Le Secret de la reine Christine/14

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Agence Gutenberg (p. 105-110).

XIV


Christine fit au galop, d’un seul trait, les huit lieues qui la séparaient du château, penchée sur sa selle, ne relevant le buste que pour cravacher son cheval, aussi violemment qu’elle avait cravaché le valet, descendant les pentes à une allure de vertige, sautant les fossés, grimpant les talus, risquant cent fois une chute mortelle.

Ses deux prétendants, la mine morose, se sentant cette fois définitivement évincés, et Magnus, poussiéreux, déchiré, le visage et les mains égratignés, mais cachant mal, sous un air contrit, son triomphe et sa joie, la suivaient à distance respectueuse. Quant à Ebba, elle dut très vite renoncer à escorter sa maîtresse, et demeura à l’arrière dans son traîneau, pour le plus grand bonheur de Jacob de la Gardie qui s’efforçait de calmer la belle affligée, sans oublier de plaider la cause de son amour.

À la porte du château, la reine abandonnant dans la cour sa monture frémissante et fourbue, courut jusqu’à sa chambre et se jeta sur son lit de repos, cachant sous les coussins son visage embrasé.

Si la fatigue avait rompu son corps, ses nerfs étaient à vif, son cœur battait tumultueusement.

Jamais son orgueil n’avait autant souffert.

La surprise et la colère de se sentir, malgré toutes les promesses qu’elle s’était faites, envahie et tyranniquement dominée par l’amour luttait avec l’humiliation de s’être publiquement trahie, d’avoir manifesté, avoué cet amour devant les témoins de la scène qui étaient aussi les témoins de sa vie, de s’être en outre rendue à la fois odieuse et grotesque.

Donc elle aimait. Elle en était sûre maintenant. Ce n’était plus un jeu.

Qu’allait-elle faire ? Épouser Magnus ? Impossible ! l’idée seule en était ridicule. Une souveraine qui a refusé les plus brillantes têtes couronnées d’Europe peut-elle descendre jusqu’à partager son trône avec un de ses sujets ? Et non pas même un grand vassal, un noble appartenant à une ancienne famille suédoise, mais un étranger, dont le grand-père, soldat de fortune, venu par hasard en Suède pour y louer une épée mercenaire, était né, avait grandi dans quelque obscure bourgade de Gascogne ? Devenir la propre belle-sœur de sa suivante ? Que diraient le Conseil, les États, le peuple ? Que dirait l’Europe ?

Alors ? Céder à cette passion qui la dévorait, faire de Magnus son amant, son favori, comme on disait ? Mais n’était-ce pas encore déchoir ? Aux yeux des autres, à ses propres yeux. Risquer de se donner un maître, un tyran ?

« Et moi, pensait-elle, qui jusqu’ici ne songeais à des embrassements sensuels que comme à une anomalie de la nature ! »

Après cette première défaillance, ne serait-elle pas entraînée à d’autres ? Ne tomberait-elle pas de désordre en désordre ? Elle seule connaissait l’ardeur de son tempérament. Jusqu’à présent, son ambition, son orgueil, incapables de se soumettre à un homme, son mépris pour les grossiers plaisirs de la chair s’étaient montrés d’effectifs moyens de défense. Mais si elle succombait une fois à un penchant si despotique, dans quels malheurs se trouverait-elle précipitée ? Une reine se doit de ne pas défaillir.

Christine ne cessait de tourner et de retourner ce problème dans son âme meurtrie quand on gratta faiblement à la porte et la douce voix d’Ebba demanda :

— Qu’avez-vous, Madame ? Je n’ai pas osé troubler votre repos. Mais seriez-vous souffrante ? Le dîner attend depuis une heure.

— Entre ! fit Christine d’une voix irritée. Ah ! te voilà enfin, après m’avoir abandonnée pour galantiser avec ton amoureux ? Drôle de suivante, par tous les diables ! Retourne d’où tu viens. Je dînerai ce soir seule dans ma chambre… Et demain nous retournons à Stockholm… Nous n’avons que trop perdu notre temps ici…

Et comme Ebba, un peu tremblante, allait refermer la porte :

— Attends, mordiou ! cria la reine.

Soulevée sur ses coussins, les traits contractés, la chevelure en désordre, Christine se rongeait fièvreusement les ongles. Ebba, immobile près de la porte, attendait, les yeux baissés. Les minutes, passaient.

— Écoute, fit enfin la reine, tu diras au comte Magnus de la Gardie que je le recevrai demain matin à dix heures… Pas si vite. Ne te sauve pas !… Non, décidément, pas demain. Ce soir même, à neuf heures… Tu as bien entendu ? À neuf heures !

À l’heure dite, Christine était toujours étendue sur sa couche. Mais elle avait quitté ses habits de cavalier, ses bottes, revêtu sa robe de velours bleu pâle bordée d’hermine qui drapait étroitement son long corps svelte, chaussé des pantoufles de cygne blanc, coiffé ses cheveux noirs qui, retombant en boucles sur son front, avivaient le sombre éclat de ses prunelles. Des flambeaux, ingénieusement disposés dans la vaste chambre, répandaient sur ses traits une faible et flatteuse lumière qui en cachait la fatigue et l’émotion. Pourtant, quand on frappa, c’est à peine si sa voix put balbutier :

— Entrez !

Magnus, debout à l’entrée et lui-même pâle et défaillant, hésita un instant ; puis il se précipita fougueusement aux pieds de la reine, posa son front sur les deux petites pantoufles, et attendit, haletant. Christine demeurait muette et sans mouvement. Le jeune homme se risqua enfin à saisir entre les siennes une main qui s’abandonnait et la baisa respectueusement. Puis ses lèvres fermes et douces, s’enhardissant peu à peu, entourèrent comme d’un bracelet le poignet tremblant et remontèrent le long du bras en insistant pour se fixer à la tendre saignée du coude.

