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Le Salon de 1877/01

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Le Salon de 1877
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 581-613).
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LE
SALON DE 1877

I.
LA GRANDE PEINTURE.

Sganarelle disait qu’il y a fagot et fagot ; on ne doit pas en conclure qu’il y ait Salon et Salon. Les Salons se suivent et se ressemblent avec une affligeante monotonie : qui en a vu un en a vu dix. Sans s’embarrasser de chercher une voie nouvelle ou d’accuser leur manière avec un plus haut style ou une énergie plus grande, les peintres se traînent à la remorque des autres ou d’eux-mêmes, se laissent aller aux redites banales et aux poncifs surannés, et se contentent d’exposer toujours le même tableau sous un titre différent. Une Pandore dans une grotte succède à une Vérité dans un puits, une Vénus couchée à une Vénus debout, un portrait en robe bleue à un portrait en robe verte, une aurore rose à un crépuscule empourpré, une plaine de neige à un bois couvert de givre, un baptême de hameau à une noce de village, un Christ à la colonne à un Christ au tombeau. Le Salon de 1877 ne fait point exception. Il ressemble au Salon de 1876, de même que le Salon de 1878 ressemblera à celui de 1877. Comme chaque année, on dit, après une visite rapide : Il n’y a rien ; comme chaque année, on dit, après une sérieuse étude : Il y a pourtant quelque chose. C’est la même profusion annuelle de tableaux de genre, de paysages, de portraits ; c’est le même cortège, pauvre et maigre, de déesses nues et de femmes déshabillées, la même théorie de types bibliques et évangéliques qui révèlent moins la recherche du style que celle du prix du Salon ou de la première médaille, les mêmes grandes scènes de l’histoire vues du petit côté de la lorgnette, conçues et traitées d’une façon anecdotique. Ainsi qu’à l’ordinaire, on s’étonne de cette habileté de main, de cette puissance d’exécution, de cet esprit ingénieux, mais on déplore l’absence du style, la pauvreté des conceptions, l’insouci du grand et du beau. Comme toujours aussi, on salue de vaillans débuts, de superbes promesses, — débuts qui sont, hélas ! des représentations de retraite, promesses qui ne préparent que des déceptions, car une des caractéristiques des peintres de notre jeune école est l’éclat du début et l’obscurité de la carrière. Il semble qu’ils mettent toute leur force, toute leur âme, toute leur jeunesse dans leur premier tableau, puis, qu’épuisés par un si grand effort ils soient désormais frappés de stérilité. Combien de jeunes peintres depuis dix ans qui par leurs débuts brillans, vigoureux, étranges., fort remarquables et fort remarqués, faisaient espérer des artistes originaux, sincères, maîtres du style ou puissans créateurs, et dont on n’a pu à chaque Salon que constater les défaillances successives ! Paresse d’esprit, sinon paresse de main, ils n’ont pour toute ambition que de rester égaux à eux-mêmes, quand ils devraient avoir celle de se surpasser sans cesse. Le génie humain ne saurait rester stationnaire ; s’il ne s’élève pas, il décroît. La volonté s’émousse dans les travaux faciles, la pensée s’engourdit dans les conceptions toutes faites, et, si l’habile ouvrier en peinture se retrouve toujours, le grand artiste est à jamais disparu.

Est-ce à dire pour cela, comme on le répète souvent, que l’art français, qui en tout cas tient la première place en Europe, soit en décadence ? Oui et non. On prétend que l’esprit court les rues ; il serait moins paradoxal, par ce temps de suffrage universel, d’affirmer que le talent court les ateliers. Aujourd’hui tout le monde a du talent. Après trois ans d’école, les élèves en remontreraient à leurs maîtres. La moitié peut-être des artistes vivans n’a point exposé, et on compte au Salon plus de trois mille cinq cents peintures, pastels, dessins et aquarelles. Or dans ces trois mille cinq cents œuvres d’art, deux mille au moins témoignent de vraies qualités. On ne saurait dire ce qu’il y a de science, d’habileté, d’expérience, d’esprit, d’invention, de perfection de dessin, d’éclat de couleur, de magie de clair-obscur, de puissance de modelé et de solidité de touche dans ces petits tableaux, dans ces paysages, dans ces compositions académiques, dans ces portraits même les moins réussis, sur lesquels l’œil, brisé par tant de mètres carrés de toile peinte et par tant de bordures dorées, ne daigne pas s’arrêter. Et croit-on le jury impeccable ? S’il a reçu quantité d’œuvres médiocres ou mauvaises, n’en a-t-il pas refusé beaucoup de bonnes ? car, il faut bien l’avouer, quoiqu’il nous en coûte, jusque chez les impressionnistes de l’exposition de la rue Le Peletier, il y a du talent. Peut-être l’art français n’est-il donc pas en décadence ; mais il a perdu en élévation ce qu’il a gagné en étendue. Nous n’avons plus que la menue monnaie des louis d’or.

Étourdi par une telle multitude d’œuvres où le talent est manifeste, le public ne sait que penser. Il admire tout indistinctement, ce qui équivaut à ne plus rien admirer du tout. Au Salon, la foule se presse devant le Marceau de M. Jean-Paul Laurens, mais elle n’est pas moins compacte devant la Sortie de Saint-Philippe-du-Roule, un méchant tableautin de M. Béraud. Et si le Marceau n’est pas acheté par l’état, il court grand risque de retourner avec la médaille d’honneur dans l’atelier du peintre, comme ces poètes que Platon chassait de sa république idéale en les couronnant de fleurs, tandis que la Sortie de Saint-Philippe trouvera vingt acquéreurs pour un. Certes il faut qu’un peintre ait « l’âme au triple airain, » la volonté acharnée, l’abnégation héroïque pour se contraindre à travailler deux ou trois années à un grand tableau d’histoire qui, même médaillé par le jury et acheté par l’état, lui rapportera trois fois moins d’argent qu’un petit tableau à la mode, auquel il aura passé quelques semaines, ou qu’un portrait à 20,000 francs brossé en dix séances. Aussi voyons-nous la plupart des peintres abandonner la grande peinture pour le portrait ou la peinture de genre. Il ne faut point d’ailleurs condamner les peintres parce qu’ils sont de leur temps. On ne vit de gloire que si la gloire est quelque peu dorée. Pour le public, il n’est point non plus coupable des conditions de la vie présente. Les patriciens de Venise et les riches bourgeois d’Amsterdam, qui avaient des palais, pouvaient y placer sans peine les immenses compositions de Véronèse et les grandes toiles de Rembrandt. Avec leurs petits appartemens, nos contemporains ne sauraient être hospitaliers à ces œuvres de la grande peinture qu’ils ne pourraient faire entrer chez eux qu’en pratiquant une brèche à la muraille. Le public ne peut rien pour la grande peinture. C’est à l’état qu’il appartient de la sauver tandis que de vaillans artistes lui ont encore conservé un reste de vie. Pour cela, que l’état prodigue les commandes dans les monumens publics, et qu’il réserve ses récompenses à ceux qui estiment que l’art n’a pas la mission de représenter un Montreur d’ours à Aurillac ou de peindre, sous prétexte de portrait, la robe d’un faiseur à la mode. La peinture de genre, qui vit de la curiosité, et la peinture de portrait, qui spécule sur la vanité humaine, se suffiront toujours à elles-mêmes ; il n’est pas besoin qu’on les encourage. Mais il ne convient pas, que parmi les peintres les uns aient réputation, argent, honneurs, et que les autres n’aient que la conscience de leur talent. Encourager la grande peinture et décourager la petite, là est le devoir de l’état. C’est parfois l’injustice qui est la justice.


I

Par le style, par la grandeur austère de l’impression, par la magistrale simplicité de l’exécution, la Glaneuse, de M. Jules Breton, mérite peut-être la place d’honneur entre toutes les œuvres de grande peinture exposées au Salon de 1877. C’est la fin d’une journée de travail. Le soleil disparaît à l’horizon, éclairant de reflets d’une pourpre dorée les contours vaporeux des nuages qui s’amoncellent dans le ciel. Au loin, perdus dans la pénombre crépusculaire, deux femmes se courbent sur les sillons pour ramasser quelques épis tombés des gerbes de blé qui sont dressées d’espace en espace. Dans ce paysage sévère, empreint d’un calme souverain et d’un caractère poussinesque, s’encadre la figure principale. Vêtue d’une chemise de toile bise, qui découvre l’attache puissante du col et laisse à nu les bras à partir du deltoïde, d’une courte jupe d’un noir verdâtre, lustrée par le temps, et d’un tablier bleu relevé à la ceinture, la glaneuse marche vers le spectateur, le corps de face, la tête légèrement tournée à droite. Elle porte avec aisance sur son épaule, accoutumée aux lourds fardeaux, une épaisse gerbe de blé. Sa main gauche s’appuie à la hanche. Le bras droit se détache du corps, s’avance et se replie de l’avant-bras, dans un merveilleux raccourci, afin que la main Vienne soutenir l’extrémité de la gerbe. Les pieds nus posent fermement à terre sans souci des aspérités du sol et des rudes tiges des épis fauchés. La tête de la glaneuse, admirablement proportionnée, est petite. Des mèches rebelles de cheveux noirs et drus courent sur son front bas. Les maxillaires s’accusent sous la peau, le nez se modèle par de larges méplats, le menton est accentué avec fermeté. Tout trahit la force et l’énergie. Des yeux noirs et brillans, qui respirent la franchise, éclairent ce visage bruni par le soleil et hâlé par le grand air.

Cette œuvre capitale prouve jusqu’où les vrais artistes poussent la puissance subjective. M. Jules Breton n’a ni copié, ni cherché la beauté plastique en peignant cette paysanne. Et pourtant il a trouvé cette beauté parce qu’il l’avait en lui et qu’il l’a imprimée inconsciemment sur ce corps et sur ce visage. Où un peintre qui n’a que le don d’objectivité nous aurait montré une vulgaire paysanne, tout aussi conventionnelle au point de vue absolu que la Glaneuse, M. Breton nous a montré la paysanne dans son caractère général. Il a vu le prototype de l’espèce à travers l’individu. Certes nous n’avons jamais rencontré de paysanne semblable à la Glaneuse, et cependant jamais paysanne ne nous a donné une impression si vive et si pénétrante de la paysanne. Par une admirable alliance du réel et de l’idéal, cette fille des champs est bien une glaneuse, mais elle pourrait être aussi la personnification de la moisson. C’est une Cérès moderne. Un Grec de la grande époque, ressuscité par miracle, qui aurait à peindre aujourd’hui la Démèter χθόνια (chthonia), — déesse du sol, — la concevrait ainsi. Il ne s’aviserait pas de faire une froide allégorie à péplos rouge et à couronne d’épis. Aussi la Glaneuse de M. Jules Breton est-elle une œuvre plus classique dans le sens sérieux du mot que la plupart des Vierges en porcelaine et des Vénus en baudruche du Salon de cette année. « Le classique, disait Goethe, c’est le sain. »

Dans une grande figure de femme, qui est moins un portrait qu’une étude, M. George Becker, l’auteur de la Respha, montre aussi un don de subjectivité des plus rares. Il a peint, non point une femme dans son individualité particulière, mais la femme dans un de ses types généraux. Elle est debout, de face, vêtue d’une robe blanche largement décolletée des bras et de la poitrine, et elle tient dans ses mains, qui s’entre-croisent au-dessous de la ceinture, une écharpe de soie jaune pâle. A ses pieds s’étend un tapis rose, et derrière elle tombent les plis d’un grand rideau vert d’eau glacé de bleu. Le costume ni le décor n’appartiennent à aucune époque, et le ton mat et un peu éteint du visage ne trahit aucune nationalité ; mais cette femme ne serait un anachronisme en aucun temps, dans aucune contrée elle ne serait dépaysée. Ictinus l’eût remarquée dans la théorie des Panathénées et lui eût demandé de poser pour une des canéphores de l’Erechtheïon. César, qui était, comme on sait, « le mari de toutes les femmes, » eût mis à ses pieds une de ces centaines de mille sesterces que lui avaient rapportées ses pillages dans les Gaules. Un pacha contemporain ferait d’elle sa sultane favorite, et à Paris, à une première représentation, à un retour de course, à un bal officiel, on ne pourrait qu’admirer sa beauté majestueuse et sereine, son allure lourde de statue et l’impassibilité marmoréenne de son visage. Après avoir vanté l’effet très grand de la figure de M. Becker, qu’on a d’ailleurs fort mal placée au Salon, il faut louer la belle et originale coloration, le puissant relief de la poitrine, qui palpite au bord du corsage, le ferme modelé et le jeu souple des bras, et l’élégance des mains, encore que ces mains ne soient pas celles d’une petite maîtresse.

