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Le Serment de Daalia/p2/ch08

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 339-363).


CHAPITRE VIII

NOBLE ANGLETERRE, POURQUOI T’AI-JE QUITTÉE ?


À la voile (parfaitement ! à la voile), le Jacinto, cargo-boat de la compagnie « Insulindia », fit son entrée dans le port de Manille, avec six jours de retard.

Avarie de machine, disait le journal du bord, cas de force majeure.

C’était là également la réponse invariable du capitaine à ceux de ses passagers qui déploraient la substitution de la voile à la vapeur.

Et parmi ces mécontents, deux… mécontentes s’étaient signalées par l’acrimonie de leurs plaintes.

Elles avaient nom Eléna Doodee et Mable Grace.

De fait, les Anglaises étaient parvenues au dernier degré de l’exaspération, et à moins de posséder le calme inaltérable d’un de ces bivalves, qui consentent à ne quitter leur banc que pour passer dans l’estomac des gourmets, on doit reconnaître le bien-fondé de la fureur britannique des voyageuses.

En vérité, le mauvais sort s’acharnait contre elles.

Depuis leur départ d’Angleterre, les aventures saugrenues se succédaient. Saugrenues, passe encore, mais inexplicables, torturantes pour leur curiosité.

Amenées à bord par Oraï, sans savoir pourquoi, le sacrificateur leur avait déclaré qu’elles seraient libres, débarrassées à jamais de sa compagnie aussitôt l’arrivée à Manille. 

Et voilà que ce maudit bateau retardait l’instant de leur libération. Voilà qu’il devenait voilier.

Non, de pareils contretemps n’atteignaient qu’elles au monde. Sans nul doute, un esprit malin (il en existe partout) s’amusait à leurs dépens.

Vingt fois par jour, Mrs. Doodee ou sa fidèle demoiselle de compagnie s’écriait, les yeux levés avec reproche vers le ciel impassible :

— Ô noble Angleterre, pourquoi t’ai-je quittée ? 

Ce qui d’ailleurs ne rapprochait pas l’Angleterre et n’accélérait en rien la marche du Jacinto.

Elles déambulaient rageusement sur le pont, scrutant l’horizon, cherchant à distinguer au loin la buée indécise qui signale l’approche de la terre.

Oraï venait parfois les joindre. Elles cachaient, leur rancune à son endroit car il leur apportait des renseignements précieux.

— Nous avons parcouru tant de milles depuis hier.  Encore trois jours, deux, un de patience.

On juge de leur émotion lorsque le navire franchit lentement la passe nord du goulet, resserrée entre l’île du Corregidor et la pointe des Mariveles.

La vue du drapeau américain, si désagréable d’ordinaire à des yeux britanniques, ne leur arracha aucune parole dédaigneuse.

Non, au fond de la baie aux eaux bleues, elles apercevaient les quais, docks, maisons de Manille, cette cité de deux cent mille habitants.

Population, paysage, leur étaient certes indifférents, mais ce sol empruntait une attraction indescriptible à cette pensée qu’en le foulant elles seraient libres.

Oraï, d’ailleurs, mit le comble à leur satisfaction en prenant congé d’elles, bien avant que le bateau stoppât en face du débarcadère.

Elles l’écoutèrent avec calme, consentirent même à lui accorder un shake-hand et le laissèrent très touché, très admiratif surtout de la mansuétude avec laquelle elles pratiquaient le pardon des injures.

Il se méprenait sur leurs sentiments.

Elles ne pardonnaient pas, mais elles oubliaient parce qu’un seul mot, une seule idée emplissaient leurs cervelles :

— Libres… nous sommes libres.

Lourdement, le Jacinto fut amené à quai. Les chaînes furent amarrées aux bornes, la passerelle jetée.

Au pas gymnastique, Mrs. Doodee bondit sur le pier, et, là, ses pieds frétillants eurent des mouvements rapides, ravis, gracieux, tels qu’un observateur frivole, ignorant du cant et de le respectability britanniques, eût cru qu’elle esquissait un pas de danse.

Mable elle-même, grisée par l’air magique de la liberté, ne se souvenait plus de son poids ; elle courait, selon son expression, comme un petit chevreau.

Et Eléna laissa passer ce mot.

— Venez, venez, ma chère, dit-elle. J’ai avant tout besoin de me promener, d’aller dans la direction qu’il me plaît de choisir, sans un geôlier qui m’oblige sans cesse à tourner du côté qui ne me convient pas.

Puis, dithyrambique :

— Oh ! que la liberté est bonne. Que Shakespeare et Sheridan, et aussi Kant, Bruce, et encore tous les Anglais, ont raison de dire qu’elle est le plus précieux des biens.

Un mendiant tendit son chapeau ; la gentille veuve y laissa tomber une guinée.

Toute la bonté réunie par la nature dans son être gracieux s’épandait au dehors.

Hommes, femmes, enfants, blancs, mulâtres, métis, arbres, maisons, barques, vagues, tout lui apparaissait joli, délicieux, exquis. Et elle jetait des phrases comme celle-ci :

— Être libre sur la terre ferme, le voilà le paradis ! Ce à quoi Mable, essoufflée mais réjouie, répliquait, ouvrant la bouche avec une énergie telle qu’il semblait impossible qu’elle la refermât :

Aoh ! yes. La liberté me donnait un repos aussi confortable qu’un bon fauteuil.

Ceci encore passa sans éveiller la susceptibilité poétique de la blonde Eléna. Ce seul trait suffirait à mesurer la béatitude qui amollissait ses facultés critiques en une bienveillance inaccoutumée.

Tout à coup, la mignonne Anglaise s’arrêta.

Une jeune femme au teint doré, aux yeux sombres, drapée dans un pagne rouge, les pieds nus sous sa jupe courte de cotonnade, venait de la saluer de ce souhait :

— Puisse la madone étendre l’égide de son manteau bleu semé d’étoiles, sur la tête de la belle señora aux frisons d’or.

Religiosité et flatterie mêlées, la phrase plut à Mrs. Doodee. Elle mit la main au réticule qui renfermait son porte-monnaie.

La femme fit un geste de dénégation.

— Ambrosella ne mendie pas.

— Pardon, commença l’Anglaise avec une légère rougeur…

La Philippine ne la laissa point continuer.

— On n’a point à s’excuser d’un mouvement qui prouve un cœur compatissant. La señora est étrangère. Elle ignore qu’Ambrosella gagne les tortillas (galettes) de maïs et de riz, dont elle se nourrit.

