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Le Secret de la reine Christine/02

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Agence Gutenberg (p. 14-24).


II


Deux heures. La grande salle de réception du Château Royal, pleine à déborder, bouillonnait comme un cratère. Non seulement il ne manquait aucun des membres des quatre ordres de l’État, mais la séance devant être publique, on avait laissé pénétrer tout ce que la vaste pièce, les antichambres et les couloirs pouvaient contenir de populaire.

Malgré le soleil rayonnant au dehors, il y régnait une quasi-obscurité. Les hautes fenêtres en ogive ne laissaient filtrer qu’une avare lumière à travers leurs petits carreaux verdis. Le plafond barré de lourdes poutres, les murs lambrissés, les sièges et les bancs massifs étaient également en chêne, noirci par le temps.

À peine si l’on distinguait les riches costumes aux couleurs vives, les cols et les manchettes de dentelle, les fraises tuyautées des seigneurs et des sénateurs, assis à droite de la salle ; et à l’extrémité de gauche, les bonnets fourrés des paysans, leurs barbes carrées et les peaux d’ours qu’en dépit de la chaleur, certains d’entre eux portaient en travers des épaules.

Au centre et un peu en avant, les ambassadeurs étrangers formaient un éclatant massif de velours, de soieries et de plumes, de broderies d’or et d’argent, de chamarrures, de croix et de joyaux qui piquaient l’ombre d’éclairs étincelants.

Au fond de la salle et en avant, se dressait une estrade, brillamment éclairée par des lampes qu’une triple chaîne suspendait au plafond. Et en haut de trois marches, un trône et une table d’argent ciselé semblaient capter et retenir toute la lumière en même temps que tous les regards.

La plupart des bancs étaient déjà garnis quand Maître Goefle, orfèvre de la Cour et porte-parole des bourgeois, pénétra par l’une des portes, suivi des deux gentilshommes italiens, ses invités.

Tous trois avaient le teint vermillonné et les yeux allumés de gens qui sortent d’un repas plantureux, arrosé de la forte bière brune du pays, égayé par des vins de France et d’Alsace.

— Vous n’avez pas droit à ces places, fit l’orfèvre, mais, près de moi, derrière ce pilier, dans l’ombre, vous pourrez tout voir sans être aperçus.

— Pour le moment, je n’y vois goutte, dit l’un d’eux.

De sourds murmures s’élevaient au-dessus de la foule, pareils à l’haleine du cratère, mais comme le matin, il s’en dégageait une lourde atmosphère de tristesse et de deuil.

Et comme le matin également, un soudain silence s’abattit sur la salle, tandis que, d’un seul mouvement, se levaient les membres de la Diète.

Le cortège entrait : d’abord le Grand Connétable, en uniforme de parade, le Trésorier, enveloppé dans un manteau de velours noir, portant l’un, la magnifique épée damasquinée de Gustave Vasa, l’autre les clefs d’or des coffres royaux puis, très dignes et très droits, en éclatants costumes de fête, les grands dignitaires de la Couronne et les vingt-quatre membres du Conseil d’État.

— Ils portent les mêmes vêtements qu’à la cérémonie du Couronnement, fit Maître Goefle, à l’oreille du jeune Italien.

— À quelle époque ? demanda celui-ci.

— Quatre ans seulement. Quelle pompe sans égale ! Songez que j’avais fourni à la noblesse pour près d’un million de thalers de bijoux. La reine seule m’en avait passé commande pour plus de 200.000… qu’elle ne m’a pas payés d’ailleurs et ne me paiera sans doute jamais. Mais j’étais loin d’y songer ! La joie était partout et, avec le règne, semblait s’ouvrir une ère de prospérité…

Enfin Christine elle-même apparut dans toute sa majesté. Elle était drapée jusqu’aux pieds dans les longs plis de son manteau du sacre, en velours bleu, à palmes d’or et doublé d’hermine, dont le poids ne faisait pas plier ses épaules un peu hautes. Un lourd diadème aux pierreries scintillantes ceignait son front. Elle tenait son sceptre dans la main droite et le globe royal dans la main gauche.

— Peste ! fit Monadelschi à mi-voix, elle a autrement d’allure que le jouvenceau débraillé et dépeigné qui galopait ce matin.

— Plus d’allure, en effet, mais moins de contentement, répondit son ami.

La reine avança jusqu’au centre de l’estrade et tandis que le Conseiller d’État Rosenhane lisait l’acte d’abdication, elle demeura debout, devant son trône, immobile, hiératique et parée comme une idole.