Christine s’était rejetée en arrière, les yeux clos, les lèvres entr’ouvertes. Chacun des baisers retentissait jusqu’au plus intime de sa chair, et son sang refluait à son cœur qui palpitait à l’étouffer.

Tout à coup, comme le jour de sa première rencontre avec Magnus, elle se sentit emprisonnée dans des bras forts, pressée contre une dure poitrine frémissante tandis qu’une chaude haleine, mêlée au parfum d’ambre de la chevelure, brûlait ses lèvres et ses moelles.

— Mon amour… murmura-t-elle très bas.

Mais soulevant alors les paupières, elle vit sur le beau visage si proche du sien une telle expression d’orgueil et de victoire qu’au moment même où les chaudes lèvres s’écrasaient sur sa bouche, la traversant d’un fulgurant éclair, elle eut un soudain sursaut, repoussa violemment le jeune homme et se redressa d’un bond sur sa couche.

— Une irrévérence aussi hardie, s’écria-t-elle avec colère, une pareille violation de la majesté royale, je ne puis vraiment vous pardonner, Monsieur… !

Magnus demeurait à genoux, interdit, sans voix, le visage bouleversé. Echouer ainsi au port !

— Relevez-vous ! fit rudement Christine.

— Je connais toute l’étendue de ma faute, bégaya-t-il enfin. J’en attends le châtiment… Mais que Votre Majesté y songe : mon offense ne part que d’un trop grand attachement.

— Quel attachement ? Je n’exige de mes sujets ni n’attends d’eux, certes, aucun attachement de ce genre !

— Je me retire donc avec toute ma douleur… Que Votre Majesté daigne m’infliger un châtiment.

Magnus à reculons, tête basse, se dirigeait vers la porte. Christine, penchée au bord de sa couche, rouge, les yeux égarés, ébaucha un geste comme pour le retenir. Au moment où il allait disparaître :

— Vous vous retirez ? fit-elle d’une voix encore irritée. Vous l’ai-je ordonné ?… Restez !… Apprenez à connaître mon indulgence… Un manque de respect en public, je me fusse vue forcée à vous châtier… Mais en tête-à-tête… Je ne veux garder de mon rang que le droit d’indulgence !

Le ton peu à peu s’adoucissait. Magnus releva la tête :

— Cette indulgence, hélas ! me sera fatale, dit-il avec émotion.

— Que voulez-vous dire ?

— Votre pardon ne peut qu’accroître mon… affection.

— Mais je ne me plains pas de votre affection.

— Alors pourquoi tout à l’heure ce courroux qui m’a désespéré ?

— Un attachement n’est-il point possible sans de pareils transports ? Reine, je tiens à être aimée, mais encore et surtout à être respectée.

— Mon respect, Madame…

— Comte, j’ai, vous le savez, du plaisir à vous voir, à vous écouter. Je connais votre zèle pour ma personne. Mais de grâce, modérez-vous !

— Ma tendresse, je le crains, ne connaîtra plus de bornes si votre indulgence vient à l’appui de vos charmes, fit Magnus d’une voix caressante.

Il reprenait de l’assurance, se rapprochait de Christine. Ses belles prunelles bleues aux cils noirs se rechargeaient d’amour.

Christine, blottie dans ses coussins comme dans un refuge, suivait chacun de ses mouvements.

— Vous préféreriez donc me haïr ? fit-elle avec coquetterie.

— Vous haïr ? Dieu m’en préserve ! Mais si vous jugez qu’un exil de quelques mois, loin de vous…

— Loin de moi ? s’écria-t-elle avec vivacité. Vous ne m’êtes donc pas si attaché que vous vouliez le faire entendre ?

Et, après un silence, d’une voix oppressée, comme si chaque mot lui était arraché :

— Je le vois, c’est moi qui vous aime… Je suis forcée de l’avouer… Oui, je vous aime. Et vous voulez me quitter !

D’un bond, Magnus fut de nouveau aux pieds de la reine. Ses yeux étincelaient.

— Eh bien, de grâce, laissez-moi vous aimer, laissez-moi vous adorer !

Il avait repris la longue main douce et forte, il allait la porter à ses lèvres. Christine aussitôt se dégagea et le repoussa, mais sans violence. Elle voulait et ne voulait pas. Sur son visage, dans ses grands yeux expressifs se confondaient et luttaient la fierté, la confusion, le désir, un désir qui s’ignorait mais dont la langueur vaincue la trahissait.

Magnus en reconnaissait les signes avec transport. « Elle est à moi », pensait-il orgueilleusement. Il n’osait néanmoins poursuivre ses avantages car la colère de Christine soudaine et foudroyante pouvait être mortelle.

— Oui, aimez-moi, je ne m’y oppose pas, fit-elle. Mais sachez vous contenir. Vous n’ignorez pas à quel décorum nous sommes tenues, nous qui devons donner l’exemple au peuple… Laissez-moi le temps de réfléchir…

— Et votre déplaisir tout à l’heure ?

— Ne vous suffit-il pas que je l’oublie ?

— Ô la plus chère des souveraines !

Mais Christine, soudain désenvoutée, redressée maintenant de toute sa hauteur, congédiait le jeune homme d’un geste sans appel. Ce n’était plus la joyeuse camarade des premiers jours, ni l’amoureuse domptée qui, un instant, avait faibli. C’était la reine.