— Alors que voulez-vous de moi ?

— De vous ? Rien, señorita. Si je me suis trouvée sur votre route, c’est que j’avais promis à un blessé, cloué sur un lit de douleur, de vous apporter sa parole.

— Un blessé ? De qui parlez-vous ?

Ambrosella joignit les mains.

— Il est jeune et beau. Ses yeux ont la douceur d’un clair de lune. Un coup de feu a troué son épaule, mais la souffrance n’engourdit pas l’esprit des braves. Je veillais à son chevet, élevant la gourde de lait de coco jusqu’à sa lèvre altérée. Alors il m’a dit : « Ambrosella, va sur le port. Sache si le Jacinto est arrivé. Si oui, informe-toi, je ne veux te revoir qu’avec la réponse. À bord, il y a deux dames anglaises… Où sont-elles, descendues ?… »

— Deux dames anglaises, répéta Eléna désignant successivement Mable, puis elle-même.

Son interlocutrice eut un rire argentin.

— Deux, oui : mais une seule peut occuper le cœur d’un beau cavalier……

Et sans prendre garde à l’air courroucé de la demoiselle de compagnie, qui, en dépit de son peu de prétention, se sentait blessée que l’on fit si peu de cas de ses charmes, l’indigène reprit :

— C’est vous, n’est-ce pas, qui portez ce nom doux comme un chant de voceri (espèce de rossignol) : Eléna ?

— En effet.

— C’est donc à vous que s’adresse mon message.

Elle prit un temps, puis abaissant la voix :

— Il m’a dit « Va auprès d’elle, supplie-la de se souvenir du voyage de Batavia à Djokjokarta, du Kraton du Sultan, de la solfatare du Mérapi. »

Une agitation subite prit Mrs. Doodee. Ces noms lui rappelaient Albin. Tout comme le reste, la conduite du jeune homme lui était apparue inexplicable. Néanmoins, son court entretien, le soir du départ forcé de Batavia, lui était resté en mémoire, et aussi les lettres par lesquelles elle jalonnait la route.

— Est-ce que je répète mal les mots qu’il m’a fait apprendre ? questionna Ambrosella. Cela est possible, car ils n’ont pas de sens pour moi.

Eléna la rassura d’un sourire.

— Non, non, vous les redites bien ; mais continuez, je vous prie.

Le visage de la brune Manillaise s’éclaira : — Il m’avait affirmé que la señora comprendrait. « Je ne puis aller à sa rencontre, a-t-il ajouté ; mais si elle n’a rien oublié, elle viendra près de moi. Je lui expliquerai la fatalité qui pesait sur nous. À présent, plus rien ne peut nous séparer, sauf sa volonté. »

Elle rougit, Mrs. Doodee, et Mable, discrète comme toute demoiselle de compagnie, prit l’air indifférent d’une femme qui n’écoute pas, bien qu’elle n’eût perdu aucune des paroles prononcées.

— Est-ce loin ? murmura Eléna, d’une voix incertaine.

— Non, le corricolan nous conduira en une demi-heure.

— Vous dites ?

— Le corricolan… c’est la voiture du pays à deux roues ; avec elle, on passe partout.

Une lutte se livra dans l’esprit de la petite Anglaise, entre le désir de voir Albin et sa réserve saxonne. Cette dernière fut vaincue. Tout en se confiant que la démarche serait déplacée, Eléna prononça :

— Conduisez-nous, Ambrosella.

Sa bonne éducation lui conseillait de rattraper cet acquiescement non dissimulé ; aussi, Ambrosella s’étant mise en marche d’un pas rapide, l’Anglaise se lança à sa poursuite ; mais la Manillaise allait d’une allure si preste que toutes deux atteignirent le Corricolan, arrêté à l’angle d’une rue, sans que l’aimable veuve eût pu placer un mot.

Et là, elle n’eut pas le courage de se dédire.

Sa conductrice désignait la voiture d’un geste si engageant. Mable, rouge ainsi qu’une pivoine, accourrait, ses pieds lourds battant le pavé avec un vacarme, une bonne volonté si manifestes, qu’Eléna, emportée par le courant, ne résista plus. Elle sauta dans le véhicule, aida gentiment miss Grace à s’y hisser auprès d’elle. Du regard, elle chercha Ambrosella.

Mais celle-ci avait mis à profit le temps employé par les ladies à s’installer. D’un bond, elle s’était assise sur l’un des brancards ; puis, saisissant les rênes, elle se tenait prête à lancer en avant la mule aux jambes fines, moteur animal du véhicule. Le mouvement de Mrs. Doodee lui sembla probablement un signal. Une grêle de coups de houssine cingla les flancs de la mule, qui, agitant ses longues oreilles, fouettant l’air de sa queue, partit à toute vitesse en s’éloignant de la mer.

La ville fut traversée. La course folle se déroula dans la campagne. Puis, la route s’enfonça, tunnel vert et ombreux, dans le silence d’une forêt.

— Sommes-nous loin encore ? questionna. Eléna, profitant de ce que la raideur d’une pente contraignait la mule à ralentir le pas ?

— Dix minutes, encore, señora. Au second détour du chemin, vous verrez une cabane. C’est là que le caballero blessé attend.

Elle avait dit vrai, la Manillaise.

Au second coude de la route, la mule s’arrêta d’elle-même devant une maison basse dont les murs de pisé soutenaient une toiture de feuillages.

Mettre pied à terre, tendre la main aux voyageuses pour descendre, Ambrosella accomplit ces divers mouvements avec une célérité féline.

Son bras s’étendit vers la chaumière.

— Il est là. Entrez doucement, señora.

Souriante, émue, Mrs. Doodee s’avança sur la pointe des pieds. Elle poussa d’une main légère la porte grossière, privée, comme toutes celles de la région, de tout système de fermeture.

Elle entra. Mais elle n’avait pas fait deux pas qu’une cape de laine s’abattait sur sa tête, écrasant l’édifice harmonieux de sa chevelure. Aveuglée ainsi, elle se sentit saisie par des mains vigoureuses. Ses pieds quittèrent le sol, et, ballottée par de robustes porteurs, elle comprit qu’on, l’emportait.

Elle se débattit, essaya de se dégager, réussit à pousser un cri.

Cette clameur parvint aux oreilles de Mable. La grosse personne frissonna. Elle entrevit un péril. Sa maîtresse appelait à l’aide, il n’y avait pas à hésiter. Mable s’enfuit à toute vitesse, à des enjambées gigantesques, afin d’augmenter plus vite la distance entre la chaumière et sa craintive personne.