D’une voix monotone, le Conseiller dévidait l’acte qui dépouillait Christine de son titre et de ses prérogatives.

Elle déclarait renoncer irrévocablement au trône en faveur du prince héritier, son cousin Charles-Gustave, se réservant pour elle-même une indépendance et une liberté absolues tant qu’elle n’agirait point contre le pays.

En échange, elle obtenait décharge de toutes les dettes contractées pendant son gouvernement.

— Adieu mes 200.000 thalers ! soupira l’orfèvre. Par contre Sa Majesté ne dédaigne pas d’emporter les bijoux que je lui ai procurés et qu’elle ne m’a payés que d’un sourire ! De même qu’elle a fait maison nette au palais de Stockholm : meubles, tableaux, livres précieux et jusqu’aux tapis et aux tentures, elle a tout fait emballer et expédier à Bruxelles, dit-on. C’est à peine si Charles-Gustave trouvera une paillasse où se coucher !…

— Une fille avisée et qui ne s’embarque point sans provisions de route ! dit Monaldeschi. Écoutons plutôt le grimoire de ce maraud en robe de pourpre !

Christine se réservait les revenus des îles d’Oeland, de Gotland et d’Oesel, des villes et des châteaux de Nykoping et de Wolgast, des domaines du duché de Poméranie, des baillages de Neukloster et de Pohl en Mecklembourg et de plusieurs autres lieux…

— Excusez du peu ! commenta le marquis. Voilà qui doit dépasser les 250.000 thalers que, ce matin, le jeune cavalier jugeait nécessaires à sa dignité. Un joli denier pour qui saura lui plaire !

— Il n’est pas si facile de plaire à notre Christine fit, en hochant la tête, Maître Goefle offusqué. Elle pouvait choisir parmi tous les monarques et les princes d’Europe. Et en Suède, à part son cousin, il ne manque pas de beaux cavaliers, aussi riches de thalers que d’aïeux, qui eussent volontiers sacrifié leurs biens et risqué leur vie pour gagner son cœur…

— Il ne faut jurer de rien, mon digne maître. La femme est capricieuse. Dona e mobile ! chantonna l’Italien en souriant.

Mais Christine écoutait-elle cet insipide parchemin qu’elle avait d’ailleurs signé après en avoir âprement discuté les termes ?

Elle s’était assise sur le trône d’argent, toujours immobile et très droite. Ses beaux yeux sombres, seuls vivants dans la pâleur dorée du visage impassible, parcouraient les rangs de cette assemblée, s’arrêtant sur les hommes, mêlés depuis si longtemps à sa vie, dont les traits évoquaient tant de souvenirs, tant de services et de fidélité.

Et tout d’abord le vieux chancelier Axel Oxenstiern, ami dévoué de son grand-père, très cher conseiller et premier ministre de son père et qui avait remplacé ce père auprès d’elle avec une tendresse parfois tyrannique mais si profonde ! Il avait juré de ne point assister à la cérémonie et n’avait pourtant pu se tenir de revoir l’ingrate enfant qui frustrait tous ses espoirs.

Il était là, cassé, affaissé, le nez dans sa barbe, infiniment pitoyable.

Puis Axel Baner, que Gustave-Adolphe avait nommé Gouverneur de Grand Chambellan qu’il était, très bon courtisan, mais éloquent à la manière des Vandales, comme disait Christine, et de peu d’études et de latin. Et le comte de la Gardie, grand connétable du royaume, sincère et rude ami de Gustave-Adolphe ; et encore le frère bâtard, de ce dernier, héroïque autant que lui, Charles Karlson, amiral du royaume.

Mais ses regards s’arrêtèrent plus longuement sur Johannes Mathiae, le maître sans pédanterié, humain et tolérant, qui l’avait instruite avec tant d’amour et dont elle était l’orgueil. Elle en avait fait un évêque et il siégeait parmi les hommes d’Église. Christine dénombrait encore parmi les seigneurs, tous ceux qui intriguèrent contre elle, la critiquaient avec âpreté, se jalousaient, se battaient comme chiens à la curée pour obtenir sa faveur, mais la regrettaient d’autant plus qu’elle était femme et qu’ils espéraient ainsi pouvoir lui tenir tête.

Maintenant, ce sont les compagnons de sa jeunesse que la reine cherche du regard : le grave Eric Oxenstiern, fils du Chancelier, qui, un instant, avait cru pouvoir aspirer à sa main ; son frère, seule tête folle de la famille ; et Jacob de la Gardie, fils du connétable et mari de sa chère Ebba.