Bien qu’ils diffèrent par la manière et par les procédés, il y a une certaine analogie entre M. Jules Breton, M. Becker et M. Feyen-Perrin. Celui-ci est encore un artiste doué de la subjectivité, c’est-à-dire, en meilleur français, un créateur. Il a une perception très personnelle et très poétique de la nature. La Parisienne à Cancale, qu’il expose cette année, est une jeune femme brune, ni jolie ni laide, mais d’une suprême élégance de tournure. Elle regarde de la plage l’horizon infini de la mer. Une longue robe de drap noir moule les formes de son corps comme le ferait un vêtement d’amazone, et sa fière st svelte silhouette se découpe sur le ciel nuageux. À ses pieds, la Manche roule ses vagues verdâtres que ne bleuit pas le soleil absent. Quelle est la plus « ondoyante et diverse, » comme dirait Montaigne, de cette femme ou de cette mer, quelle est celle des deux qui couve le plus de tempêtes ? c’est la première idée que ce tableau fasse tout d’abord venir à l’esprit. La touche est large, le dessin précis, la couleur vigoureuse. L’impression très vive se grave dans la pensée. On objectera qu’avec une silhouette de femme se détachant en vigueur sur l’horizon marin, un peintre est toujours certain de trouver l’effet. Qu’on regarde donc deux figures de femmes de grandeur naturelle, debout au bord de la mer, exposées cette année, le Portrait de Madame D…, par M. Duez, et la paysanne suédoise de l’Attente, de M. Hagborg, et on se convaincra que cet effet simple et grand n’est pas à la portée de chacun. Le seul reproche qu’on puisse faire au tableau de M. Feyen-Perrin est de rappeler un peu le beau dessin de Puvis de Chavannes, popularisé par la gravure : la ville de Paris investie, La Parisienne à Cancale est encore une œuvre de style, si on veut bien admettre que le style ne se trouve pas exclusivement dans les saint Sébastien percés de flèches et dans les saint Étienne lapidés.

Voilà tout justement ce qui abuse le jury, ce qui trompe les artistes, ce qui égare le public. Il ne suffit pas, pour faire de la grande peinture, de peindre sur une grande toile. Parce qu’on copie un modèle d’homme ou de femme, qu’on lui ceint la tête d’un nimbe d’or ou qu’on lui met à la main un arc d’ivoire, et qu’on intitule cette composition Saint Paul ou Diane chasseresse, il ne faut pas s’imaginer qu’on ait fait une œuvre de style. Nous avons l’admiration passionnée de l’art antique et un respect profond pour ses traditions ; et nous avons cependant commencé notre revue du Salon par trois tableaux dont les figures sont empruntées à la vie moderne. C’est que nous cherchons avant tout les œuvres de style et que nous les prenons sans parti-pris où elles se trouvent. Quand nous demandons que l’état encourage la grande peinture, nous n’entendons pas que seuls les héros de la fable et les figures de l’Évangile appartiennent au grand art. Le style, qu’on s’obstine à voir un, est multiple. La Vénus de Milo a le style, le David de Donatello a le style, la Pieta de Michel-Ange a le style, la Source de Jean Goujon a le style. Chacun peut avoir ses préférences pour les apôtres de Masaccio ou pour les Vierges de Raphaël, mais qui oserait dire que les infantes de Velasquez et les bourgeois de Rembrandt manquent de style ? On a donné beaucoup de définitions du style. Pour nous, le style est le caractère exprimé dans sa grandeur d’une scène ou d’un type. L’Homère d’Ingres, les Croisés à Constantinople de Delacroix, les peintures murales à Saint-Germain-des-Prés de Flandrin, sont des œuvres de style ; la Pêcheuse de M. Vollon, exposée à l’un des derniers Salons, et la Glaneuse de M. Breton, en sont aussi ; mais il n’y a aucun style dans le Martyre de saint Étienne de M. Lehoux, ni dans la Femme de Loth de M. Toudouze. Ce sont pourtant de grands sujets traités le premier par un prix de Rome, le second par un prix du Salon, c’est-à-dire par deux artistes nourris dans les traditions de l’art classique.

Les Juifs, comme tous les peuples anciens, suppliciaient les criminels hors de la ville, afin que les corps morts ne souillassent pas l’enceinte de la cité. Pour saint Étienne, le fait n’est pas douteux ; il subit le martyre hors de Jérusalem. C’est pourquoi sans doute M. Lehoux le fait lapider dans une rue. Au premier plan, à droite, le saint, terrassé, déjà à demi mort, lève les yeux au ciel et tient les mains croisées dans l’attitude de la résignation. À gauche, un groupe de Juifs achèvent leur œuvre de bourreaux en lançant des pierres contre le martyr. Un ange, couvert d’une draperie d’un bleu cru et ayant au dos une paire d’ailes d’un bleu violâtre plus cru encore, tente de planer au-dessus de cette scène. Il n’y réussit pas, car il est infiniment trop lourd pour cela. Avec ses deux bras étendus presqu’en croix, il semble qu’il se soutienne aux saillies et aux fenêtres grillées des maisons qui bordent les deux côtés de la rue. Le tout est peint dans cette gamme de tons conventionnels et sales, variant pour les chairs entre la brique et le cuir de Russie passé, qu’emploient uniformément tous les élèves à leur première année d’École des Beaux-Arts. Le saint Étienne est d’un galbe si vulgaire et d’une physionomie si repoussante qu’on peut croire qu’il a été lapidé à cause de sa laideur. La Femme de Loth de M. Toudouze, d’une couleur moins terreuse que le Saint Étienne martyr, est d’une composition plus banale encore et d’un dessin rond et mou. Au milieu de cadavres et de ruines, la femme de Loth, qui vient de se retourner, est frappée par le glaive de l’ange exterminateur. La métamorphose s’accomplit. Immobilisée dans son mouvement, l’imprudente est changée en statue de sel. D’ailleurs M. Toudouze n’a pas cherché à rendre le ton glauque du sel. Ce n’est point une statue de sel, c’est une statue de marbre ou une statue de neige, à moins que, comme adoucissement au châtiment, l’ange n’ait changé la femme de Loth en statue de sel blanc. On s’étonne aussi que cette femme ait besoin de regarder derrière eue pour voir les ruines de Sodome, puisque M. Toudouze l’a placée au centre même de la ville maudite. Le Saint Sébastien témoigne d’un effort généreux dont il faut savoir tenir compte à M. G. Boulanger. Debout au haut d’un escalier de marbre blanc, saint Sébastien, ouvrant son suaire pour montrer son torse couvert des stigmates du martyre, apparaît à Maximien Hercule. « Maximien ! crie-t-il à l’empereur, qui à sa vue s’arrête effrayé au bas de l’escalier, Maximien ! je suis sorti de la tombe pour t’annoncer que le jour de la vengeance divine est proche. » La figure du saint est d’un beau dessin et d’un modelé savant, bien que d’une anatomie trop accentuée. Les muscles des bras sont tendus comme des câbles, et l’armature de la poitrine menace de percer la peau. La pose du martyr, élevant son suaire au-dessus de sa tête, les deux bras écartés, est trop théâtrale. On dirait qu’il veut faire peur à des petits enfans. Il semble cependant qu’il n’est pas besoin à un spectre de rouler de gros yeux et de prendre des poses ; il n’a qu’à se montrer, et cela suffit. La terreur de l’empereur et de ses licteurs est aussi exagérée ; ce n’est plus de l’effroi, c’est de l’effarement.

Une scène analogue a été conçue avec plus de sentiment et exprimée avec plus de simplicité par M. Wœrtz. Il s’agit d’une des légendes de la vie de saint François d’Assise. Le pape Nicolas IV, désirant voir le corps du saint, mort depuis soixante ans, descendit dans le caveau où était le tombeau, et y trouva le béatifié a droit sur ses pieds, les yeux ouverts comme un vivant et levés vers le ciel. » M. Wœrtz a traduit fidèlement sur la toile le texte de la Vie des saints. Au fond d’une crypte obscure, aux arceaux surbaissés, le saint se tient raide sur ses pieds, tout en n’ayant pas l’air de toucher à la terre. Ses mains, couvertes des longues manches du froc, s’entre-croisent sur l’estomac, suivant la règle des frères mineurs. A droite, un jeune moine, qui porte une torche à la main, tremble de peur, tandis qu’au premier plan le vieux pape est tombé à genoux et se prosterne dans une attitude à la fois pleine de grandeur et d’humilité. A gauche, au pied d’un escalier qu’ils viennent de descendre, un cardinal, un évêque et un diacre regardent cette apparition avec un étonnement religieux. Ce groupe, qui n’est pas bien lié aux autres figures, est le point faible de cette œuvre. La robe rouge du cardinal, d’un éclat trop vif, détonne dans la gamme vigoureuse, mais très sobre, de l’autre partie du tableau, où tout est peint pour ainsi dire sans couleurs, dans un parti-pris de camaïeu brun et fauve. On ne saurait trop louer la figure du pape qui, jusque dans sa posé humiliée, garde la majesté pontificale. La silhouette miraculeuse du saint est aussi d’un très grand effet, qu’augmente encore la vigoureuse ombre portée du corps qui se profile en noir sur la muraille. A la vérité, une apparition qui est elle-même une ombre peut-elle produire une ombre ? C’est une question qu’il appartient aux théologiens de résoudre. Par quel miracle aussi le premier mouvement du jeune moine, qui d’effroi tombe presqu’à la renverse, s’appuyant contre un pilier et levant les bras en l’air, n’a-t-il pas été de lâcher la torche qu’il tient à la main ?

Puisque nous sommes dans la légende dorée, signalons le Saint Jacques le Majeur, de M. Matout. « En allant au supplice, raconte Jacques de Voragine, saint Jacques le Majeur était si noble et si patient contre les coups et les injures de la multitude, qu’un jeune scribe saisi d’admiration se jeta à ses pieds, le priant de le faire chrétien. » C’est cette scène que M. Matout a peinte dans une toile immense, avec des tons si pâles, si éteints, si atones, qu’ils semblent près de défaillir et de s’effacer tout à fait. Le saint n’a ni dans les gestes, ni dans la physionomie cette noblesse presque divine qui, selon la légende, inspira la conversion du jeune scribe. Il faut croire que ce néophyte était converti d’avance.

