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Le Serment de Daalia/p2/ch10

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 382-392).


CHAPITRE X

L’HONNEUR D’UN SIMPLE


Au loin apparaissaient les feux de position d’un navire.

Antonio les désigna à ses compagnons.

— Le Varyag, croiseur cuirassé russe, qui vous emmènera tous hors de ce malheureux pays.

Et, comme ils regardaient, émus à la pensée d’être libres, loin du danger, le métis reprit :

— Vous m’attendrez ici. Je vais prier le capitaine d’envoyer un canot pour vous conduire à bord.

— Mais pour gagner le vaisseau ?

— J’ai été pêcheur de corail autrefois et je nage comme un poisson.

Sans attendre de nouvelles objections, le partisan se dépouilla de sa veste, de ses chaussures, puis s’avançant sur la grève, il entra dans l’eau.

Bientôt, il fut à la nage.

Sur une centaine de mètres, les Européens l’aperçurent encore fendant les flots. Après quoi la tête de l’homme se perdit dans les miroitements de la surface liquide et l’on ne vit plus rien.

Cependant, Antonio tirait sa coupe.

Il avait pu le dire sans exagération, il nageait comme un poisson. Sans effort apparent, la brassée large, d’une lenteur savamment calculée, il avançait rapidement. Les feux, de position du Veryag grossissaient de minute en minute, et la forme puissante du croiseur cuirassé devenait perceptible.

— Dans dix minutes, je serai à bord, murmura Antonio.

Mais il se tut soudain et ses yeux se portèrent vers sa droite.

À une vingtaine de mètres une sorte de triangle noir émergeait de la surface des eaux et semblait devoir couper sa route.

— Par la Madone, fit-il encore, c’est l’aileron d’un requin. J’ai oublié ces habitants de la mer. Voilà ce que c’est ; à terre on se rouille.

Et, après une seconde :

— Il est vrai que ces bêtes-là ont mauvaise vue et qu’elles ne chassent guère la nuit. Celui-ci ne me verra peut-être pas.

Cet espoir ne fut pas de longue durée.

L’aileron évolua, venant droit sur le nageur.

— Cela y est, grommela le métis… et pas de couteau… Allons, il faut l’aveugler, car je ne veux pas mourir avant d’avoir mis en sûreté la señorita.

Ceci dit avec un effrayant sang-froid, le nageur fit face au requin.

L’animal le touchait presque. Filant à fleur d’eau, on pouvait distinguer son corps noirâtre, long de quatre mètres.

On sait que le requin, ce formidable carnassier des mers, a un vice de construction que ses adversaires utilisent contre lui :

Sa gueule, armée de trois rangées de dents, est située sous la tête, ce qui oblige l’animal à se retourner pour happer sa proie. D’un brusque coup de talon, Antonio se jeta de côté, tandis que le requin, surpris par ce mouvement et emporté par sa vitesse acquise passait devant lui, à longueur de bras.

L’ex-pêcheur avait bien calculé sa manœuvre.

Au passage, il empoigna l’une des nageoires latérales du monstre et, s’y créant un point d’appui, il s’enleva, retomba à cheval sur le dos de son ennemi.

Avant que le squale eût pu se débarrasser de ce singulier cavalier, le métis s’était allongé en avant, les bras étendus de toute leur longueur. Les doigts du Philippin atteignirent les yeux du féroce animal et s’enfoncèrent dans les orbites, se recourbant comme des pinces, autour des globes qui constituent l’appareil visuel.

Puis, les bras s’écartèrent de droite et de gauche, un terrible spasme agita tout le corps du monstre.

Antonio venait de lui arracher les yeux.

Et vite, abandonnant son ennemi, aveugle maintenant, qui commençait à battre les flots de coups de queue désespérés, le Philippin se laissa couler à l’eau et reprit sa route vers le Varyag, aussi tranquillement que s’il ne venait pas d’accomplir un acte de si folle témérité que les pêcheurs de perles, lesquels ont fréquemment maille à partir avec les squales, considèrent comme des héros, divinisent presque, ceux d’entre eux assez audacieux pour attaquer le requin sans armes.

L’insurgé, de même que les combattants heureux, avait dû perdre la notion du danger, car son visage bronzé ne trahissait aucune émotion, car son cœur continuait à battre régulièrement.

Le Varyag dressait sa muraille d’acier devant le nageur.

L’échelle de la coupée était en place, indiquant de la part de l’équipage la quiétude la plus absolue.