Mais si lestes qu’ils puissent être sous l’empire de la panique, les obèses ne sauraient disputer le prix de la course aux coureurs minces et fluets.

Les pieds nerveux d’Ambrosella frappèrent le sol derrière la demoiselle de compagnie.

La Manillaise rattrapa la fugitive, et, lui passant la jambe avec une habileté qui trahissait un long usage, elle lui fit perdre l’équilibre, l’envoya rouler dans la poussière.

Rouler est le mot, car la pente et la rotondité de la victime aidant, celle-ci opéra plusieurs tours sur elle-même.

Un tronc d’arbre, dans lequel elle buta, interrompit seul cette gymnastique involontaire.

Une bosse au front, meurtrie partout, ahurie, les idées confuses, Mable ne manifestait aucune hâte de se relever.

Mais on la secoua rudement. Elle promena autour d’elle des regards effarés. Des hommes armés l’entouraient, et parmi eux, Ambrosella la désignait du doigt, en riant à gorge déployée.

Sans nul doute, les assaillants s’étaient fait la réflexion que la demoiselle de compagnie représentait un poids trop respectable pour que les braves gentilshommes de la brousse se risquassent à lui servir de porteurs.

On l’obligea donc assez rudement à se remettre sur ses pieds, puis à marcher entre deux gardiens.

Épouvante et contusions mêlées, miss Grace poussait à chaque pas des gémissements qui eussent sinon attendri des cœurs, du moins brisé les tympans les plus solides.

— Si tu ne te tais, je t’arrache la langue ! gronda son gardien de droite.

— Et je te la fais avaler avec des piments rouges ! appuya celui de gauche.

C’en était trop. La pauvre grosse miss exhala une lamentation à effrayer un bison et perdit connaissance.

Quand elle revint à elle, elle était étendue tout de son long à terre, dans une salle basse qu’éclairaient mal quatre chandelles de suif. Auprès d’elle, debout, décoiffée, très pâle, Mrs. Doodee se tenait, les yeux baissés.

Le long des murs, plusieurs hommes immobiles, le fusil au poing, semblaient prêts a fusiller les prisonnières au moindre mouvement.

Au milieu de la salle, à deux pas des captives, un homme jeune, au visage cuivré, d’une rare beauté, les considérait avec une ironie menaçante.

— Où sommes-nous ? bégaya Mable, se conformant à l’usage qui consiste à formuler semblable question lorsque l’on sort d’un évanouissement.

Hélas ! sa maîtresse n’était plus dans les heureuses dispositions d’antan !

La voix de Grace parut l’exaspérer. Son petit pied pétrit rageusement le sol.

— Vous avez des questions ridiculement stupides, ma chère ! On vous arrête, des gens armés de carabines vous gardent… À ces signes, ne connaissez-vous pas les bandits ?… Il y en a comme cela en Sicile… Il semble que, dans toutes les îles, ce soit la même chose, puisque, ici, à Luçon, en plein océan Pacifique, on rencontre ces intéressants industriels…

— Silence ! prononça d’une voix grave le beau métis.

Les deux-femmes se tournèrent vers lui.

— Vous vous méprenez, señora, poursuivit-il avec aisance. Nous ne sommes point des bandits.

— Vraiment ?

— Si nous vivons loin des villes, si nous détroussons parfois les voyageurs, c’est que des conquérants avides sont venus s’établir parmi nous. Nos cités, ils les occupent ; mais la forêt, la montagne nous demeurent fidèles. Les arbres, les rochers ne trahissent pas les soldats de la cause de l’indépendance.

Elles écoutaient, surprises. Sous la bizarrerie des expressions, elles devinaient que leur interlocuteur exprimait la vérité.

— Oui, reprit-il, tels des brigands, nous réclamons de l’or des étrangers, des riches qui tombent entre nos mains ; mais, cet or, nous ne le transformons ni en plaisirs, ni en joyeuses orgies. Il sert à payer la poudre, les balles de ceux qui mourront un à un pour la liberté.

Et, avec une autorité étrange :

— Mon nom est Moralès, Moralès l’Insaisissable ! Une lutte est engagée entre le commandant américain de Mariveles et moi, dont je dois sortir vainqueur ; or, les balles se font rares chez nous…

— Mais, hasarda Eléna, en quoi puis-je peser sur l’issue de cette lutte ? Si vous me disiez : « Vos bijoux, votre argent, je les prends afin d’armer ma troupe. » Je le concevrais, mais vos démêlés avec les Américains…

— Vous intéressent au premier chef, señora.

— Encore une fois, je ne saisis pas.

— Veuillez me laisser parler, et vous saisirez.

Du geste, l’Anglaise indiqua qu’elle accordait son attention à l’insurgé.

— Le commandant de Mariveles donne l’hospitalité à la fille d’un riche planteur de Sumatra, vous comprenez ?

— Je ne perds pas une de vos paroles.

— Grâces vous soient rendues, señora ! Cette jeune fille, si elle était ma prisonnière, fournirait une rançon royale. Son or, transmué en plomb, nous permettrait durant de longs mois de frapper nos ennemis.

— Bien.

Eléna avait retrouvé tout son sang-froid. Moralès approuva d’un signe de tête.

— Or, continua-t-il, le commandant américain lui refuse l’autorisation de venir se remettre entre mes mains.

— Cela me parait assez naturel.

— Mais mon désir de la tenir captive ?

— Me semble également justifié.

Le chef rebelle s’inclina :

— Vous êtes fort intelligente, señora. Vous devinez bien que j’userai de tous les moyens pour parvenir à mes fins.

— En douter serait naïf.

— N’est-ce pas ? Eh bien, donc, voici ce que j’ai imaginé pour forcer la résistance de mon ennemi.

Il toussa légèrement et se campant de façon avantageuse :

— Je vais, si vous m’y autorisez, vous donner lecture d’un message qui sera remis aujourd’hui même à cet officier américain.

L’étrangeté de la situation finissait par amuser Mrs. Doodee. Ce fut donc avec le plus grand sérieux qu’elle déclara :

— Votre récit m’intéresse vivement. Lisez votre message, je vous en prie. Il y a là un véritable match, et une Anglaise, vous le savez peut-être, n’admet pas l’indifférence en semblable matière.

— Votre désir est un ordre, señora.