Enfin et surtout ses yeux trouvèrent, tandis qu’elle tressaillait, Magnus de la Gardie, le beau Magnus, son premier, son grand, son seul amour qu’elle avait dû arracher de son cœur comme on arrache un poignard. Depuis, il lui avait fallu le disgrâcier. Il avait vécu en exil dans ses terres, plein de colère et de rancune. Il était assis tout au fond de la salle, contre le mur, les bras croisés sur la poitrine, plus beau que jamais, avec son expression de douleur et de défi.

— Ah ! Magnus, tu ne souffriras jamais autant que tu m’as fait souffrir ! soupira-t-elle.

Enfin, ses yeux revinrent à son cousin et successeur, Charles-Gustave, debout à sa droite, en bas de l’estrade. Le visage florissant du bon gros garçon qui, si longtemps, avait joué auprès d’elle le rôle d’amoureux tenace et désespéré, brillait d’une joie qu’il ne pouvait dissimuler. Ses ambitions n’étaient-elles pas, et de loin, dépassées ? Il ne serait pas seulement le mari de la reine. Il serait roi !

— Grand bien lui fasse ! pensait-elle. Quant à moi, je tourne la page !

Mais le Grand Justicier Per Brahe qu’elle n’avait point encore aperçu, s’avançait vers elle dans sa longue robe de velours écarlate, s’efforçant de redresser sa taille courbée. Il la tint un instant sous son regard avec une émotion qui lui enlevait la parole et embuait de larmes ses prunelles usées. Enfin, d’une voix chevrotante :

— Je ne puis plus espérer, Madame, dit-il, fléchir une résolution qui nous plonge dans la douleur. Je veux seulement vous rappeler une fois encore que, depuis le jour de votre majorité, nous, vos conseillers, ainsi que le peuple entier, vous avons fidèlement servie et secondée ; de votre côté, le jour de votre couronnement, n’aviez-vous pas juré devant Dieu de régner sur ce peuple, conformément aux lois suédoises ? Le lien entre un roi et son pays n’est-il pas plus indissoluble encore que celui qui unit deux époux ? Royauté oblige, Madame… Vous ne nous avez donné pour rompre ce lien aucune raison valable. Puissiez-vous ne pas regretter un jour une décision qui vous dresse à la fois contre Dieu, votre serment, votre qualité de souveraine et les droits du peuple !

La voix était si pathétique qu’un frémissement courut sur l’assemblée, tandis que les lèvres du visage immobile de Christine s’entr’ouvraient et tremblaient. Mais elle se borna à s’incliner légèrement, tandis que le Grand Justicier s’éloignait d’un pas chancelant.

Puis l’orateur des paysans, le vieux danneman Larsson se levait à son tour, tout renfrogné entre ses cheveux et sa barbe en broussaille, et montait lourdement sur l’estrade.

— Par Dieu ! qu’avez-vous fait, Mademoiselle ? fit-il d’un ton rude. Je vous revois à six ans. Nous autres, nous ne voulions pas de ce bout de fille sur le trône des Vasa. Mais vous vous teniez si gaillarde et hardie, vos petits pieds trottaient si ferme sous votre cotillon de velours noir que cela fit notre conquête. Nous avons reconnu le nez courbe, les yeux qui lançaient des éclairs, le grand front de votre père Gustave-Adolphe. C’était un brave homme et un bon roi, qui s’est beaucoup démené pour la Suède à travers le monde et nous lui avons obéi et l’avons aimé pendant sa vie. Quand vous nous avez souri comme lui, j’ai été le premier à crier : « Vive notre roi Christine ! », je vous ai prise dans mes bras légère comme un oiseau, pour vous poser sur le trône. Vous m’avez tendu votre petite main à baiser avec autant de gentillesse et de fierté que si vous l’aviez fait dès le berceau… Depuis, nous vous avons servie comme nous avions servi votre père, avec plus d’amour et de dévouement parce que vous êtes femme… Pourquoi donc voulez-vous nous abandonner ? Mille diables, Mademoiselle, voilà qui ne vous portera pas bonheur !

Christine ne répondît que par un triste sourire incertain et posant le sceptre sur la table d’argent, elle lui tendit les doigts.

Le bonhomme hésitait à les prendre. Puis brusquement il abattit sa patte sur le poignet fragile, l’embrassa à pleine barbe et, rajustant sa peau d’ours à travers ses épaules, tourna le dos pour se moucher entre ses doigts.

— Ma parole ! Ce vieil ours des montagnes serait près de me tirer des larmes ! fit d’une lèvre dédaigneuse l’élégant Monaldeschi.

— Dommage qu’il n’ait pas de mouchoir ! ajouta Sentinelli en riant.