« Mascarade à la bédouine, » aurait dit Théophile Gautier devant le Bon Samaritain de M. Dupain. Le jeune peintre, à l’exemple d’Horace Vernet, habillé en Arabes et en turcs les personnages de l’Evangile. Voilà pourquoi son tableau manque de caractère et n’a aucun aspect de vérité locale. Est-ce à Bagdad, à Stamboul ou au Caire que se passe cette scène ? sous le khalifat de Haroun-al-Raschid, sous le règne de Mahomet II ou sous le gouvernement de Mehemet-Ali ? C’est dans le lieu et à l’époque qu’on voudra, sauf à Jérusalem, sous la préture de Ponce-Pilate. On cherche aussi à comprendre pourquoi, dans cette chaude atmosphère et au milieu de ce groupe d’hommes enfouis sous les cafetans et les burnous, le malade qui grelotte la fièvre est le seul qui soit nu. Le bon Samaritain aurait dû songer à faire couvrir le moribond avant de lui chercher un gîte. Les costumes sont d’une couleur riche et hardie, et les parties nues sont magistralement traitées. Le jeu des muscles, l’action des nerfs, les sillons des veines s’y accusent vivement et sans exagération. On voit que M. Dupain sait, mais qu’il ne s’efforce pas de prouver sa science. La figure de l’hôtelier, debout sur le seuil de sa porte, est trop courte ; c’est tout au plus si on lui trouverait cinq têtes et demie. Cet hôtelier nain porte d’ailleurs une robe jaune d’un ton superbe. Les étoffes brillantes des Orientaux contraindraient-elles les peintres qui les copient à faire de la couleur malgré qu’ils en aient ? Ce qui est certain, c’est que dans le Saint Gervais et saint Protais, cette toile théâtrale où il a rendu aux figures leur ajustement classique, M. Dupain a un coloris gris et froid.

La Décollation de saint Jean-Baptiste n’ajoutera rien à la réputation de M. Falguière. Il a conquis, il y a deux ans, ses éperons d’or de peintre ; qu’il revienne à la sculpture. C’est dans une grotte que le précurseur vient d’être exécuté. Les parois ne se tiennent pas. Si elles ne paraissaient cotonneuses, on craindrait de les voir tomber et écraser bourreau et supplicié. L’Hérodiade qui porte dans un plat le chef du saint a l’air d’une fille d’auberge. Le cadavre étendu à ses pieds est d’un ton sale, et le sang coule de ce tronc mutilé comme un flot de bitume. Le bourreau, tourné vers Hérodiade, montre son dos nu et musclé. Nous avons vu si souvent ces figures de dos, cambrées sur les reins, avec le torse nu, que nous ne nous arrêtons plus à les regarder. Pourquoi d’ailleurs prendre un sujet aussi usé que le Saint Jean-Baptiste, si on ne sait pas le rajeunir par la majesté du style ou par la puissance de l’exécution ? C’est ce qu’a fait M. Henner dans sa Tête de saint Jean-Baptiste posée sur le plat classique. Voilà un admirable modelé. Comme on sent la structure du crâne et de la face sous cette peau d’ivoire. Cette petite toile serait un chef d’œuvre si le sentiment égalait l’exécution. On devrait sentir la pensée religieuse du saint emplir encore ce front décoloré, et le dernier acte de foi du précurseur s’exhaler de ces lèvres où se posent les violettes de la mort.

M. Humbert, qui marche vaillamment au premier rang des peintres de la jeune école contemporaine, a suivi pour le Christ de sa Femme adultère la tradition byzantine. Ce n’est point le Jésus de l’Évangile dans son aspect humain ; c’est le Sauveur tel qu’on le voit en sa raideur hiératique dans les œuvres de l’art primitif. Au contraire, M. Humbert a conçu la femme adultère en peintre naturaliste. Il a prodigué, pour la rendre vivante et réelle, toutes les magies du pinceau. Ce contraste voulu entre la convention et la réalité déroute l’esprit. De là résulte l’effet incomplet de cette scène qui a pour décor l’intérieur d’une chapelle byzantine, toute brillante d’appliques de marbres polychromes et éclairée par deux lampes d’or émaillé, constellées de pierreries. Vêtu d’une robe bleue lamée d’or, dont les plis rigides tombent jusqu’à ses pieds, le Christ s’est levé de son siège de marbre. Sa physionomie a plus de mélancolie que de grandeur. La femme adultère, presque nue, à peine couverte d’un lambeau d’étoffe rose pâle qui lui cache les jambes, se prosterne devant le Sauveur et lui embrasse les genoux. Ses gestes sont de la suppliante, mais ses yeux noyés sont de l’amoureuse. Son corps frémissant, peint par touches larges et grasses, se modèle en puissant relief avec toute l’apparence de la vie. Le gris nacré de la chair, imperceptiblement marbrée de rose aux jointures et aux extrémités, est rendu à merveille dans sa vérité, dans sa transparence et dans son éclat.

M. Bouguereau, dont la manière cependant diffère étrangement de celle de M. Humbert, a conçu dans le style même qu’a adopté celui-ci sa Vierge consolatrice. Comme dans la Femme adultère, c’est la même alliance du poncif byzantin pour la figure de la Vierge et de la recherche naturaliste pour la figure de la mère éplorée ; mais comme M. Bouguereau a tous les dons, sauf le don de vie, ce contraste est moins criant que dans l’œuvre de M. Humbert. La mère, en dépit de ses yeux rougis par les larmes, de ses bras très étudiés sur le modèle et de ses pieds un peu vulgaires de forme, n’est pas plus vivante que la Vierge. La tête nimbée d’or, le corps drapé de bleu foncé et de rouge, selon les lois de l’hagiographie, la Vierge est assise sur un siège de marbre. Elle tient ses deux mains élevées et grandes ouvertes. Une femme, dont la tunique de deuil est dégrafée à l’épaule, gît presque inanimée sur les genoux de la divine consolatrice. Elle est là dans tout l’abattement du désespoir, le corps affaissé, les bras pendans inertes, la face pâlie et émaciée par les veilles et la douleur. Inconsolable parce qu’elle ne veut pas être consolée, — inconsolata quia nolet consolari, — c’est une jeune mère qui pleure son enfant étendu mort aux pieds de la Vierge, sur les dalles de la chapelle. Ce petit cadavre d’un gris livide dans les ombres et d’un blanc de cire dans les clairs est supérieurement modelé. Nous blâmerons toutefois l’écartement disgracieux des jambes. C’est là, sans revenir sur la facture léchée, le seul reproche que l’on puisse faire au tableau de M. Bouguereau, à qui on impute à crime sa manière trop parfaite et sa correction impeccable. — Cela manque d’inexpérience, entendions-nous dire à quelqu’un tandis que nous admirions cette belle œuvre, qui, par la grandeur du sentiment, l’ordonnance simple de la composition et l’impression profonde qu’elle inspire, est sans contredit le seul tableau véritablement religieux du Salon.

Par un parti-pris que rien ne justifie, on affecte de ne voir en Gustave Doré qu’un merveilleux compositeur de vignettes. On lui dénie le droit au travail, lui qui est le travail fait homme ; on lui refusé de faire de la grande peinture, lui qui peint à fresque sur le buis des bois, lui qui est un des artistes les plus originaux, les plus puissans et les plus inventifs de ce temps. On en veut à Gustave Doré de sa fécondité surprenante et de son génie pittoresque. Aujourd’hui que la plupart des peintres peuvent à peine grouper trois figures qui se tiennent, on s’indigne que Gustave Doré se joue en ces compositions compliquées, fourmillant de figures et dégageant dans leur confusion mouvementée l’unité de l’action commune. Nous aurions aimé à discuter le talent de M. Gustave Doré devant une de ces grandes toiles épiques qu’il prodigue chaque année ; mais au Salon de 1877 il n’a exposé qu’un tableau de chevalet qui, en dépit de ses proportions réduites, porte la marque puissante du peintre. L’œil plonge dans une longue rue de Jérusalem qui aboutit devant le prétoire, l’ancien palais d’Hérode où Jésus vient d’être condamné. Au pied des degrés du palais, Jésus, tout en blanc et chargé de la croix, s’avance entouré d’une escorte de soldats. Devant lui, l’espace est vide, car, pour laisser le passage libre au cortège, des cavaliers romains ont repoussé la foule, qui reflue en tumulte des deux côtés de la rue. Se bousculant, se serrant, se haussant sur les pieds, agitant les bras, criant, vociférant, une multitude d’hommes et de femmes se pressent devant les hautes maisons de style arabe pour voir passer le Juste condamné. Par un parti-pris très hardi de lumière, qu’autorisent l’heure matinale de la journée (il était environ huit heures, selon saint Marc) et la hauteur des maisons, tout le côté droit de la rue se perd dans une ombre intense et tout le côté gauche s’atténue dans la demi-teinte. Le seul point lumineux du tableau, c’est Jésus, éclairé obliquement. Autour de lui s’étend l’ombre. Lui est le rayonnement. La composition est admirablement conçue. Au milieu de cette foule confuse, où s’agitent peut-être cinq cents figures, une seule se détache nettement, une seule apparaît en pleine lumière, une seule est visible : la figure divine du Christ. Et à cause des exigences de la perspective, cette figure, qui est au dernier plan, est naturellement la plus petite de tout le tableau. Gustave Doré est un grand coloriste à la condition qu’il n’emploie pas les couleurs. Quand il veut faire de la couleur, il a beau jeter sur la toile les tons les plus vifs de la palette, ces tons éclatans en eux-mêmes perdent toute leur valeur par une malencontreuse juxtaposition. Mais où Gustave Doré se montre un inimitable coloriste, c’est dans ses vibrantes oppositions d’ombres et de lumière. La couleur proprement dite n’est pour rien là dedans. Avec l’eau-forte ou le fusain, Gustave Doré obtiendrait le même effet de lumière qu’avec le pinceau. Il faut dire aussi que Gustave Doré n’accuse pas avec la précision voulue le caractère des physionomies ni le galbe des figures. Il procède par des à-peu-près, d’une façon décorative, voyant seulement l’ensemble, visant seulement à l’effet. Sa touche est lâchée. Ses corps, d’un beau dessin s’ils sont nus, d’un jet très pittoresque s’ils sont drapés, manquent de relief et de vie. Qu’importe d’ailleurs que Gustave Doré ne soit pas un maître peintre, s’il est un grand artiste ?

D’autres peintures religieuses méritent encore sinon une station, du moins un regard. Le Saint Saturnin martyr, de M. Chartran, d’une composition symétrique, d’une exécution suffisante et d’une couleur discrète, convient bien à la décoration d’une église. La Martyre aux catacombes, du même artiste, est une Ophélie chrétienne couchée dans sa robe blanche sur la terre des catacombes, qu’a jonchée de fleurs quelque main pieuse. Le visage décoloré qu’éclaire le sourire de la béatification a un charme pénétrant. On demanderait une facture moins veule et plus soutenue. M. Ronot a peint la Colère des pharisiens d’un pinceau froid et chétif. Il y a toutefois à louer le groupe des pharisiens attroupés comme une meute furieuse autour de l’aveugle qui rase humblement la muraille. Leur physionomie colérique est d’ailleurs trop accentuée dans le caractère simiesque. Le Saint Joseph de M. Becker se distingue par la belle simplicité de l’ordonnance et le beau sentiment des figures. L’enfant Jésus, debout près d’un établi de menuisier, écoute avec une attention presque religieuse les leçons du saint, son maître en l’art de raboter les planches. Ce tableau est loin d’être peint avec la maestria de la figure de femme dont nous avons déjà parlé. Le Christ couché de M. Gaillard paraît en bois, et celui de M. Léon Perrault paraît en cire. Les bourreaux n’avaient pas besoin de tuer à coups de flèches le Saint Sébastien efflanqué de M. Léon Bourgeois ; il allait tout naturellement mourir d’anémie. Il y a d’ailleurs du sentiment dans la physionomie, et beaucoup de naturel et de grâce dans l’abandon de la pose. L’Adoration des Mages montre chez M. Bréham l’instinct et le souci de la couleur. Dans sa Résurrection de Lazare, d’une composition bien agencée, quoiqu’un peu confuse, et d’une coloration harmonieuse, mais trop sourde, M. Ch. Jadin témoigne d’une rare entente du clair-obscur. Le groupe du Christ et de la femme prosternée devant lui a de la grandeur. La Judith montrant aux Israélites de Béthulie la tête d’Holopherne, faiblement peinte, par M. François Grellet, est composée avec une certaine originalité. Dans les Apôtres au tombeau de la Vierge, peinture à la cire, M. Alexandre Grellet a trouvé des tons vifs et vigoureux. Le Saint Paul, de M. Ponsan, ne convaincra pas l’Aréopage par ses gestes emphatiques ; les Aréopagites avaient proscrit de leur tribunal ces faciles effets oratoires. Les Agapes, de M. Mazerolle, dont la disposition s’agence avec une science ingénieuse, s’effacent dans une gamme grise et terne. Nous ne disons un mot du Jésus ressuscitant la fille de Jaïre, de M. Cormon, que parce que ce peintre a eu un début très remarqué. Il faut se défier de ces débuts trop bruyans. La composition de la Fille de Jaïre est banale, l’exécution lâchée, la couleur terne, fausse et quelque peu fantastique. La vulgarité des têtes n’a d’égale que la pauvreté des gestes. Peinte dans une tonalité glauque, la scène semble se passer au fond d’un aquarium.