Ce disant, Moralès déplia une feuille de papier ornée d’un cachet rouge représentant un crâne posé sur deux os en croix, et entouré par la terrible devise des insurgés philippins : Tod’el siengre.

— Voici, señora, ce que je lui écris :

« Quartier général de la Montaña.

« Le général Moralès au capitaine Stiggs, commandant l’enceinte fortifiée de Mariveles.

« Ceci est la dernière communication relative à la señorita Daalia.

« J’ai capturé cinq personnes dont une lui est chère, vous le savez. Mais vous ignorez qu’en ce jour, j’ai joint à mes prisonniers deux captives qui, à Java, ont détourné le danger de dessus sa tête. J’espérais, jusqu’à cette heure, qu’en ennemi loyal, vous seriez le premier à me fournir les moyens de reprendre la campagne.

« Nul homme noble ne consentirait à s’attaquer à un adversaire désarmé.

« Mais les êtres avides qui veulent dépouiller les peuples de leurs richesses, de leur indépendance, sont réfractaires à toute chevalerie.

« Je frapperai donc désormais sans pitié, puisque la générosité est bannie de vos conseils.

« Je commencerai demain, et voici donc ce que je vous annonce :

— Si demain, à midi, la señorita Daalia n’est pas dans mon camp, je mettrai à mort tous mes prisonniers. Leur sang retombera sur votre tête, sur celle de votre nation, qui ne sait point être noble, qui réduit les patriotes aux atrocités des mesures désespérées. « Je charge la Madone de réaliser la malédiction de

« Moralès. »

Le métis se tut. Eléna ne riait plus. Dans l’accent plus encore que dans les paroles, elle avait senti passer la résolution implacable du jeune chef.

Celui-ci la regarda :

— Vous avez bien compris, señora ?

Elle eut à peine la force de balbutier :

— Oui.

— Je vais vous faire conduire auprès de mes autres prisonniers. Vous leur ferez part de notre conversation. Vous leur exprimerez mes regrets d’être contraint de me montrer sans pitié. Allez, vous avez tout un jour pour vous préparer à mourir.

L’Anglaise voulut se récrier. Elle n’en eut pas le pouvoir.

Sur un geste du métis, des hommes la saisirent, relevèrent brutalement Mable, complètement médusée, et entraînèrent les captives.

Dans des salles, des corridors sombres, celles-ci marchèrent, tantôt entre des parois resserrées que leurs épaules touchaient presque, tantôt obligées de se courber pour ne pas heurter du front la voûte soudainement abaissée.

À la fin, une porte à l’armature de fer se présenta. L’un des rebelles l’ouvrit, s’effaça pour laisser passer les Anglaises, puis disparut en rabattant le panneau sur leurs talons. Une chandelle vacillait, répandant sa clarté tremblotante dans un vaste caveau de forme irrégulière.

Dans la zone lumineuse plusieurs personnes s’agitaient.

Eléna eut comme un éblouissement.

Parmi ces êtres, elle en reconnaissait deux : Niclauss, entrevu par elle dans le palais des bayadères du Sultan de Djokjokarta, et surtout Albin.

Comme mue par une force intérieure, elle courut à ce dernier, lui tendit la main :

— Sir Albin Gravelotte !

L’interpellé sursauta ; puis, après un instant :

— La bayadère de Djokjokarta, la fausse Darnaïl !

— Mistress Eléna Doodee, rectifia la jeune femme.

— Parfaitement, mistress Eléna Doodee…

— Captive des révoltés, parce que je suis venue à votre rendez-vous.

— À mon… ?

Albin fixa sur la blonde Saxonne un regard stupéfait, si stupéfait qu’elle ne put faire moins que s’en apercevoir.

— Quoi, dit-elle, ce n’est pas vous qui m’avez envoyé, au sortir du Jacinto, une fille, Ambrosella de son nom ?…

— Ce n’est pas moi.

— Mais alors, vous n’avez pas été blessé ?

— Pas du tout.

— Oh ! les détestables ! fit-elle. Leur conduite est tout à fait indigne de gentlemen. Ils ont abusé du secret surpris je ne m’explique pas comment.

— Quel secret ?

— Celui de la grande amitié qui est entre nous.

— La grande amitié ?

La surprise d’Albin croissait à mesure qu’Eléna parlait. La grande amitié ! Où prenait-elle cela ? Leur rapide entrevue au Kraton ne pouvait raisonnablement justifier de semblables paroles.

Et elle, oublieuse de la situation terrible, toute à la joie de retrouver celui qu’elle avait proclamé son quatre centième fiancé, continuait :

— Grande amitié est un mot faible pour dire cette chose, mais la convenabilité de l’expression est une gloire de l’éducation britannique. Cela n’empêche pas mon cœur d’être reconnaissant à celui qui a quitté le Royaume-Uni, qui s’est embarqué comme moi, à Liverpool…

— Cela n’est pas sur le trottoir d’en face, murmura Albin, pour dire quelque chose.

— Oh non ! cela ne serait rien. Ce qui est beau, vraiment beau, et encore très joliment romanesque, c’est d’avoir ainsi gagné l’île de la Martinique.

— Ah ! ah ! vous êtes allée à la Martinique ! répéta le jeune homme qui, à présent, ne comprenait plus du tout ce que racontait la charmante Eléna.

— Oh ! s’exclama-t-elle, si je suis allée, vous demandez ?… Oh ! très drôle… Mable, ma chère, vous ne trouvez pas cela totalement comique ?

— Si, si, soupira la pauvre Grace, cela est absolument.

Du coup, Albin enveloppa la demoiselle de compagne d’un coup d’œil effaré. Elle semblait partager le sentiment d’Eléna, alors que, lui, ne parvenait pas à découvrir ce qu’il y avait de comique dans sa question.

Mais la gentille veuve était lancée. Elle reprit :

— La Martinique, c’était très droit, et d’une sollicitude réellement sélect : mais vous savez faire toujours mieux, toujours plus fort.

— Ah ! soupira Gravelotte, en qui la folie montait.

— Oui, vous avez été admirable, au Brésil.

— Admirable ?

— Indubitablement. Puisque, moi, je vous ai admiré.

— Vous ?

Le jeune homme se prit la tête à deux mains. Son crâne lui semblait prêt à éclater.

— Vous m’avez vu au Brésil, vous ?

Elle secoua la tête :

— Non.

— Non, maintenant ?

— Et j’en ai du regret beaucoup, car la rencontre plus hâtive eût probablement épargné la traversée du Pacifique.

— Le Pacifique, à présent !

— Et la réunion à Batavia.