— Tu oublies que, malgré la beauté d’Ebba, ton lys rose, nous sommes ici dans un pays de sauvages !

Cependant les dignitaires s’approchaient de Christine, qui se leva et se tint fière et droite. De leurs mains tendres et respectueuses, ils lui prirent le sceptre puis le globe royal. Per Brahe auquel revenait l’honneur de lui ôter la couronne, ébaucha le geste, mais ses bras impuissants retombèrent à ses côtés.

— Je ne peux pas ! gémit-il.

— La voici, mon père, fit Christine avec douceur, en enlevant le diadème de son front et le lui tendant.

Enfin, on lui arracha le grand manteau de velours bleu à palmes d’or que les seigneurs mirent aussitôt en pièces et se partagèrent comme des reliques.

Alors, ainsi dépouillée des insignes de la royauté et des joyaux de la couronne, toute simple dans la robe de satin blanc qui libérait son long cou robuste et moulait son corps svelte, toujours très pâle, mais souriante sous ses cheveux bouclés en auréole, Christine, d’idole redevenue une jeune fille comme les autres, descendit lentement les trois degrés du trône et s’avançant au bord de l’estrade, longuement, tendrement, contempla de ses yeux de velours tous ces hommes qui déjà n’étaient plus ses sujets.

— Comme elle est belle ! entendait-on de toutes parts.

— Belle comme un ange !

— Mais c’est vrai, pas si mal que ça ! fit avec condescendance le jeune Italien, en frisant sa moustache et en décochant des œillades dans le vide, oubliant que Christine ne pouvait l’apercevoir.

— Elle est même mieux que ça ! commenta son compagnon. Je te trouve, marquis, bien dégoûté !

Enfin, de sa belle voix basse aux notes émouvantes, Christine parla :

— Messieurs du Conseil d’État, et vous, mes anciens ministres, qui m’avez été d’un si puissant, d’un si secourable appui, vous, Messieurs les députés des quatre États que j’ai toujours trouvés fidèles dans mes difficultés, dans mes peines comme dans mes joies, et vous tous qui représentez ici le peuple de Suède que j’appelais mon peuple, vous qui n’êtes plus que mes amis, croyez bien que ce n’est pas sans déchirement que je me sépare de vous et de mon pays.

« Ce n’est pas sans longuement hésiter que j’ai pris cette décision qui me brise le cœur. J’y ai réfléchi huit ans sans avoir le courage de m’y résoudre. Aucun événement, aucun des arguments que vous m’avez opposés et dont j’ai su mesurer la force, n’ont pu modifier mon avis. J’ai disposé dans ce but toutes mes actions et je les ai menées à cette fin jusqu’à cette heure où je suis prête à achever mon rôle et à me retirer derrière la scène. Je sais que peu de personnes me jugeront favorablement et que beaucoup d’entre vous me jugent avec sévérité. Je m’inquiète fort peu des applaudissements mais vous chagriner me fait grand deuil. J’agis pourtant suivant ma conscience, pour le bien de la Suède, comme vous le reconnaîtrez par la suite. J’ai préféré la conservation de l’État à tout autre intérêt, comme j’ai tout consacré à son service…

— Elle fait bien sa mijaurée cette jeune reine en rupture de ban ! fit Monaldeschi d’un accent gouailleur. Sais-tu ce qu’il lui faudrait pour abattre cette superbe ?

— Quoi ?

— Un grand amour ou même un amour tout court. Crois-en mon expérience qui n’est pas mince : la belle demoiselle que voici est encore vierge…

— À vingt-sept ans et libre ? Allons donc ! Crois-tu qu’elle t’ait attendu pour sauter le pas ?

— Pourquoi non ?

Les deux lurons éclatèrent de rire. Ce qui fit retourner vers eux des têtes offusquées.

Après une pause, la voix tremblante, se raidissant pour ne point chanceler, Christine continua d’une voix plus profonde :

— Vous gardez, Messieurs, le meilleur de moi-même, mon enfance que vous avez protégée, ma jeunesse que vous avez dirigée, tous mes souvenirs les plus chers, depuis les jours lointains où mon père bien-aimé, que Dieu ait en sa sainte garde, me confiait à votre sagesse et à votre amour… Merci à tous ! N’oubliez pas tout à fait celle qui fut votre reine et qui reste votre amie…

Et se tournant vers le vieux chancelier Oxenstiern, vers le non moins vieux Per Brahe dont les épaules étaient secouées de sanglots :

— … Qui reste votre enfant, Messeigneurs…

puis vers Mathiae, figé par l’émotion :

— … Qui sera toujours votre élève reconnaissante, cher Maître aimé…

Beaucoup des assistants fondirent en larmes. On entendit des murmures étouffés, des protestations, des gémissements, quelques cris :

— Ne t’en va pas !