II

Les vers d’Hésiode qui chantent la naissance des muses et leur ascension dans l’Olympe ont inspiré à M. Ehrmann une belle page décorative pour le palais de la Légion-d’Honneur. Les figures plafonnent, la composition en hauteur s’agence heureusement, la tonalité s’accorde dans les tons clairs sans la moindre dissonance. Au sommet de la composition, Apollon arrête son char flamboyant pour accueillir Uranie, qui, une sphère à la main, s’avance vers lui. Quatre muses, Clio, qu’on reconnaît à son laurier, Polymnie à sa lyre, Melpomène à son poignard et Thalie à son masque comique, s’élancent vers l’empyrée en un groupe harmonieux. Encore retenues à la terre, Terpsichore danse dans une pose charmante, et Euterpe l’accompagne sur la double flûte. Une autre muse, Erato sans doute, mollement couchée sur une nuée blanche, monte vers l’Olympe comme bercée dans un hamac nuageux. Cette figure, vêtue d’une draperie verte, ravit par sa grâce nonchalante et abandonnée. Pourquoi faut-ii que le bras, qui tombe du nuage comme d’un lit, soit si raide de forme et de mouvement. Il y a aussi dans le groupe principal un autre bras de bois, celui de la Clio, qui s’élève tout droit comme un poteau indicateur. M. Ehrmann, au demeurant, n’a pas assez soigné les contours des figures. Leur galbe manque d’élégance et de style. L’Euterpe a des jambes d’homme. Les têtes, dénuées de caractère antique, se ressemblent toutes. Sœurs par la naissance, ces muses sont sœurs par le visage. Cela est d’autant plus regrettable que ce type, uniformément reproduit neuf fois, n’est pas beau parce qu’il est joli.

Sous le titre de Paphos, Danse de l’Hyménée devant la statue de Vénus Uranie, M. Paul Milliet expose une gigantesque composition allégorique. C’est une sorte d’hymne à la jeunesse. Devant une statue archaïque de Vénus, un jeune homme nu et une jeune fille drapée de blanc dansent au son des instrumens dont jouent autour d’eux les vierges et les éphèbes. Le paysage qui encadre cette scène de l’âge d’or a du style et de la profondeur. Les femmes sont en général bien dessinées et posées dans de gracieuses attitudes. Il faut surtout signaler la femme nue qui frappe sur le triangle et la danseuse, qui nous paraît être plus qu’une réminiscence d’une fresque fameuse d’Herculanum. Les figures d’hommes, par contre, sont d’un dessin sec et incorrect. La tonalité, volontairement assourdie, tourne trop au terreux. Pour cette grande toile, M. Milliet semble s’être inspiré de la manière de M. Puvis de Chavannes, et on ne peut que l’en féliciter ; mais M. Milliet ne saurait trop se briser la main à toutes les difficultés du dessin s’il veut aborder ce genre de peinture qui, privée des attraits de la couleur, exige, avec un grand sentiment du style, une ligne sûre et impeccable.

M. Guay a peint dans la manière large et facile des décorateurs du XVIIIe siècle Latone et les paysans. Les rustres qui troublent l’eau en piétinant sont bien marqués dans leurs gestes et dans leur physionomie au type de la bestialité. La figure de la Latone est d’un joli galbe qui n’a d’ailleurs rien d’antique. Avec ses deux enfans aux seins et son air d’ineffable douceur, elle rappelle la Charité d’André del Sarto. Ce n’est pas la déesse irritée qui va métamorphoser en grenouilles ces paysans imbéciles et méchans.

M. Hector Leroux est, après M. Gérôme et avec M. Lecomte Du Nouy, le plus savant évocateur de l’antiquité païenne. Il expose cette année un grand tableau avec figures de demi-nature, dont le sujet est poétique entre tous : les Danaîde. Un chemin creux bordé de roches argileuses s’allonge dans la perspective jusqu’aux rives de l’Achéron dont les eaux livides baignent le pied d’une chaîne de collines volcaniques. A gauche de ce chemin, des jeunes filles vêtues de tuniques blanches s’avancent l’une derrière l’autre, portant sur la tête une amphore de terre rouge. Elles se dirigent lentement, leur beau visage empreint de la tristesse résignée et de la gravité passive des bêtes de somme, vers un puits de granit qui ouvre au premier plan sa gueule béante. Une Danaïde qui est arrivée près du puits fatal y verse le contenu de son amphore, tandis que sa compagne, dont l’amphore vient d’être vidée, se penche sur la margelle pour voir si ces quelques gouttes ont fait monter le niveau de l’eau. A droite du chemin, une autre file de Danaïdes s’éloigne dans la direction du fleuve où elles vont de nouveau remplir leurs amphores. Cette ingénieuse composition mérite tous les éloges. Ces deux longues lignes de blanches canéphores qui s’avancent et s’éloignent dans la perspective sont d’un très bel effet. Mais pourquoi les trois figures principales groupées au premier plan n’ont-elles ni dans leur attitude ni dans leur physionomie le caractère antique que M. Leroux a réussi à donner à un si haut degré aux autres filles de Danaüs ? Celle qui verse l’amphore prend un mouvement de danseuse ; celle qui regarde dans le puits est toute souriante ; la troisième a le minois chiffonné d’une tête de Greuze. La couleur grise et blanche du tableau est d’une atonie excessive. Il est juste de dire que les Danaïdes étant des ombres, M. Leroux n’a pas voulu les peindre dans le relief et dans la couleur de la vie. Mais dans son autre tableau, la Vestale Clodia Quinta, qui, injustement accusée d’impudicité, prouve son innocence en faisant seule entrer dans le Tibre le bateau de la mère des dieux, il s’agit d’une femme en chair et en os. Or M. Leroux lui donne la même tonalité éteinte et la même silhouette vaporeuse. C’est une ombre de femme qui remorque une ombre de bateau vers une ombre de port. C’est une ombre de tableau.

La Vénus passant devant le char du soleil, de M. Machard, aurait pu s’épargner cette petite promenade à travers l’empyrée. Comment un peintre sérieux, un prix de Rome, a-t-il pu imaginer un pareil sujet, bon tout au plus à servir de frontispice à la relation du voyage scientifique du passage de la planète Vénus ? Que veut dire cette alliance hybride de mythologie et d’astronomie ? L’Apollon qui conduit le quadrige du soleil est tellement lourd de formes qu’il paraît devoir bientôt subir le sort d’Icare. L’Heure qui arrête les chevaux a un bras qui n’en finit plus, car l’étroite partie du dorsal que découvre l’échancrure de la tunique semble en être la continuation. C’est un bras en trois parties ! Les Amours ont une grâce charmante et ineffable, mais ils sont pris à Baudry. Pour la Vénus, qui a la physionomie d’une jolie fille de petit théâtre, elle affecte dans sa pose contournée la silhouette en zigzags d’un paraphe calligraphique.

M. Monchablon a, lui aussi, bien maltraité la déesse de l’amour dans la toilette de Vénus : peinture mièvre et soufflée, composition aussi prétentieuse que banale, galbes ronds, contours secs, coloris dans le goût des chromolithographies. Les Océanides du Prométhée de M. Henri-Eugène Delacroix ne sont guère plus séduisantes que la Vénus de M. Monchablon. Elles ont toutefois plus de couleur et plus de vie. Certaines figures sont peintes très largement, d’autres au contraire attestent une exécution des plus lâchées. Maigre, grimaçant, verdâtre, le Prométhée est laid à faire peur aux Océanides. La Médée de M. Morot n’est point massive comme certains marbres grecs ; elle est hommasse comme certaines Transtévérines vieillies. C’est un amas informe de chairs bouffies. La face est belle, quoiqu’un peu vieille, et pleine de caractère, quoique trop mélodramatique. M. Morot se relève dans le corps de l’enfant vu de dos qui regarde sa mère. Quelle pâte souple et grasse ! quelle carnation chaude et éburnéenne ! À voir leur structure baroque, leurs museaux allongés, leur coloration fauve, leurs gestes qui n’ont rien d’humain, on prendrait plutôt les Jeunes Satyres de M. Priou pour une nichée de jeunes singes. Étendu au bord d’une source, le Narcisse de M. G. Courtois y mire complaisamment son image. Il est tout nu, car une draperie rouge, glacée de laque d’un ton très fin, a glissé de son épaule à terre. Cette draperie a bien mal pris son temps. Sa chute malencontreuse découvre un corps grêle et parcheminé qui serait bien à sa place, enveloppé de bandelettes, dans le sarcophage d’une momie de la XIIIe dynastie.

Dans le tableau de M. Dubufe fils, Adonis vient de succomber à l’horrible blessure que lui a faite le sanglier de Diane. Il est tombé sur la lisière d’un bois de myrtes et de lauriers-roses dont les branchages touffus s’écartent sous les mains de Vénus pour livrer passage à la déesse. L’Olympienne regarde le cadavre sanglant de son amant d’un air un peu trop effaré pour une divinité. Cet effarement se communique à la longue chevelure d’or pâli qui flotte sur son corps nu, comme agitée par le plus impétueux des vents d’orage. Le torse de l’Adonis est bien peint, et la silhouette svelte de la Vénus est très élégante. Il y a des duretés dans le contour et dans les modelés, mais il vaut mieux débuter par des duretés que par des rondeurs. La ligne dure s’assouplira, tandis que la rondeur ne prendrait jamais la fermeté et la précision. Le raccourci du bras qui écarte les branches de myrte est manqué. Que M. Dubufe s’efforce aussi de tenir plus de compte des demi-teintes. Toute la figure de la femme est peinte avec deux tons, l’un pour la lumière, l’autre pour l’ombre. De là résulte la couleur de vieille tapisserie de ce tableau, couleur qui est d’ailleurs fort agréable. Ces réserves faites, nous applaudissons au beau début de M. Dubufe.

La Fortune, de M. Horace de Callias, appartient moins à la mythologie qu’à l’allégorie. Le décor est une ravine encaissée entre des rocs presque à pic. Soutenue dans le vide par ses grandes ailes diaprées, la Fortune passe au milieu du précipice, tenant dans sa main droite levée une corne d’abondance d’où tombe une pluie de pièces d’or. A droite, se retenant de ses mains meurtries et de ses pieds saignans aux aspérités du roc, un homme est parvenu à monter jusqu’à mi-côte. D’un geste désespéré, il tente d’arrêter la Fortune. A peine s’il peut saisir au passage un lambeau de la gaze transparente qui flotte autour de son corps nu comme une nuée d’azur et de pourpre. L’homme est dessiné d’un contour un peu sec et peint d’un ton de brique. Mais il est bien difficile de peindre un homme nu ; si on l’accuse dans la grâce, on l’effémine, dans la force, on l’alourdit, dans la maigreur nerveuse, on l’efflanque. La figure de la femme, qui forme une jolie ligne serpentine, s’enlève très légèrement avec la grâce aérienne d’une danseuse de Pompéi. La flexion du torse, faiblement renversé sur la hanche droite, est charmante. La pâte a de la souplesse et de la fermeté.