Batavia ! Ce nom de ville brilla dans le cerveau d’Albin comme un phare. À la bonne heure ! Batavia… là, il avait passé.

— En effet, je connais Batavia. 

— Et Samarang aussi ?

— Et Djokjokarta, et l’affreux volcan Mérapi.

Le quiproquo eût pu continuer longtemps ainsi ; mais Mable, qui, depuis le discours de Moralès, ne cessait de trembler, psalmodia d’un ton lamentable :

Vous avez le cœur gai, mistress, de vous réjouir, quand vous savez que ces gentlemen et nous-mêmes, pauvres petits nous, devons périr demain !

À cette annonce sinistre, tous se rapprochèrent des nouvelles venues. Lisbeth, qui songeait dans un coin sortit de l’ombre et se mêla au groupe.

— Mourir demain, pourquoi ? comment ?

Jetées sur une pente nouvelle, les idées d’Eléna mirent une teinte grave sur ses traits.

— C’est la volonté de Moralès.

Et vite, bredouillant dans son désir de se débarrasser de la terrible communication dont l’insurgé l’avait chargée, elle narra son arrestation, son entrevue avec le chef philippin, la lecture de la lettre adressée au capitaine Stiggs :

— Si demain, à midi, cette jeune fille n’est pas ma prisonnière, je mettrai à mort tous mes captifs. »

La douce voix de l’Anglaise sonnait lugubrement dans le caveau.

— Diable ! gronda Fleck.

— Diable l’appuya Niclauss, heureux en son trouble d’emprunter à son beau-père un mot en situation.

Morlaix et Lisbeth se considéraient d’un air désolé.

— Mais, conclut enfin Mrs. Doodee, en face de la menace de ce señor Moralès, qui me parait homme à tenir ce qu’il promet, la personne dont il s’agit consentira peut-être à se livrer. Très riche, une rançon c’est peu de chose.

— Elle ne se livrera pas.

L’affirmation, jaillie des lèvres de Gravelotte, fit tressaillir les assistants.

Pourquoi disait-il cela ? Pourquoi tuait-il la dernière espérance des condamnés ?

On l’interrogeait des yeux, du geste. Il eut un sourire mélancolique.

— Mes amis, mesdames, je vous dois un aveu. Il y a quelques jours, Moralès me demanda devant lui, vous vous en souvenez.

— Oui, certes !

— Il me proposa d’écrire au Capitaine Stiggs en vue du même objet, m’avertissant qu’en cas de réponse défavorable, je serais pendu.

— Vous ne l’avez pas été.

— Non, pas que je sache, du moins. J’étais seul en cause, en préférant la mort à un moyen de salut pareil, je ne faisais tort à personne. J’écrivis à sir Stiggs en le priant de veiller étroitement sur celle qu’il garde. Il doit me croire trépassé à cette heure, car la clémence de Moralèes me surprend moi-même. Conclusion : il ne tiendra aucun compte de la missive du chef rebelle et nous…

Ce fut un concert de lamentations. Plus agacée que les autres, Eléna vint se planter devant Albin et d’un ton aigre-doux :

— Je voudrais bien savoir quel intérêt si grand vous portez à cette jeune fille, que vous préfériez le trépas pour vous à la prison pour elle ? J’ai le droit strict de vous adresser cette interrogation.

Elle invoquait son droit de fiancée. Gravelotte, ignorant sa méprise, pensa qu’elle faisait allusion à son droit de condamnée.

— Sans aucun doute, madame.

— Alors, répondez, je vous prie.

— Ainsi fais-je. Tout d’abord, cette jeune fille ne m’est pas inconnue. Le fût-elle, d’ailleurs, que je répugnerais à lui conseiller de s’en remettre à la bonne foi de révoltés. Quand on se met hors la loi, on commence par tenir la campagne au nom des sentiments les plus nobles, on finit par sacrifier aux sentiments les plus vifs. Patriote au début, on aboutit fatalement au banditisme.

— Soit !… Enfin, vous la connaissez ?

— Oui.

— Et vous lui avez voué une grande affection.

— Affection si grande que je donnerais volontiers ma vie pour lui épargner un danger, et que si je devais vivre, je n’accepterais l’existence qu’à la seule condition de la lui consacrer.

Un instant, Eléna demeura déconcertée. Quoi ! C’était son quatre centième fiancé qui s’exprimait ainsi ? Elle avait mal entendu, ce n’était pas possible ! Elle voulut savoir. Elle insista :

— Vous lui consacreriez votre existence ?

— Avec bonheur, madame.

— Vous ne prétendez pas exprimer que vous l’épouseriez ?…

— Mais si, en admettant qu’elle acceptât ma main.

Cette fois, Mrs. Doodee fut suffoquée. D’une voix étranglée, elle clama :

— Et vous vous figurez que je tolérerais pareille chose, que j’admettrais votre mariage avec deux femmes ?

— Allons bon, ça va recommencer ! gronda le jeune homme…

Où donc prenez-vous deux femmes ?

— Où je les prends, indigne gentleman ?

— Oui, je vous le demande ?

— Mais cette jeune fille, d’abord.

— Cela fait une.

— Et moi, cela fait deux.

— Vous ? Permettez, madame, il y a confusion, jamais je n’ai rien dit ou fait qui pût vous inciter, à apposer que je songeais à vous épouser.

— Vous osez dire cela ?

— En toute loyauté.

— Alors, puisque vous réalisez une volte-face inqualifiable, veuillez m’apprendre pourquoi vous avez quitté Liverpool à ma suite ?

— Encore ! Mais je n’ai pas quitté Liverpool !

— Pardon, pour vous trouver ici, à Manille !

L’organe de la petite Anglaise tremblait de colère ; ses mains mignonnes se crispaient furieusement.

— Eh ! madame, je n’ai pas pu quitter Liverpool, attendu que je n’y ai jamais mis les pieds !

— Ni à la Martinique non plus ?

— Pas davantage.

— Ni au Brésil ?

— Non, mille fois non !

— En ce cas, que me disiez-vous donc, le soir de mon départ de Batavia ?

— Le soir ?

— Au relais… J’étais à ma fenêtre, vous en bas…

Gravelotte eut un cri. La lumière se faisait en son cerveau. La conversation incompréhensible, qui durait depuis l’apparition des Saxonnes, devenait claire, nette.

— C’était donc vous ?

— Vous l’ignoriez ?

