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Le Sarrasin

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Le Sarrasin
Traduction par Ernest Grégoire ; Louis Moland.
Les Souliers rouges, et autres contesGarnier frères (p. 149-152).

LE SARRASIN


Vous êtes, certes, bien des fois passé en automne à côté d’un champ de sarrasin ; vous devez vous souvenir qu’alors il est tout noir, comme si une flamme ardente y avait porté l’incendie.

En Danemark, nos paysans disent : « C’est la foudre qui a rendu le sarrasin si noir. »

Mais, quand je leur ai demandé comment c’était arrivé, ils n’ont pas su me répondre. Cependant je le sais maintenant ; c’est un moineau qui m’a conté l’histoire ; il la tenait d’un vieux et vénérable saule qui, il y a de longues, longues années, a assisté à l’événement. Il porte le poids de l’âge ; sa tête est fendue, et l’herbe pousse dans les interstices ; mais ses branches pendent toujours gracieusement, presque jusqu’à terre.

Donc, il y a des siècles, toute la belle plaine, aux alentours, était semée de seigle, d’orge et aussi d’avoine ; cette jolie avoine qui, lorsqu’elle est mûre, fait l’effet d’une bande de gentils canaris. La moisson était belle ; et, plus les épis étaient lourds, plus ils s’inclinaient modestement comme pour remercier le Créateur.

Il y avait là aussi, tout contre le saule, qui, alors déjà, pouvait passer pour vieux, un champ de sarrasin ; mais la plante, loin de se courber comme les autres, se tenait toute droite et raide.

« J’ai autant de grains que le seigle, disait-il ; et, en outre, j’ai bien meilleure façon que lui. Mes fleurs sont aussi belles que celles du pommier ; quand elles sont épanouies, cela fait un ravissant tapis ; on dirait de la neige, de la fine mousseline, tissée par des fées. Les hommes s’arrêtent pour m’admirer. Voyons, vieux saule, toi qui as l’âge et l’expérience, connais-tu quelque chose de plus charmant qu’un champ de sarrasin en fleurs ? Parle donc. »

Le saule agita ses branches en arrière, et puis en avant, comme s’il voulait dire à la façon des hommes : « Non, en effet, on ne peut rien imaginer de plus beau. »

Mais cet hommage muet ne suffit pas au sarrasin qui s’écria : « Ce saule, je crois que jamais il n’a eu guère d’esprit ; en tout cas, l’âge lui a enlevé le peu qu’il pouvait avoir. »

Voilà que de gros nuages s’étaient amoncelés ; un terrible ouragan approchait. Les fleurs des champs avaient, les unes, fermé leurs corolles, les autres se penchèrent dès que le vent commença à souffler ; mais le sarrasin resta droit, comme un piquet, toujours gonflé d’orgueil.

« Courbe donc ta tête comme nous, lui crièrent les fleurettes.

— Cela, c’est bon pour vous, chétives créatures, répondit-il fièrement.

— Courbe ta tête, comme nous, crièrent le seigle, l’orge et l’avoine. L’ange des tempêtes n’est pas loin ; ses ailes de feu sont immenses, elles rasent la terre. Gare à ceux qui font mine de le braver.

— Je ne m’inclinerai pas ! répéta le sarrasin.

— Couche-toi au plus vite, dit le vieux saule. Les éclairs se suivent, toujours plus terribles ; le tonnerre gronde. Ne regarde pas en l’air quand les nuages crèvent et que la foudre éclate : les hommes eux-mêmes ne peuvent pas supporter cette vue ; elle les rend aveugles.

— Ah ! les hommes n’osent pas fixer l’éclair, s’écria le sarrasin dans sa folle superbe ; eh bien, moi, j’aurai le courage de regarder droit lorsqu’à travers l’éclair on peut voir le fond des cieux ! »

Et, en effet, au moment où s’élança le plus fort coup de foudre, celui qui mit le feu au clocher de l’église, le sarrasin se tenait toujours debout, la tête braquée vers le ciel.

Lorsque le soleil reparut, les fleurs, les plantes se redressèrent ; elles étaient toutes rafraîchies, rajeunies par l’ondée bienfaisante. Mais le sarrasin était tout noir ; la foudre l’avait frappé, et la marque devait lui en rester toujours.

Le vieux saule agitait ses branches, et il en tombait de grosses gouttes, comme si l’arbre versait des larmes.

Des moineaux lui demandèrent : « Pourquoi cette tristesse ? L’air est si doux, si agréable, tout embaumé du parfum des fleurs et des bois. Le soleil répand de nouveau la joie partout ; et, là-bas, ne vois-tu pas le splendide arc-en-ciel ? »

Le saule leur fit le récit de ce qui venait de se passer et de ce qui causait son chagrin : l’orgueil coupable du sarrasin et la punition qui s’en était suivie.

Cette histoire s’est transmise chez les moineaux de génération en génération, mais sans grand profit pour eux ; car ils sont presque aussi impertinents et outrecuidants que le sarrasin.