M. Louis Collin a mis en scène un épisode du roman de Longus. Assis au fond d’un bois, sur un roc moussu, Daphnis, les reins ceints d’une peau de brebis, apprend à Chloé, en attendant mieux, à jouer de la double flûte. La jeune fille, entièrement nue, est appuyée contre le rocher, tout près du chevrier. Ces deux corps d’éphèbes, rapprochés l’un de l’autre et opposant dans une douce harmonie les tons bruns et hâlés de la chair de l’homme et les blanches carnations de la femme, se groupent heureusement et ont un aspect pudique et charmant. La physionomie de Chloé a une jolie expression de naïveté et de candeur ; toutefois des joues trop grasses rendent cette tête un peu commune. M. Collin a un pinceau très chargé en pâte, mais son dessin, souple et élégant, n’est pas exempt d’incorrections. Les pieds sont mous, sans contexture musculaire. Aux genoux, les rotules accusent des dépressions disgracieuses qui ne sont ni dans la réalité, ni surtout dans l’idéal.

Les femmes nues, déesses, nymphes, allégories ou simples mortelles, sont en nombre au Salon de 1877. Il n’y a pas à s’en étonner. Un corps de femme n’est-il pas le plus magnifique hymne à la beauté que puisse chanter un peintre ? Malheureusement dans cet hymne à la beauté que les peintres entonnent chaque année, combien de fausses notes et de sons discordans ! Où s’élève la voix forte et pure, au milieu de ces cris rauques, de ces vagissemens incertains et de ces vocalises efféminées ? M. Bouguereau conduit faiblement le chœur. Le type de la Jeunesse n’est cherché ni dans la beauté pure, ni dans la grâce juvénile. La banalité du sourire stéréotypé de la femme qui regarde l’Amour assis à califourchon sur ses épaules n’a d’égale que la niaiserie de l’expression du petit Erote. Ce mièvre enfant a une jambe si bizarrement disloquée dans le raccourci qu’elle semble lui sortir de la poitrine. La tête de la femme est mal construite, avec un crâne trop bas. Découpée dans une feuille de zinc, une draperie bleue flotte on ne sait comment autour de son corps. Les lignes montantes de ce groupe s’agencent assez harmonieusement, et le modelé est savant et étudié, mais sans accent. Nous avons rendu la justice qu’elle mérite à la Vierge consolatrice. Il nous est donc permis de dire que, si la manière lisse, léchée, froide et mince de M. Bouguereau peut convenir à des figures symboliques plaquées sur des fonds d’or ou de marbre, elle n’est pas faite pour accuser dans un corps de femme nue le relief et la vie.

Vue à distance, la petite toile que M. Henner intitule le Soir est un chef-d’œuvre d’effet, de relief et de couleur. Une femme nue, peinte de dos, est à demi couchée près d’une mare, au milieu d’une clairière. Les bois et l’herbe, déjà obscurcis par le crépuscule, prennent des teintes vert sombre, presque noires. Le ciel, d’un bleu-vert très intense et d’une transparence infinie, se reflète dans le même ton, à peine atténué, sur les eaux de la mare. C’est une magique symphonie en trois couleurs : le vert bronze des bois et de l’herbe, le bleu du ciel et de l’eau, et le blanc doré du corps de la femme, une rousse à la chevelure rutilante. Si on s’approche, on s’étonne, tout en admirant la pâte si souple, si onctueuse et si solide à la fois du torse de la femme, de la hardiesse des procédés et du laisser-aller de la facture. Le contour bavoché, plein de repentirs, mord sur l’herbe, l’herbe empiète sur le contour. Le mollet est trop gros, l’attache de la jambe est étranglée. Les premiers plans, à peine faits, ont été strapadassés d’une touche si furieuse, que les poils de la brosse arrachés se sont incrustés dans la pâte. Nous constatons sans nous en offusquer ces négligences voulues. M. Henner n’a cherché là qu’un effet, et il l’a trouvé et il l’a exprimé de la plus étonnante façon. Il ne se perd pas dans les détails ; il procède par masses à la manière des maîtres vénitiens, du Giorgione et du Bonifazzio, qu’il rappelle extrêmement.

M. Jules Lefebvre est l’antipode de M. Henner. Chez lui, c’est la perfection du dessin, la délicatesse du modelé, la précision extrême du contour. La Pandore nous apparaît au fond de sa grotte avec ces qualités accoutumées. Toutefois M. Jules Lefebvre ne s’est pas surpassé. La tête de sa Pandore manque de caractère, et la figure pèche par une proportion trop courte. Pourquoi aussi cercler tout le galbe, des pieds à l’occiput, d’une ligne qui semble tracée avec la pointe d’un burin ? Si M. Henner n’accuse pas assez les contours, M. Jules Lefebvre les marque trop.

L’Ève de M. Félix Barrias se penche vers une source pour y mirer ses beaux traits tandis que le serpent, enroulé autour d’un arbre, darde vers elle sa hideuse tête en fer de lance. Pour n’être pas très neuve, l’idée de la femme tentée par la coquetterie n’en est pas moins jolie. Les tonalités claires de la fresque qu’a employées M. Barrias ne nous déplaisent pas, quoiqu’elles détonnent un peu dans un tableau de chevalet. Le dessin est élégant et a de la grâce. La Diane de M. Schutzenberger suspend à une branche d’arbre sa trousse, son arc et sa tunique spartiate. Elle s’est arrêtée dans un bois ombreux que perce à peine la lumière, et va se baigner dans la source où déjà trempent ses pieds. Le mouvement du bras pour atteindre la branche cambre légèrement le torse en arrière et imprime à cette jolie silhouette une gracieuse ligne serpentine. Dessin très correct et agréable couleur, bien que dans une gamme un peu rosée. Pourquoi M. Schutzenberger a-t-il fait Diane blonde ? C’est une hérésie mythologique.

M. Jacques Rizo, qui, en sa qualité de compatriote d’Apelles, ou plutôt de Panænos, car M. Rizo est né à Athènes, et Apelles était Ionien, nous inspire toute sorte de sympathies, a peint l’Indolence sous la figure d’une femme nue couchée sur un lit de repos. Son corps un peu maigre, mais d’un galbe élégant et d’une jolie chair blanche, où l’on sent le sang à fleur de peau, s’enlève sur le satin noir et rose du lit. Cette femme nous rappelle la Femme adultère de M. Humbert, dans une pâte infiniment moins ferme, à croire que les deux peintres se sont servis du même modèle. Le tableau est d’une jolie coloration, dans la gamme rose ; mais le dessin n’est point sûr, et les mains comme les pieds sont d’une peinture trop sommaire. Dans le cortège des femmes peu vêtues passent encore la petite Psyché de M. Thirion, si grêle, si chétive, si frissonnante, qu’on aurait envie de jeter un manteau sur cette nudité pauvre et rose ; l’Étude de M, Dargent, assez bien modelée, mais vieillotte de traits et peu fraîche de ton ; la Vérité de M. Monvel, une grosse femme aussi commune de formes que vulgaire d’expression, qui est noyée dans un ton rose lie de vin ; une autre Vérité, par M. Paul Rouffio, qui ment à son nom, car la vérité n’a pas ces tons vitreux et ces raccourcis inexplicables ; une Andromède molle et pâlotte de M. Edouard Sain ; la Salmacis de M. Landelle, qui n’a que le défaut d’être trop jolie ; une Source de M. Faure, dont le corps veule s’éclaire par reflets ; une Naïade à jambes fuselées, par M. Bastien ; une Sappho échouée sur la grève, le corps gonflé et livide, par M. Bertin ; la jeune fille, un peu grêle, de l’excellente Étude de M. Dubufe fils ; la Nymphe Écho, de M. James Bertrand, coloration bise et galbe anguleux (les genoux, les coudes, la nuque, la chute des reins, tout est coupé à angle droit) ; enfin la Petite jeune fille de M. Pelez. Se tordant sur une table à modèle, cette petite fille est de l’aspect le plus réjouissant en sa structure de batracien.

A l’exemple d’Alfred de Dreux, qui ne peignait que des chevaux de luxe, il semble qu’aujourd’hui les peintres du nu ne veuillent peindre que des femmes de luxe, c’est-à-dire incapables d’enfanter et d’allaiter. Le beau n’est plus l’idéal, c’est le joli, — et quel joli ! toutes ces femmes sont mièvres, chétives, débiles ; le col est mince, la poitrine étranglée, le bassin étroit, les hanches grêles, la carnation anémique. Il n’y a pas de sang dans cette chair amollie par le repos et la claustration ; il n’y a pas de lait dans ces seins à peine gonflés. Le système musculaire manque à ces figures qui n’ont plus même de nerfs. Ce ne sont point des Vénus, encore moins des Cybèles. Les caresses de Mars les briseraient, et elles seraient impuissantes à porter un enfant dans leurs flancs appauvris. N’est-ce point un signe de décadence que ce mépris du caractère essentiel du type de la femme ? Sans parler de Michel-Ange et de Rubens, Raphaël, Titien, Corrège et tous les maîtres ont compris que la plus haute expression de la beauté de la femme est la grâce souveraine de la force.


III

L’importance du sujet et la valeur de l’œuvre exigent que, sans s’inquiéter de l’ordre chronologique, on commence par le Marceau, de M. Jean-Paul Laurens, l’étude de la peinture d’histoire. Si Paul Delaroche était, selon l’énergique expression de Henri Heine, le courtisan des majestés décapitées, M. Jean-Paul Laurens rappelle l’Old-Mortality de Walter Scott. Son esprit hante les tombes, et son imagination ne se plaît qu’à évoquer des cadavres. Le duc d’Enghien, l’Interdit, le Pape Formose, Isabelle de Portugal, qui ont fait et consacré sa réputation aux dernières expositions, sont autant de sujets funèbres. Cette année, le jeune maître a peint le Corps de Marceau devant l’état-major autrichien. C’est dans une misérable chambre d’Altenkirchen. On a dressé à la hâte, avec un tréteau et un maigre matelas, qu’on a recouvert d’un vieux rideau de Perse et d’un manteau d’uniforme, un lit de parade pour y placer le cadavre du général français. Le héros repose là, sa main gantée sur la garde de son sabre nu. Il porte son célèbre uniforme du 9e chasseurs à cheval, vert soutaché d’argent, avec l’écharpe rose. La tête décolorée a la sérénité souveraine d’un marbre antique. Il semble que la mort ne soit pour Marceau qu’un calme sommeil où il rêve de victoires et d’immortalité. Heureux ceux qui meurent jeunes, frappés en pleine gloire ! Devant le cadavre, vu en demi-raccourci, défile, chapeaux bas, l’état-major ennemi. Près du lit, regardant ce Français tombé sous les balles de ses soldats, l’archiduc Charles s’incline tristement. Derrière lui passent une dizaine de généraux autrichiens dont les physionomies diverses expriment toutes le respect et la curiosité. Ces officiers ne pourraient cependant pas dire comme Charles IX devant Coligny mort : « Je ne savais pas qu’il fût si grand, » car M. Jean-Paul Laurens, pour accuser les vingt-sept ans de Marceau, a fait de lui presque un éphèbe grec. Peut-être est-il un peu petit. C’est une faute : dans Homère, les héros sont toujours grands. A droite de l’estrade funèbre, affaissé dans un fauteuil et la tête cachée dans la main, le vieux général Kray s’abandonne à sa douleur. Sa pose, pleine de naturel, est admirablement trouvée, et cette figure est le meilleur morceau de peinture de tout le tableau ; mais ce débordement de douleur nous paraît, chez un ennemi, quelque peu exagéré. Qu’on estime et qu’on regrette un adversaire aussi magnanime que valeureux, cela est juste et bien ; mais faut-il le pleurer comme un compagnon d’armes ? Derrière le vieux Kray se tiennent deux autres officiers qui paraissent appartenir à l’armée française, sans doute des chirurgiens militaires. Par leur costume, qui semble d’un autre âge, perruques poudrées, habits galonnés à longues basques, tricornes, épées en verrouil, les officiers autrichiens contrastent vivement avec l’uniforme si martial de Marceau. C’est l’ancien monde à côté du nouveau. Sauf la tête de l’archiduc, qui se dessine en profil perdu, reconnaissable à son nez busqué et à son menton accentué, les têtes des Autrichiens manquent de distinction ; on dirait plutôt leurs valets que ces officiers recrutés dans la plus haute noblesse de l’Allemagne. La composition est simple et belle ; l’exécution, large, ferme et sobre, est magistrale. M. Jean-Paul Laurens trouve généralement la couleur dans les noirs ; cette fois, il l’a cherchée en vain dans les gris. L’uniformité de la tenue blanche des Autrichiens, rompue par le peintre en demi-teintes grises, et le costume vert et argent de Marceau produisent une coloration froide que ne réchauffent pas suffisamment la note rouge vif du manteau du général et la note jaune vif du paravent contre lequel s’adosse le lit.