— Je croyais parler à celle qui, à cette heure, est protégée contre Moralès par, le capitaine Stiggs. L’homme qui vous accompagnait…

— Le douanier ?

— Un déguisement ! Il vous entraînait à sa suite pour me dépister… Et, acheva le jeune homme en s’inclinant respectueusement, il a provoqué ainsi un quiproquo, un malentendu que je déplore, puisque, un instant, il vous a fait douter de ma bonne foi.

Eléna avait un peu pâli. Une buée humide troubla ses yeux bleus, mais cela n’eut que la durée d’un éclair.

— Bah ! murmura-t-elle, nous serons peut-être morts demain à pareille heure !

Puis, tendant la main à Gravelotte :

— Je vous pardonne, monsieur, et vous prie de voir en moi une amie.

Seulement, après une éteinte vigoureuse, bien anglaise, Mrs. Doodee se retira discrètement hors du cercle lumineux, et, cachée dans l’ombre, elle essuya des larmes qui jaillissaient de ses yeux, malgré tous ses efforts. La pauvre mignonne Anglaise disait adieu à son quatre centième fiancé !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ce moment même, Moralès, dont le quartier général était établi dans les caves d’une usine ruinée, faisait comparaître devant lui l’homme que, une fois déjà, il avait dépêché à Mariveles, au capitaine Stiggs.

Antonio se présenta devant son chef.

— J’ai besoin de toi, Antonio.

— Ordonne, répliqua laconiquement le mulâtre.

— Prends cette lettre.

Et son interlocuteur ayant obéi :

— Elle doit être remise aujourd’hui même à l’Américain Stiggs. Aujourd’hui même, tu entends ?

— Mes oreilles perçoivent les moindres bruits de la forêt. Comment resteraient-elles insensibles à là voix du chef auquel j’ai juré obéissance ?

Un orgueilleux sourire détendit les lèvres de Moralèes. Ce proscrit réduit à cacher sa protestation acharnée dans la brousse, éprouvait un sentiment de fierté à constater le dévouement aveugle de ceux qu’il entraînait à sa suite.

— Je ne doutais pas de toi, Antonio, reprit-il. Mes paroles ont mal interprété ma pensée. Je voulais seulement appeler ton attention sur l’urgence de ce papier. Au surplus, tu es de ceux pour qui je n’ai pas de secrets. Je veux tout te dire.

Mais le mulâtre secoua la tête :

— À quoi bon ! Où serait le mérite de l’obéissance si j’exigeais, pour exécuter tes ordres, que tu me dévoiles ton but ? Je suis ton soldat. Tu me commandes de marcher, je marche, sans avoir à m’inquiéter du pourquoi. Tu es la tête qui conçoit, je suis l’instrument qui exécute.

— Je sais ton patriotisme, mais il est utile à mes projets que tu sois au courant.

— C’est différent. En ce cas, parle…

D’un signe de tête, le chef philippin approuva l’attitude de son subordonné ; puis, lentement, rendant toniques toutes les syllabes, comme s’il pensait, en augmentant leur valeur d’intonation, les faire plus pénétrantes, plus claires, plus prenantes :

— La señorita Daalia est toujours à Mariveles.

— Je l’ignore.

— Je n’interroge pas, j’affirme.

— Alors, cela doit être.

— Une part de sa fortune nous assurerait la possibilité de tenir la campagne durant de longs mois.

— En effet

— Eh bien, je tente une démarche extrême pour l’amener à se livrer à nous, à décider Stiggs lui-même à le lui conseiller.

Antonio eut un léger frisson, si léger que son chef ne le remarqua pas. Son accent, du reste, était terme et calme lorsqu’il questionna :

— Espères-tu être plus heureux que la dernière fois, quand tu m’as envoyé au fort ?

— Oui.

— Alors, je pars.

— Pas si vite ! Laisse-moi t’apprendre la raison de mon espoir. J’ai sept prisonniers. J’annonce que demain, à midi, tous seront mis à mort, si la señorita ne s’est pas pliée à ma volonté.

Un rire silencieux rida la face bronzée du mulâtre.

— Merci de me prévenir. Je pourrai marcher rapidement à l’aller, sans crainte de me fatiguer, car je n’aurai certainement pas la peine de revenir.

— Parce que ?…

— Stiggs, qui m’a épargné par miracle à notre dernière entrevue, me fera fusiller, cette fois.

— Aurais-tu peur de mourir ?

Philosophiquement, Antonio haussa les épaules :

— Un chef doit connaître ses soldats !

Et d’un ton indéfinissable :

— Je me mets en route après une question encore. Suppose la señorita ici. Pour un motif quelconque, elle ne te procure pas la somme que tu le crois en droit d’exiger d’elle. Qu’en feras-tu ?

— Nous sommes trop pauvres pour nourrir des bouches inutiles, Antonio.

— Bon… Un coup de couteau, alors.

— Ou une corde autour, du col. Tu t’intéresses donc à cette jeune fille ?

— Oui, ma carabine a faim et je n’ai plus de cartouches.

— Alors, ne perds pas un instant. Poudre et balles sont au bout du chemin.

Cinq minutes après, Antonio sortait de la cabane où Mrs. Doodee avait été capturée. Un conduit souterrain, creusé par les insurgés, reliait cette maisonnette isolée aux ruines de l’usine. Sur la route en lacets, le mulâtre se lança bon train. La pente d’ailleurs aidait sa marche.

Bientôt, il dépassa la lisière des fourrés, il traversa les champs en friche formant le « bornage » de la forêt, et se trouva sur la section de la route parcourant la zone cultivée autour de Manille.

Là, il ralentit son allure et, pensif, se prit à monologuer :

— Si la señorita ne vient pas, celui que son cœur a choisi mourra. Si elle vient, Moralès la condamnera à la pauvreté. Cela est injuste, car elle n’est point Philippine. Demander une rançon à l’étranger, cela est bien ; mais il est inique de lui prendre tout ce qu’il possède. Les Américains seuls devraient être traités ainsi.

Il s’interrompit pour lancer à un cultivateur qu’il croisait le salut indigène.

Dios Aqu’en !

E Madona imma, répliqua l’autre en continuant sa route.

Antonio reprit le cours de ses réflexions :

— La señorita a conservé ma vie, donc ma vie lui appartient. D’autre part, j’ai prêté serment d’obéissance à Moralès.

Le dilemme l’embarrassa. Un pli profond barrant son front indiqua l’effort cérébral du mulâtre.

— Comment concilier cela ? fit-il encore.