— Tu ne veux plus être notre reine, mais reste avec nous !

— Jamais nous n’aimerons Charles comme nous t’avons aimée !

C’est à peine si on put distinguer les remerciements prononcés au nom des quatre États par le conseiller Schering Rosenhane.

Christine, les yeux pleins de larmes, descendit ensuite lentement les marches de l’estrade. Elle tendit la main aux chefs des quatre États, qui s’inclinèrent profondément. Sauf celui des paysans, le vieux Larsson qui d’un mouvement convulsif serra la reine sur sa poitrine haletante. C’est ainsi qu’elle reçut le baiser d’adieu de la terre dont elle était issue.

Allant alors vers le prince Charles-Gustave, et lui souriant avec douceur :

— Mon bon cousin, qui êtes désormais mon roi, je sais que vous comprenez la grandeur de la tâche qui vous incombe ainsi que le poids des responsabilités que je charge sur vos épaules. Vous connaissez le glorieux passé de la couronne suédoise, j’espère que vous serez le digne successeur des rois illustres qui furent des héros sans tache.

« Mieux que la faible femme qui vous laisse son trône, vous saurez conduire votre peuple à la bataille, à la victoire, vous saurez même, comme Gustave-Adolphe, faire, s’il le faut, le sacrifice de votre vie… Vous avez le courage physique et moral, la générosité, un jugement sûr et éclairé, le sentiment de la justice. Je ne pouvais remettre mon peuple et mon pays en des mains plus dignes. D’autre part, je sais également que vous serez admirablement secondé par ces États, par ces conseillers dont j’ai pu éprouver le dévouement et la sagesse et qui sont les soutiens les plus fidèles, les plus éclairés du pouvoir royal.

« Quant à moi, je vous confie ce que j’ai de plus cher, ma mère, la reine Marie-Éléonore, que je laisse en votre garde. Et la première, je tiens à me dire l’humble sujette de mon roi et seigneur Charles X de Suède !

Elle esquissait une révérence quand il la releva et mettant un genou en terre lui baisa la main.

— Je crois que, moi aussi, je vais y aller de ma larme ! murmura le marquis italien.

L’émotion du prince était si grande que personne n’entendit les quelques paroles balbutiées par ses grosses lèvres tremblantes. Il promit de veiller sur la mère, sur la fortune de Christine et lui jura « avec son filial respect une gratitude éternelle pour les bienfaits qu’il a reçus d’elle ».

La douleur et la joie se mêlaient sur cette large face aux traits forts, au front bas, encadré d’une épaisse et rude chevelure. Mais la joie l’emportait. Grand et robuste, Charles-Gustave avait d’ailleurs fière mine dans ses vêtements de velours que barrait la soie écarlate de l’écharpe royale.

— Pourquoi n’a-t-elle pas épousé ce beau mâle ? murmura le comte Sentinelli à l’oreille de son compagnon.

Celui-ci haussa les épaules, d’un air méditatif.

Mais Christine, remontant les degrés de l’estrade et cette fois toute souriante :

— Encore une minute d’attention, Messieurs, fit-elle. J’ai appris par l’histoire que, jadis en France, chaque fois qu’un roi était couronné à Reims, les marchands d’oiseaux laissaient s’envoler librement cinq mille créatures ailées, afin que l’air fût rempli de leurs chants d’allégresse. En quittant le trône, en prenant moi aussi mon vol, j’ai voulu imiter ce geste symbolique : mon dernier acte de souveraine a fait ouvrir toutes les prisons du royaume afin que le bonheur y règne de toutes parts et que personne n’en soit excepté. Une dernière fois adieu, Messieurs, que la paix et la joie demeurent avec vous !

La robe blanche glissa le long de l’estrade, s’évanouit par la porte où tout à l’heure était entrée la reine dans toute la pompe du pouvoir suprême.

La dernière descendante de l’illustre dynastie des Vasa avait disparu de la scène du monde.

La foule s’écoulait. Les deux gentilshommes italiens se dirigeaient vers l’hospitalier logis du maître orfèvre Larsson.

— Singulière créature ! fit pensivement Monaldeschi qui depuis un instant se taisait.

Puis frappant d’un geste résolu l’épaule de son camarade :

— Elle part cette nuit, Sentinelli ! Nous la suivons. Ou plutôt nous la précédons. Qui sait si ce n’est pas là le début de notre fortune ?