Sauf à ses débuts, M. Jean-Paul Laurens n’avait pas encore exposé de tableaux avec des figures de grandeur naturelle. Son Marceau prouve que, quand on a comme lui le dessin ample et précis et la touche mâle et vigoureuse, il ne faut pas hésiter à aborder la grande peinture. M. Laurens a agrandi sa manière ; il n’a pas grandi son sujet. Conçue ainsi, la Mort de Marceau tourne au sentimentalisme et confine au genre historique. Bouchot du même sujet avait fait une plus grande page d’histoire. Son tableau, aujourd’hui au musée de Chartres, représente les funérailles de Marceau devant les deux armées française et autrichienne rangées en bataille. C’est rappeler ce grand fait des guerres de la république : le général autrichien ne consentant à remettre aux Français le corps de Marceau, tombé blessé à mort entre ses mains, qu’à la condition que l’armée autrichienne s’unît à l’armée française pour rendre au héros les honneurs militaires.

On n’est point accoutumé de voir Sextus Tarquin sous la figure d’un timide amoureux marivaudant avec Lucrèce. C’est pourtant ce qu’a imaginé M. Alexandre Cabanel dans Lucrèce et Tarquin. Lucrèce, assise sur une chaise d’ivoire à dossier rond et sans bras, prise des peintures de Pompéi, file de la laine et garde la maison, en digne Romaine qu’elle est. Elle paraît n’attacher qu’une attention médiocre aux déclarations de Tarquin debout derrière elle. Ce qui diminue le mérite de la vertu de Lucrèce, c’est que le Tarquin est bien laid et bien gauche pour jouer les Lovelace. On le prendrait plutôt pour le dernier des affranchis que pour le fils du roi des Romains. M. Cabanel se trompe parfois, mais dans ses tableaux on sent toujours la main d’un maître. Le dessin est sûr, la touche ferme et sévère. Comme tour de force de dessin, il faut admirer l’attache du cou de la figure de Tarquin. La Lucrèce, qui a du caractère dans la pose, sinon dans la physionomie, un peu moderne avec ses yeux en coulisse, porte une robe vert d’eau doublée de violet pâle. Ces deux tons très fins se marient dans une savante harmonie.

La troisième année de la cent soixante-treizième olympiade (an 86 avant Jésus-Christ) fut pour les Athéniens une longue et lamentable tragédie dont le prologue fut la tyrannie de l’ex-maître d’école Aristion et l’épilogue, la ville mise à sac par les légionnaires de Sylla. Avec les Fugitifs de M. Léon Glaize, nous n’en sommes encore qu’au premier acte. Des Athéniens, pour échapper à la folie sanguinaire d’Aristion, s’enfuient de la ville terrorisée. Les portes en sont fermées, mais la nuit les remparts ne sont pas si bien gardés qu’on ne puisse se laisser glisser jusqu’au pied des murailles et gagner la campagne. Les tours massives d’Athènes se dressent dans le ciel étoilé. Des fugitifs, attachés à des cordes que leurs complices postés sur la plate-forme déroulent graduellement, sont suspendus dans l’espace. Deux groupes exécutent cette périlleuse descente. Au premier plan, c’est une jeune mère tenant son enfant serré contre sa poitrine. Le visage de cette femme exprime l’angoisse et la curiosité, sans grimace et tout en conservant la sérénité que le peintre doit toujours marquer quand il s’agit d’un sujet grec. « Femmes, cachez vos larmes, » disait Sophocle. L’autre groupe de fugitifs est formé d’une femme et d’un jeune homme. On ne sait s’ils sont mari et femme, ou amant et maîtresse ; mais ce qui est certain, c’est que l’amour a présidé à leur harmonieux enlacement. L’ombre des corps, éclairés par la lune, se découpe en silhouettes noires avec une vigueur d’un effet saisissant sur le granit de la muraille. Tout en admirant la belle architecture des remparts, nous reprocherons à M. Glaize d’avoir créé une Athènes de fantaisie. Les tours qui flanquaient les remparts d’Athènes n’étaient point des donjons ; aussi ne s’explique-t-on pas les 100 ou 150 pieds de hauteur que leur donne M. Glaize. Après avoir fait cette réserve au nom de l’archéologie, il ne reste plus qu’à louer cette très originale composition, cette grandeur d’effet, ce mâle dessin et cette forte couleur atténuée par l’harmonie sombre de la nuit.

Pourquoi M. André Roucolle a-t-il perdu 30 mètres de bonne toile et dépensé une grande fougue d’exécution pour peindre une lutte de portefaix sous les yeux d’un grabataire pourri ? Le livret dit que c’est Sylla faisant la veille de sa mort étrangler le préteur Granius. On savait fort bien que Sylla est mort de la maladie pédiculaire. Il était inutile de peindre cet immonde spectacle dont la description seule qu’a laissée Plutarque inspire le dégoût. M. Moreau de tours cherche ses sujets tour à tour dans Tacite et dans Touchart-Lafosse, ce qui dénote un vaste éclectisme littéraire. Il a deux tableaux au Salon : le Fils du Gaulois Civilis perçant de flèches des prisonniers romains et Une Fête intime chez le Régent, — fête très intime en effet, à en juger par le costume sommaire des dames qui égaient cette scène, d’ailleurs d’un joli coloris. Le fils de Civilis a de plus sérieuses qualités. Qu’on se figure aux premiers plans une série de saints Sébastiens attachés à terre ou liés à des poteaux, et au fond d’un paysage de style le jeune Gaulois tendant son arc. C’est une savante étude de nu. Puisque nous traversons la vieille Gaule, saluons au passage les Gaulois et les Gauloises de M. Luminais, qui s’est fait avec succès leur peintre ordinaire. Nul mieux que lui ne sait peindre ces hommes aux longues chevelures rousses, aux yeux bleus, à la peau blanche, aux armes étranges et aux costumes bariolés de couleurs vives. M. Luc Ollivier-Merson, dans ses deux peintures décoratives destinées au Palais de Justice, a montré saint Louis inaugurant son règne par la clémence et le continuant par la justice. La première de ces compositions représente Saint Louis à son avènement au trône faisant ouvrir les geôles du royaume. L’enfant-roi, escorté de seigneurs et d’hommes d’armes, assiste à la sortie d’une des geôles. La grille massive en est ouverte par un geôlier que sur sa mine patibulaire on devrait bien envoyer prendre la place de ses prisonniers. Enfans et vieillards s’élancent hors de la prison vers leurs parens et leurs amis. L’un embrasse sa vieille mère, l’autre caresse son chien qui l’a reconnu et qui saute après lui. Deux jeunes gens, leur chaîne brisée entre les mains, s’agenouillent devant le roi et baisent le bas de sa robe blanche. Saint Louis, malgré les supplications de ses barons, condamne Enguerrand de Coucy, tel est le titre de l’autre peinture. Ce n’est point sous le chêne légendaire que cette fois Louis IX rend la justice ; c’est dans une galerie ouverte, aux arcs surbaissés et aux colonnes trapues. Nous retrouvons à peu près la même composition que dans la geôle. Le roi est également assis sur un trône avec une figure également à genoux devant lui : celle du sire de Coucy. La seule différence est que saint Louis montre son profil gauche au lieu de son profil droit, et que le groupe des barons est devant le souverain au lieu d’être derrière lui. Quand nous aurons ajouté que la coloration est discrète et que le dessin serré et précis rappelle un peu la manière de Cabanel, on saura quelles sont les tendances de M. Luc Ollivier-Merson. C’est un chercheur de style, et il y atteint parfois. Mais il nous semble qu’il est inutile, pour accuser le caractère des figures, de les peindre toutes de profil et de leur donner des nez et des mentons en casse-noisette. Nous ne pensons pas que ce fût la mode au XIIIe siècle de se présenter exclusivement de profil, ni qu’en ce temps-là les nez fussent plus longs et les mentons plus osseux qu’ils ne le sont aujourd’hui.

L’Attentat d’Anagni, de M. Albert Maignan, est un fort remarquable tableau dont il faudrait vanter l’originalité s’il ne rappelait trop la première manière de M. Jean-Paul Laurens. C’est la même composition dramatique dans le bon sens du mot, le même modelé vigoureux procédant par ombres vives, la même palette où prédominent le noir, le blanc et le jaune. A la tête d’une troupe de reîtres, Sciarra-Colonna vient pour tuer le pape Boniface VII. Le vieux pontife, dressé tout debout, arrête les bandits de son regard courroucé. La composition en hauteur manque de lien. Tout est sacrifié à la figure du pape. Mais ce vieillard a un si grand caractère de majesté qu’il suffit seul à produire le puissant effet du tableau.

M. Jan van Beers, qui a l’originalité, vise à la bizarrerie. Les funérailles de Charles le Bon, comte de Flandre, sont certainement l’œuvre la plus étrange du Salon. La nef de l’église Saint-Christophe à Bruges regorge de monde. L’œil ne perçoit rien qu’une longue procession immobile de figures de profil, nobles et barons couverts de soie et d’or, prêtres dans leurs chasubles et leurs étoles brillantes comme des soleils, chevaliers templiers portant la croix rouge sur leurs grands manteaux blancs, hommes d’armes, le pot de fer en tête et l’épée à la main, pertuisaniers en cottes de mailles, arbalétriers en armures de cuir fauve, massiers aux surcots blasonnés, pelotons de piquiers tenant haut les fauchards et les hallebardes, foule de populaire, bigarrée et confuse. Au premier plan, des moines tournant le dos sont agenouillés d’espace en espace dans des attitudes étonnamment variées. Cette rangée de silhouettes isolées, tranchant par leur couleur noire avec les tons éclatans des costumes du cortège, est une véritable trouvaille. Nous allions oublier dans cette ébauche de description la figure principale, le cadavre du comte de Flandre. Il est vrai que M. Van Beers l’a oubliée dans son tableau, car, perdue à l’extrême droite du tableau et à demi cachée par le capuchon d’un moine et par la chape d’un évêque, c’est comme si cette figure n’existait pas. Le défaut capital de ce tableau est de n’être point composé. Il n’a, comme on dit, ni queue ni tête. C’est une longue frise qui pourrait se continuer ainsi à l’infini et faire tout le tour du palais de l’Industrie. Non pas que nous condamnions absolument ces compositions en longueur avec le groupe principal à une extrémité, mais au moins faut-il que, soit par un jeu de lumière, soit par une disposition ingénieuse qu’il appartient au peintre de trouver, le groupe principal se détache nettement et attire tout d’abord le regard. Déplacez le centre de la composition, mais faites en sorte que ce centre existe. Il y a d’ailleurs de rares qualités dans ce tableau ; la touche est énergique en dépit de l’aspect un peu mince et un peu plaqué de certaines figures, et la couleur a une grande vigueur. Toutes les figures, au nombre de plus de trois cents, qui grouillent dans cette toile, ont toutes une physionomie distincte et caractérisée. Que M. Van Beers renonce donc à ces compositions bizarres et à ces taches criardes de cadmium et de vermillon. La masse du public qui constate son talent ne demande qu’à venir à lui ; il n’a pas besoin de raccrocher les passans par des excentricités de mauvais aloi.

