouverneur du Canada, avait apporté son propre concours au mouvement d’attention qui tournait les esprits du côté du domaine public ignoré, et il en était résulté la nomination d’un comité permanent que M. Stewart fut appelé à présider. L’expédition au lac Saint-Jean fut divisée en trois partis ; le premier, comprenant M. Bouchette, géomètre officiel, M. W. Davies et le lieutenant Gouldie, du 66e régiment ; le deuxième, composé de M. Hamel, arpenteur, du lieutenant Baddeley, ingénieur royal, et de M. Bowen ; le troisième enfin, de M. Proulx, arpenteur, et de M. Nixon, du 66e régiment. Chacun de ces partis avait un canot et était accompagné de quatre à cinq hommes, sans compter les Indiens.

* * *

Les rivières de l’Outaouais, du Saint-Maurice et du Saguenay s’offrant comme les grandes artères naturelles pour remonter aux régions situées au nord du Saint-Laurent, les opérations furent combinées par les explorateurs de manière à tirer parti de cette circonstance. Chacun des trois partis devait remonter chacune de ces trois rivières, et l’on devait se retrouver ensemble à un endroit désigné du lac Saint-Jean. Quant à M. Bouchette, il prit son point de départ à Trois-Rivières et suivit le Saint-Maurice jusqu’au poste de La Tuque, à plus de cent milles du Saint-Laurent. Il remonta ensuite la rivière Bostonnais et traversa tout le pays jusqu’à la source de la rivière Ouiatchouane, qu’il descendit jusqu’à sa décharge dans le lac Saint-Jean. Il avait pour cela passé de lacs en lacs, de rivières en rivières, et de portages en portages. Après avoir exploré la rivière Chomontchouane et fait le tour du Lac, il suivit la Belle-Rivière, puis la rivière Chicoutimi jusqu’à sa jonction avec le Saguenay, précisément à l’endroit où se trouve aujourd’hui la petite ville de Chicoutimi. M. Bouchette venait de faire là une circumnavigation intérieure d’environ huit cents milles, dans un simple canot d’écorce.

Quant à MM. Hamel, Broulx, Baddeley et Nixon, ils se rendirent au lac Saint-Jean par le Saguenay ; ils le parcoururent minutieusement, et, à leur retour, tous les explorateurs présentèrent à l’Assemblée Législative une relation circonstanciée de leur voyage qui avait été entrepris dans le triple but de connaître la géologie, l’agrologie et la géographie du pays qu’ils avaient parcouru.

Cette triple exploration, parfaitement conduite, a fait époque dans l’histoire dit Saguenay, et le volume où sont consignés les trois rapports qui en font le récit forme la source principale des renseignements géographiques et géologiques à laquelle ont puisé tous ceux qui ont écrit depuis sur cette région remarquable à tant de titres.




Mais avant d’entrer dans de nouveaux développements, il convient de donner au lecteur des notions géographiques générales sur la contrée qui fait l’objet de cette étude ; c’est ce que nous entreprenons dans le chapitre suivant.



  1. Le naturaliste Michaux. Voir plus loin.
  2. Le poste de Métabetchouane n’existe plus. La Compagnie de la Baie d’Hudson n’est plus, du reste, que l’ombre de ce qu’elle était avant qu’elle eût perdu son monopole du commerce des fourrures. Les Indiens, également, ont presque tous disparu, et il n’en subsiste plus guère que 200 à 300, établis depuis quelques années sur la réserve de la Pointe-Bleue.
  3. La pipe était une ancienne mesure de capacité française qui variait suivant les provinces ; mais jamais elle ne descendait au-dessous de cent gallons, et en contenait souvent plus de cent cinquante.