Et, après quelques pas :

— De toute évidence, je dois ramener la jeune fille au camp. Ainsi seulement j’aurai obéi aux volontés du chef. Je la ramènerai donc. Ensuite, la Madone inspirera son fidèle serviteur et lui permettra de s’acquitter vis-à-vis de la prisonnière.

Du pouce, il traça sur ses lèvres le signe de la croix, puis d’un pas délibéré pénétra dans la ville. C’était le jour de marché, les rues présentaient une animation inaccoutumée. Soldats américains, créoles, métis, indigènes se coudoyaient au milieu des carrioles, charrettes, tombereaux, de toutes formes, de toutes tailles, qui avaient amené de la campagne environnante les paysans et leurs récoltes. De-ci, de-là, des entassements de légumes s’élevaient, entourés d’acheteurs discutant, marchandant, et, au-dessus du groupe, montaient, tels les éclatements d’un feu d’artifice, les sonorités des syllabes gutturales du patois espagnol usité dans tout l’archipel.

Antonio allait toujours, indifférent au bruit, se frayant un passage des coudes et des épaules, lorsque la foule trop pressée lui faisait obstacle.

Il y avait bien des cris, des invectives.

— Eh ! l’homme, on ne pousse pas ainsi !

— Il ne se retourne même pas. Encore un sanglier de la brousse, bien sûr !

Le mulâtre ne s’en inquiétait aucunement. Il s’éloignait rapide, impassible, laissant les citadins s’égosiller vainement.

Ainsi, il atteignit les quais du port. Un matelot dormait au fond de son navelin (barque légère à un mât).

Le mulâtre le héla :

— Homme, peux-tu me faire traverser la baie et me débarquer à Orion ?

— Sans doute, señor. Mais je ne saurais vous ramener, car il se fait tard, et ma demeure étant à Orion même, je ne rallierai Manille que demain.

— Cela me plaît ainsi. Demain, tu me reprendras, à Orion, avec une autre personne.

Du coup, le batelier devint tout à fait aimable. Obligé presque chaque jour d’effectuer à vide la traversée d’Orion à Manille, il se réjouissait de la chance favorable qui lui assurait deux passagers pour le lendemain.

Tandis qu’Antonio prenait place à l’arrière, le marin tendait sa voile, larguait son amarre.

Bientôt le navelin glissa sur les eaux.

Un vent modéré favorisait le voyage. On contourna les jetées abritant le port, puis sur la nappe bleue du golfe, l’embarcation fila rapide, ridant de son sillage l’onde tranquille.

Le spectacle féerique de la baie de Manille se développait sous les yeux d’Antonio, mais le mulâtre n’y prenait pas garde. Son attention se concentrait alternativement sur trois points : la redoute de Mariveles, résidence de Daalia ; le pic de Bagac, que naguère lui-même avait désigné à la jeune fille ; puis, les forêts qu’il avait traversées pour gagner Manille.

Peut-être son regard exercé discernait-il, dans le manteau sombre dont les taillis couvraient les crêtes, des détails invisibles au vulgaire.

Le matelot fumait sa cigarette, s’interrompant, soit pour la manœuvre de sa voile, soit pour fredonner une chanson philippine, une de ces chansons que les oppresseurs d’une race ne peuvent atteindre, car la rébellion se cache sous un calembour. L’homme chantait :

De Manille est mon chapeau.
Et je m’appelle : Felipe (Philippe, Philippin).
Aucun nom n’est aussi beau.
Mon maître, el señor Principe,
M’offre des piastres, une pipe.
Pour choisir comme parrain
Un autre saint.
Je lui dis : Gardez l’or et la pipe,
Je n’aime que saint Felipe !

Dans leur lutte incessante pour l’indépendance, que de Philippins sont morts, cette chanson aux lèvres ! Que de sang a été versé au nom de saint Philippe, ce saint national des Philippins !

À tout autre moment, Antonio eût uni sa voix à celle du batelier. Mais, à cet instant, il avait autre chose à faire.

Après s’être assuré que son compagnon ne s’occupait aucunement de lui, il tira de sa poche la lettre à lui remise par Moralès.

— Inutile et dangereuse, murmura-t-il. Elle doit disparaître.

Lentement, méthodiquement, il la déchira par morceaux menus, qu’un à un, il confia à la mer.

Quelques minutes, les légers fragments de papier surnageaient ; puis, pénétrés par l’eau, ils s’enfonçaient peu à peu, enfouissant dans les profondeurs de la baie le secret de la correspondance du chef insurgé.

À Orion, le mulâtre prit rendez-vous pour le lendemain avec le marin, lui remit quelques pièces de monnaie, puis se sépara de lui.

En flâneur, il traversa l’unique rue de la bourgade et s’engagea sur la route étroite, encaissée, taillée au flanc des pentes rocheuses, qui dévalent des sierras de Mariveles et de Bagac dans la mer. Ainsi, il atteignit le rio de Orion, torrent écumeux situé à peu de distance.

Le long du lit creusé par les eaux mugissantes, courait un sentier à peine tracé, véritable passée de fauves ou de proscrits. Antonio s’élança dans l’étroit chemin et bientôt il disparut parmi les broussailles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Daalia avait veillé tard.

Une visite avait profondément troublé la jeune fille, le visiteur n’étant autre que le sacrificateur Oraï. Le prêtre de M’Prahu lui-même était arrivé au fort tout décontenancé, apportant la nouvelle de la disparition de Mrs. Doodee et de sa demoiselle de compagnie.

Rana avait ri des tribulations de ces étrangères, souffrant sans le savoir pour sa bien-aimée Daalia ; mais celle-ci avait senti en elle une pitié immense pour les Anglaises. Leur soudaine disparition l’avait bouleversée.

Est-ce qu’elles aussi étaient aux mains des rebelles ? Est-ce que leur tombe allait se creuser auprès de celle d’Albin ? Car elle n’en doutait pas, le courageux Français n’était plus. Il avait payé de sa vie la défense de sortir du fort, qu’elle avait dû subir.

À l’aube, elle s’était mise à la croisée, à cette croisée qui permettait d’apercevoir le pic de Bagac.

Oh ! elle ne commençait aucune journée sans interroger la pointe rocheuse.

Antonio, ce mulâtre entrevu quelques jours auparavant, ne lui avait-il pas dit, qu’un matin, le sommet se couronnerait d’une colonne de fumée et, qu’alors, sous couleur de promenade, elle devrait sortir du fort, descendre vers Orion, où il l’attendrait ?