Il semble que les pillards ont agi avec beaucoup de discrétion dans les Horreurs du pillage de M. Lesrel, à voir les torsades de perles mêlées à la chevelure flavescente de la jeune femme morte, à voir aussi les aiguières de lapis et les vases d’or et d’argent alignés en bon ordre sur un bahut dont les deux bat tans sont correctement fermés. Le livret nous conte qu’un certain prince de Soldi-Moreno ayant appris que la duchesse, sa cousine, venait d’être tuée, et que son corps nu gisait exposé à tous les regards, se rendit, suivi de quelques gentilshommes, au palais des Médina pour faire respecter le cadavre. D’un autre côté, de méchantes langues affirment que ce tableau, représentait primitivement un baptême, et que la duchesse, qui est maintenant étendue morte sur l’estrade du lit à colonnes torses, était il y a quelque temps couchée pleine de vie dans ce lit magnifique. Baptême ou pillage, il faut louer la prestance fière, la belle couleur, la brillante exécution du groupe des gentilshommes. La soie des écharpes brodées miroite sur les justaucorps de drap, le velours des hauts-de-chausses frissonne et chatoie au mouvement des jambes, les cuirasses polies jettent leur éclair froid sous les casaques de satin, les collerettes de guipure se fripent au contact des hausse-cols damasquinés, les longues plumes d’autruche tombent des chapeaux comme des lambeaux de mousseline déchiquetée, le cuir des grandes bottes fauves se crispe en mille plis, les gardes des rapières luisent sous les mains gantées et les colliers d’or étincellent aux caresses de la lumière. Cela est flamand et espagnol. M. Lesrel aurait-il donc ramassé le pinceau de Frans Hals, ce maître merveilleux qui dans ses grandes peintures de Harlem allie le relief vivant de Rembrandt à l’élégance cavalière de Velasquez ?

M. Lucien Mélingue évoque la Matinée du 10 thermidor, la un d’un monde ! Il est six heures du matin. On vient de transférer de l’Hôtel de Ville dans une salle des tuileries les chefs de la commune vaincue. Sur une table au premier plan, Robespierre est étendu, la mâchoire fracassée, du sang à ses mains et à son célèbre habit bleu, sur une petite table où, selon l’expression de Legendre, « il n’occupe que deux pieds de large, lui pour qui la veille la république n’était pas assez grande ! » A côté de Maximilien sont assis, sous la garde de gendarmes, Couthon, Robespierre jeune, Payan, le beau Saint-Just, impassible comme un marbre grec. Une foule confuse vient se repaître de l’agonie du tout-puissant chef de la montagne : on se le montre comme une bête fauve. Des députés de la plaine s’approchent pour s’assurer qu’il n’est plus à craindre ; des gardes nationaux, des sectionnaires, des gens du peuple, qui la veille admiraient le tyran sanguinaire, prodiguent au vaincu stoïque les viles insultes et les basses invectives. La composition, bien agencée, se précise dans l’action du drame. L’audacieux raccourci de la figure de Robespierre est surprenant d’effet et de vérité. Encore que le tableau se noie dans une tonalité lie de vin et que certaines figures soient un peu creuses, il y a là beaucoup de talent. Dans le Portrait du commandant T…, du même peintre, le modelé et le coloris sont meilleurs.

Les dernières inondations de Toulouse, et un peu aussi le Naufrage de la Méduse, ont inspiré à M. Roll un grand tableau, très dramatique, très saisissant, et qui, en dépit de sa facture trop lâchée et de la vulgarité de certaines figures, gagne à être revu. La plaine est devenue la mer. Les eaux remuées roulent des épaves dans leurs flots verdâtres et bourbeux. Les cimes des arbres, les toits des hautes maisons, les tuyaux de cheminée des chaumières englouties émergent seuls de cette nappe glauque, qui s’étend des premiers plans jusqu’à l’horizon sous un ciel gris balayé de grands nuages noirs. Une barque montée par deux vigoureux bateliers, nus jusqu’à la ceinture, tente d’aborder à un groupe de terrasses et de toits battus par les flots, dernier refuge des inondés. Une femme demi-vêtue, tenant sur ses genoux un enfant évanoui d’effroi, tandis qu’un autre se cramponne à son cou, fixe de ses yeux hagards, pareils à ceux d’une folle, la barque qui vient la sauver. Juchée sur le faîte d’un toit, une vieille femme regarde les sauveteurs d’un air presque indifférent, comme hébétée par la vue de cette scène sinistre. Près d’elle se tient une jolie petite fille, la tête couverte d’un bonnet noir. Ces deux figures semblent descendues d’un cadre de Millet. Au premier plan, un homme nage vers la barque. Tout cela est largement peint, ou plutôt martelé à coups de couteau à palette, dans une couleur sombre et vigoureuse. Le grand nuage noir qui envahit le ciel au milieu de la toile est d’un effet superbe. Que M. Roll se garde de ses impardonnables négligences de dessin et de ses à-peu-près de modelé. Il a un vrai tempérament de peintre, il le doit fortifier par l’étude. Qu’il rende aussi à Géricault et à Millet les figures qui leur appartiennent, puisqu’il en a qui sont bien à lui. La mère affolée tenant ses enfans, groupe principal de la composition, est tout simplement très belle.

À cause de leur dimension, il convient de placer dans les essais de grande peinture un certain nombre de toiles qui par leur sujet appartiennent à la peinture de genre. Au nombre de ces tableaux de genre agrandis s’impose, malgré qu’on en ait, la Première communion à l’église de la Trinité, de M. Gervex. Si le jeune artiste n’y prend garde, s’il s’obstine à ne chercher que l’effet en des sujets de genre traités dans les proportions de la peinture d’histoire, sans s’inquiéter du sentiment ni du style, il arrivera bientôt à ambitionner les lauriers de pacotille de MM. Caillebotte, Monet, Degas, Renoir et autres impressionnistes. Tout son talent ne le sauvera pas. Dans sa Première communion, il a cherché sans y réussir la fameuse symphonie en blanc majeur. Il n’a trouvé que la symphonie en gris. Nous n’ignorons pas que le blanc pur n’existe pas par masse dans la nature et que le coloriste ne saurait exprimer un effet contraire aux lois de la couleur. Toutefois il y a dans les degrés de marbre et dans les parois unies des églises, et jusque sur la mousseline des robes de première communion, de larges jets de lumière blanche qu’un pinceau audacieux aurait pu rendre. On doit aussi critiquer les têtes de ces petites filles, d’un faire très lâché, d’une banalité sans égale. Ces enfans ne disent rien, ce qui est leur devoir, mais elles n’en pensent pas davantage, ce qui n’est guère en situation. Le groupe des parens et des amis, hommes en redingotes à la mode et femmes en élégante toilette de ville, qui s’accoudent sur la balustrade de l’escalier en des attitudes gracieuses parce qu’elles sont naturelles, est d’une couleur riche et franche ; mais il n’est pas assez poussé au relief pour s’interposer devant les figures du second plan et leur donner leur valeur juste. Ce groupe, qui devrait être comme la clé de voûte du tableau, manque de solidité, ce qui fait que tout le reste ne se tient plus. Les règles de la perspective linéaire sont d’ailleurs mal observées.

M. Gaston Mélingue expose un Déjeuner chez Molière, à Auteuil, qui ne perdrait pas à être exécuté en de moindres proportions. Puisque M. G. Mélingue paraît de taille à lutter contre les difficultés de la grande peinture, qu’il fasse donc de l’histoire et non de l’anecdote. Les deux frères ont un talent égal, mais M. Lucien Mélingue sait choisir ses sujets. L’auteur du Déjeuner de Molière est d’ailleurs plus coloriste. Le costume de Chapelle, qui déclame au premier plan, éclate en un brillant ramage de couleurs ; quel feu d’artifice de gaies nuances ! Pour M. Pierre Cabanel, il ne tirera jamais de feu d’artifice. Son Naufrage sur les côtes de Bretagne est un tableau mélodramatique composé ou plutôt mis en scène comme à l’Ambigu. C’est peint avec une rare insuffisance de touche et une rare crudité de tons.

M. Jaroslav Cermak donne en plein dans l’actualité. Il a peint des Herzégoviniens qui, de retour dans leur village, le trouvent pillé et détruit par les bachi-bozouks. De l’église en ruines, il ne reste que des pans de murs. Les tombes du cimetière sont violées ; les squelettes gisent épars dans l’herbe drue, et, aimable invention des irréguliers turcs, les têtes des cadavres sont piquées au bout de bâtons fichés en terre. Il y a dans cette toile, qui pourrait servir à illustrer l’Histoire de la Turquie, la vive couleur et la facture un peu molle qu’on est accoutumé de trouver dans les œuvres de M. Cermak. Les Moccoli de M. de Conninck sont aussi une scène toute contemporaine. Des femmes, penchées à une fenêtre, saluent, en tenant des bougies à la main, la fin du carnaval de Rome. J’appellerais volontiers ce tableau les Trois chandelles, car au premier aspect on est frappé par la lueur vive de trois bougies qui s’agencent en triptyque parfait au-dessus des figures. Il n’y a vraiment là de remarquable que l’ingéniosité du peintre à mouler en fonte sa signature dans les capricieux dessins du balcon ouvragé.

Quelle chatoyante robe bleue porte la jolie Incroyable du Rendez-vous de M. Morlon ! mais combien nous préférons à la grâce minaudière de cette grande figure la simplicité rustique et la candeur virginale de la fillette de M. Jundt ! Cela s’appelle Fraises des Alpes. Noyée dans l’atmosphère vaporeuse de l’aube, une jeune fille, dont le frais visage respire la pureté et l’innocence, tient à chaque main un panier de fraises de bois qu’elle vient de cueillir. Mille fleurettes multicolores émaillent l’herbe encore humide de rosée. Il est fâcheux que M. Gustave Jundt, qui modèle assez bien les figures et qui sait admirablement envelopper les silhouettes dans l’air ambiant, ne soigne pas un peu plus son dessin. Il a donné à sa chercheuse de fraises un bras de bois qui fait une invalide de cette jolie enfant. Fraises des Alpes est moins une réalisation qu’une impression, mais c’est une impression sans pareille de fraîcheur et de poésie. M. Jundt, lui aussi, est un impressionniste, de la façon qu’il le faut être. Il donne l’effet de ce qui est une impression dans la nature, tandis qu’au contraire les impressionnistes cherchent à donner l’effet de ce qui dans la nature n’est pas une impression. Nous avons souvent rencontré des passans avec des parapluies, et ils ne nous ont jamais causé la moindre impression. Pourquoi donc l’Homme au parapluie de M. Caillebotte nous en causerait-il une ?


IV

Pour être aujourd’hui traitée en genre historique, un peu dans la manière d’Hippolyte Bellangé, la peinture de batailles n’en mérite pas moins une place d’honneur. MM. de Neuville, Détaille, Dupray, Protais, Berne-Bellecour, forment toujours la brillante tête de colonne du régiment ; mais, parmi ses compagnons d’armes, M. de Neuville conquiert chaque année au grade nouveau. Le voici passé général avec son Épisode de la bataille de Forbach.

Le combat est engagé sur une voie ferrée encombrée de wagons. Il s’agit pour nos soldats de débusquer l’ennemi abrité dans les maisons qui bordent, à la station de Styring, la ligne du chemin de fer de Sarrebrouk. Un mur, trop élevé pour qu’on en tente l’escalade, s’étend le long de la voie. Un seul passage est praticable : une étroite passerelle de fer, absolument découverte, et où on ne peut passer que deux hommes de front. Une grande maison carrée, que les Prussiens, fermant les persiennes, matelassant les fenêtres, barricadant les portes, crénelant les murailles, ont transformée en une forteresse, s’élève au troisième plan, à quelques mètres de la passerelle, dont elle commande le débouché. Déjà le passage a été tenté, car des cadavres de chasseurs jonchent les marches de l’escalier. Les survivans ne perdent pas courage. Une vingtaine de chasseurs, perdus au deuxième plan dans la fumée, engagent une furieuse fusillade contre les défenseurs de la maison. Au premier plan, embusqués derrière un wagon à bestiaux, quatre autres chasseurs font le coup de feu. L’un d’eux, un clairon, le genou à terre, le corps assis sur le talon, le coude appuyé sur la cuisse gauche, épaule son arme et vise avec un soin qui témoigne sa bonne envie de ne pas perdre sa poudre. Près de ces soldats, un homme d’équipe, qui a ramassé un fusil, prend une cartouche de la main d’un chasseur. Il sait sans l’avoir appris le chargement du chassepot. Celui-là est bien sûr d’être fusillé s’il est fait prisonnier ; mais c’est un vieux soldat, un vétéran de Crimée et d’Italie. On ne l’aura pas aisément vivant, et si par aventure il était pris, il ne « bouderait » pas devant le peloton d’exécution. A moitié défilé par un train de marchandises garé, un bataillon du 77e de ligne arrive au pas gymnastique, avec un entrain, un mouvement, une furia superbes. Le commandant, monté sur le marchepied d’un fourgon, lorgne au loin les mouvemens des renforts ennemis que lui fait remarquer le chef de gare, tandis qu’un capitaine qui s’est avancé hardiment dans l’intervalle découvert, entre le train de marchandises et le wagon derrière lequel sont embusqués les chasseurs, montre du doigt aux « pantalons rouges » le périlleux passage qu’il faut franchir. Sur la terre calcinée par la chaleur gisent les blessés et les cadavres au milieu des rails brisés, des sacs et des fusils abandonnés. La fusillade éclate partout en petites taches blanches rayées de feu ; les balles égratignent les façades des maisons, brisent les planches des persiennes, tordent le fer des balustrades ; une grêle de projectiles s’abat sur le sol, faisant jaillir les grains de sable. C’est un ardent combat au grand soleil d’août, dans l’atmosphère embrasée des coups de feu. Un vrai temps de bataille, où il fait bon se battre, où le soleil est trop brillant pour qu’on pense à mourir. La maison qui vomit la mort est toute rose, et les pantalons et les képis rouges de la ligne achèvent de donner à ce tableau une chaude coloration. En ne montrant pas un seul Prussien, M. de Neuville a pour ainsi dire dégagé la philosophie de cette guerre où nos soldats, frappés de loin, des haies, des bois, des barricades, des épaulemens, tombaient le plus souvent sans avoir vu l’ennemi. Devant cette belle toile, d’une si vivante composition, d’un si héroïque effet, devant ce tableau d’une exécution si large, si libre, si enlevée, devant cette œuvre qui sent la poudre et qui éclate comme une fanfare guerrière, la critique est muette. On ne songe même pas à remarquer le bras trop long de l’homme d’équipe, ni ce train de marchandises qui, placé dans l’axe même de la colonne d’infanterie arrivant au pas de course, semble être aussi en marche, poussé par les soldats. C’est un effet d’optique qui prouve le mouvement prestigieux de cette composition.

On devrait mettre la gravure de la Passerelle de la gare de Styring dans toutes les casernes. M. de Neuville sait faire aimer la guerre. M. Protais sait la faire haïr. Rien de sinistre et de désespéré comme le tableau dont le titre a la concision d’une inscription tombale : Août 1870. Dans l’ombre épaisse d’une nuit noire, un colonel de cuirassiers est étendu mort, la main sur la garde de son épée brisée. Partout autour de lui s’étend la plaine obscure, déserte, mais dont les imperceptibles mouvemens de terrain trahissent des amoncellemens de cadavres. On se rappelle les vers épiques de Victor Hugo :

On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régimens s’étaient endormis là.

Le second tableau exposé par M. Protais n’a au contraire rien de tragique. Le Passage du gué est un épisode des grandes manœuvres de 1876 : la division du général de Brauer franchissant la petite rivière de la Rille. Il y a un certain mouvement dans ces diverses colonnes d’infanterie arrivant de toutes les directions pour se concentrer au bord de la rivière. M. Protais a retrouvé là la gamme criarde qu’il affectionne : les tons rouges des pantalons se détachant sur les tons verts de l’herbe. Toutefois il a mis une sourdine à son pinceau ; les rouges sont moins discords et les verts moins crus que de coutume.

M. Henry Dupray a aussi emprunté aux grandes manœuvres le sujet d’un de ses tableaux. Le nombreux état-major du général Lebrun, auquel s’est joint, pour suivre les manœuvres une foule d’officiers étrangers, occupe tout le premier plan. La plus grande variété d’uniformes, d’attitudes, de physionomies, règne dans cette multitude de cavaliers. Ils suivent du regard ou de la lorgnette les mouvemens d’une ligne de tirailleurs qui, à gauche, au troisième plan, sous une rangée de pommiers, ponctuent leur marche en avant par les petits nuages de fumée des feux à volonté. Au second plan, à gauche, une masse de curieux venus des environs, pour voir la petite guerre à laquelle ils ne comprennent rien, regardent le groupe de l’état-major, et surtout les brillans uniformes des officiers étrangers. Au fond, sous un ciel gris-blanc éclairé de bleu par endroits, plus lumineux que M. Dupray n’aime à faire ses ciels, s’étend le vaste plateau de Dreux sillonné de colonnes d’infanterie. Comme M. de Neuville, M. Dupray accuse chaque année davantage son talent et sa personnalité. Ce tableau, qui de loin a beaucoup d’effet, demande aussi à être vu de près à cause des mérites de l’exécution. La touche est vive et hardie. Les figures et les chevaux sont très étudiés sous l’apparente facilité avec laquelle ils sont enlevés. La Batterie d’artillerie du même peintre, traitée un peu en esquisse, est pleine de mouvement. Venant à fond de train de la droite de la toile, la batterie opère une brusque conversion pour aller prendre position, au fond du tableau, en arrière d’une crête. Dans son Étape de cavaliers, M. Arus paraît imiter quelque peu la manière de M. Dupray, dans une couleur moins rompue. Il a obtenu un certain effet, d’ailleurs facile, avec sa colonne de dragons s’avançant en perspective ; mais il ne faut pas regarder à deux fois cette exécution très lâchée, cette touche aussi lourde que celle de M. Dupray est vive, ces chevaux d’une anatomie hérétique et qui ne sont pas bien certains d’être d’aplomb sur leurs jambes.

M. Berne-Bellecour joue maintenant le rôle de sphinx ; il pose des énigmes. Il nous est impossible de rien comprendre à cette composition en casse-tête chinois. Pour décor, une tranchée. Pour personnages, au premier plan à droite, un mobile regardant la campagne par une embrasure, et un adjudant assis contre le parapet ; au second plan, un caporal de francs-tireurs debout, le fusil en bandoulière, et un autre franc-tireur fumant sa pipe. Au troisième plan, au bout de la tranchée, un groupe de soldats emportant un homme en bras de chemise dont l’épaule est ensanglantée. Voilà sérieusement la très exacte description de ce tableau. Quel en est le sujet, et, au demeurant, comment excuser cette bizarre composition picturale formée de trois groupes isolés qui ne concourent nullement à une action commune ? Lourd, indécis, sans couleur ni relief, le faire du peintre va à l’unisson de cet agencement baroque. — Le livret du Salon nous apprend que le tableau de M. Berne-Bellecour représente la mort d’un officier des francs-tireurs de la Seine. En effet, en y regardant de très près, on s’aperçoit qu’un des soldats qui accompagne le blessé porte à la main un sabre d’officier. C’est ce sabre qui est la clé de cette composition énigmatique ; mais quelle singulière façon de mettre en scène la mort glorieuse d’un combattant : peindre son sabre au lieu de le peindre lui-même !

Le Salut aux Blessés, de M. Edouard Détaille, est au contraire composé avec beaucoup de clarté et de précision. Mais le peintre a-t-il réalisé sa pensée première ? On ferait un livre des vicissitudes de ce tableau, qui a subi, dit-on, trois métamorphoses. A l’origine, paraît-il, c’était un convoi de prisonniers français défilant devant un état-major prussien. On a fait observer à M. Détaille qu’il faut laisser ces scènes-là aux peintres d’outre-Rhin. Ne voulant pas perdre sa composition, celui-ci alors a interverti les rôles sans changer ni la scène ni le décor. Les Prussiens sont devenus les vaincus et les Français les vainqueurs. Cette fois-là encore, on a dit qu’on ne doit pas donner à la bataille du Mans l’épilogue de la bataille d’Iéna. M. Détaille, qui n’est pas, à ce qu’il semble, ennemi des concessions, a de nouveau modifié son tableau, sans grand’peine d’ailleurs, car il n’a eu qu’à changer en shakos et en bonnets de police les casques pointus et les casquettes plates des prisonniers pour faire de ces soldats des pseudo-Autrichiens. La scène se passe donc maintenant en juin 1859, au grand soleil de Solferino, ce qui ne concorde guère avec le sol détrempé et le ciel hivernal du paysage, ni avec les mobiles qu’on aperçoit dans le lointain, tout étonnés et bien glorieux de prendre part à la campagne d’Italie ! Au premier plan, un général entouré d’un état-major disparate, officiers de dragons, de hussards et d’état-major comme aides-de-camp, spahis comme porte-fanion et cuirassiers comme escorte, se découvre devant une colonne de prisonniers qui, conduite par des hussards, la carabine au poing, s’avance du fond de la toile. Les derniers plans sont occupés par une batterie d’artillerie en action et par un bataillon de mobiles rangé en bataille. Comme dans presque tous les tableaux de M. Détaille, l’exécution est soignée à l’excès, minutieuse, léchée, d’une précision pénible et d’une sécheresse laborieuse, sans liberté et sans souplesse. La couleur brille dans les tons clairs comme de la porcelaine et reluit dans les tons sombres comme du bois verni. Le drap et l’acier ont les mêmes luisans. C’est un chef-d’œuvre de patience. M. Détaille est le Desgoffes de la peinture militaire. Il nous rappelle ce fameux général du temps jadis qui disait à la veille d’une campagne : « Nous sommes prêts, archi-prêts, il ne nous manque pas un bouton de guêtre. » Il en est ainsi des soldats de M. Détaille. Leur équipement est au complet, les cuirasses sont bien fourbies et les chevaux consciencieusement étrillés. Pas un grain de poussière ! Les cheveux sont taillés à l’ordonnance et les paquetages arrangés selon le règlement. Le sergent de semaine ne trouverait rien à redire à cette tenue si correcte. La boue elle-même prend un soin méritoire à moucheter régulièrement les tiges des bottes et les bas des pantalons qui s’effilochent dans la marche avec la plus grande régularité. Il ne manque pas un bouton de guêtre, mais il manque le soldat dans son caractère, dans son mouvement et dans sa vie. Quoiqu’ils paraissent sortir du four de l’émailleur, les jolis soldats de M. Détaille n’ont jamais vu le feu.


HENRY HOUSSAYE.