Car elle ne l’avait révélé à personne.

Dans les paroles d’Antonio, elle avait entrevu comme la promesse d’une protection mystérieuse. Son secret avait échappé à tous. Et pour dissimuler davantage, elle s’était astreinte, tantôt dans la matinée, tantôt dans l’après-midi, à des excursions autour du fort. De la sorte, personne ne s’étonnerait si, un jour, elle sortait, pour répondre au signal de feu du mont Bagac.

À peine eut-elle jeté un regard au dehors qu’elle se sentit trembler des pieds à la tête. Le pic Bagac apparaissait en face d’elle, et, de son sommet aux roches rougeâtres, un filet de fumée bleuâtre fusait vers le ciel.

Le signal ! Le signal ! C’était donc ce matin qu’il lui fallait se rendre à Orion, qu’elle rencontrerait Antonio, qu’elle pourrait enfin savoir de lui, avec certitude, quel avait été le sort de son cousin Albin Gravelotte !

Elle n’hésita pas. Seulement, elle demeura quelques minutes immobile, contraignant son cœur à apaiser ses contractions désordonnées, son sang à reprendre un cours normal.

Il ne fallait pas que la fidèle Rana soupçonnât le but de sa sortie matinale ; sans cela la vieille nourrice s’y fût opposée de tout son pouvoir.

Lentement, la jeune fille s’habilla, jeta une espagnole (sorte de fichu de dentelle) sur ses cheveux noirs et quitta sa chambre.

Dans la pièce voisine, Rana se tenait prête à répondre au premier appel de sa maîtresse.

— Où vas-tu, Rayon d’or du Soleil ?

Daalia faillit s’irriter de la question, mais elle se maîtrisa. D’un ton indifférent :

— Je vais faire le tour de la redoute, dit-elle. Je me sens tout engourdie, ce matin.

Elle paraissait si calme, que la Soumhadryenne n’eut aucun soupçon. Elle salua et laissa passer la jeune fille.

Un instant plus tard, celle-ci était dans la cour. Des soldats passaient, vaquant aux corvées usuelles. À une croisée, un grand volontaire du Kentucky, tout en fourbissant son équipement, chantait une letnte mélopée indienne :

Où vas-tu, squaw timide ?
Ton pas léger ne laisse sur le sol
Pas plus de trace que le vol
De la colombe rapide.
Je vois. Sous la forêt, au feuillage touffu,
Tu suis le sentier de la guerre…
— Non, dans l’herbe du sentier moussu,
Je cherche la trace éphémère
Du guerrier Irabu,
Le plus vaillant
Combattant
De ma tribu.

Daalia se sentit émue. Elle aussi, comme la squaw indienne, dont le chant relatait l’histoire, elle aussi cherchait la trace d’un guerrier, le plus vaillant, le meilleur à ses yeux.

— C’est Sammy Nightingale, fit un soldat de garde qui surprit le regard de Daalia ; il chante comme l’oiseau musicien lui-même[1].

Elle approuva d’un signe de tête et passa. Sans se presser, elle franchit le pont-levis, contourna les ouvrages extérieurs de défense. Déjà, elle se croyait libre quand des pas pressés sonnèrent derrière elle.

Un officier la rejoignit.

— Ne vous éloignez pas des retranchements, dit-il en arrivant près d’elle ; Le capitaine Stiggs pense que des mauvais garçons rôdent aux environs, et il a donné l’ordre d’empêcher tout soldat isolé de sortir.

Elle parvint à dissimuler son trouble.

— Merci de l’avis, gentleman. Je me bornerai à faire le tour extérieur de l’ouvrage. Dans un quart d’heure, je serai rentrée.

— Comme il vous plaira, miss, je vous ai prévenue. 

Sur ce, l’officier salua militairement et reprit le chemin du fort.

Alors, Daalia parut s’abîmer dans la contemplation de buissons fleuris. Elle se pencha, cueillit quelques branches, se donnant l’allure d’une pensionnaire qui récolte un bouquet. Allant de droite à gauche, comme si les corolles parfumées dirigeaient seules sa marche capricieuse, elle parvint à une excavation d’où les soldats avaient extrait de la glaise.

Dans ce trou, elle serait hors des vues du fort. Elle y descendit.

Une fois en bas, masquée par l’épaulement de terrain, elle rejeta son allure insouciante. Courbée en deux, elle se prit à bondir en ligne droite, s’éloignant des retranchements de toute la vitesse de ses jambes.

En cinq minutes, elle eut traversé l’espace dénudé en avant du fort afin d’éviter les surprises. Maintenant, les pentes couvertes de buissons, d’arbres, de ronces allaient la cacher à tous les yeux. Sans souci des égratignures, elle se jeta dans le taillis.

Quand, une heure après, aux cris de l’inquiète Rana, on se mit en quête de la promeneuse, il était trop tard. Daalia était bien loin du fort de Mariveles, et les éclaireurs envoyés à sa découverte, rentrèrent successivement sans avoir rien trouvé d’autre qu’une gerbe de fleurs abandonnée sur un rocher. Pour tous, il parut évident que la jeune fille s’était laissée attirer trop loin par sa cueillette, et que des rebelles, dont la présence avait été signalée depuis plusieurs jours, s’étaient emparés de sa personne.

Rana pleura, se répandant en cris aigus.

Mrs. Stiggs invectiva toute la garnison et son époux, le capitaine, plus que les autres.

Quant au capitaine, il se rendit à Manille, afin d’aviser de l’incident le gouverneur lui-même. Il démontra par A plus B que sa responsabilité se trouvait à couvert, que la jeune fille avait commis une infraction aux ordres précis donnés aux habitants de la redoute.

Ses supérieurs s’empressèrent d’admettre le bien-fondé de ses dires. On lui offrit un punch de consolation, si bien que le digne Américain, après s’être consolé pendant plusieurs heures, ne regagna Mariveles que fort tard dans la soirée, et encore en décrivant de tels zigzags que le lieutenant Craigg, un pince-sans-rire de Baltimore, lança cette monumentale plaisanterie qui, par la suite, fit fortune dans l’armée américaine :

— Le capitaine a manqué sa vocation. Il aurait dû se faire peintre, car, même en marche, il triomphe dans l’arabesque, dans le genre ornemental. Et avec cela, il n’est pas comme les vulgaires barbouilleurs. Il n’a pas besoin d’huile, lui ; il peint au rhum !

  1. Nightingale, en anglais, signifie : rossignol. D’où la plaisanterie du soldat.