Évidemment, depuis l’entente intervenue entre le capitaine et Moralès, on jugeait inutile de se garder contre une attaque impossible.

Non sans peine, Antonio atteint l’échelle, il se hisse sur les degrés, il appelle.

À sa voix, des têtes curieuses paraissent au-dessus du bordage. Il monte toujours.

Le voici sur le pont.

Il ne comprend pas le russe ; les Russes n’entendent point le patois espagnol. Mais à son teint bronzé, à son aspect, les marins devinent un de ces indigènes avec lesquels leur capitaine a noué des relations amies.

On va prévenir le commandant du bord.

Celui-ci se présente. Il parle, lui, le dialecte philippin, et ce dialogue s’engage.

— Qui es-tu ?

— Antonio, le fidèle de Moralès. Je t’ai servi ton repas au campement.

L’officier a un sourire :

— C’est vrai, Je te reconnais. Te voilà présenté. Que veux-tu ?

— Te rappeler la promesse que tu as faite au chef.

— Rappelle.

— Tu lui as dit : Je prendrai à mon bord ceux des tiens qui voudront quitter cette île ensanglantée.

— Je l’ai dit en effet, et je suis prêt à tenir mon engagement.

— En ce cas, envoie une chaloupe dans la baie de San Benito. J’y prendrai place et je guiderai tes matelots vers l’asile de ceux qu’ils auront à ramener.

— Combien sont-ils ?

— Huit, dont quatre femmes.

— Des chulas, peut-être. Je ne puis les admettre.

— Non, pas des chulas, mais des señoras d’Europe.

— Comment se trouvent-elles là ? Pourquoi ne s’embarquent-elles pas à Manille ?

— Cela, je l’ignore. Moralès n’a pas cru bon de m’instruire, jugeant sans doute que tu ne questionnerais pas. Parole donnée doit être tenue sans discours.

Le capitaine fronce les sourcils, mais il s’apaise aussitôt.

— Le règlement des navires de guerre interdit la présence de femmes à bord ; mais j’ai engagé mon honneur, je recevrai les reproches mérités pour l’infraction à la règle que je vais commettre.

Et, s’adressant à l’officier de quart :

— Le grand canot à la mer, je vous prie. Cet homme donnera la direction. L’embarcation ramènera huit passagers, dont quatre dames. Il faut ménager des cabines.

L’interpellé a un geste de surprise. Des passagères à bord, et le règlement ? dit le geste. Mais bien vite, il reprend l’attitude correcte, salue son chef et donne les ordres nécessaires.

— Et toi, reprend le capitaine, brave Antonio ?

— Moi, je ne compte pas. Je suis un homme des bois. Une place sur le pont me suffit

— Tu accompagneras donc…

— Les autres. Oui, si tu le permets. Je ne t’embarrasserai pas longtemps.

— Tu comptes me quitter à la première escale.

Le partisan leva les yeux vers le ciel et d’un ton étrange :

— La première escale… Oui… peut-être.

Plus tard, l’officier devait se souvenir de cette intonation singulière. Pour l’instant, son attention était absorbée par la mise à l’eau de l’embarcation qui allait ramener Antonio vers la côte.

En trois minutes, la chaloupe fut à flot, les rameurs à leurs bancs.

Sur l’invitation du commandant, le métis s’empressa de les joindre.

— Nage !

Les avirons, d’un même mouvement, s’enfoncèrent dans l’eau clapotante et la barque s’éloigna dans la direction de la terre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les fugitifs n’avaient pas bougé de place.

Personne ne parlait.

Tous regardaient la mer, le vaisseau lointain dont la situation était trahie par les feux de position. Ce navire, c’était la fuite assurée ; c’était l’éloignement de cette île de Luçon où, depuis leur arrivée, ils n’avaient rencontré qu’embûches de toutes sortes.

— Nous aurons un secret à deux, murmura Daalia à l’oreille d’Albin.

— Oui, fit doucement le jeune Parisien.

Et, d’un ton pensif :

— Caprice troublant de la destinée ! Nous allions l’un vers l’autre sans nous connaître.

Il s’arrêta, parut écouter :

— C’est curieux. Il me semble entendre au loin le galop d’un cheval.

À son tour, la jeune fille prêta l’oreille. Elle aussi perçut le son qui avait frappé Gravelotte. On eût dit qu’un cheval lancé à toute allure galopait sur la trace des fugitifs.

Dans le désert, tout ce qui ne s’explique pas inquiète. Un bruit peut signaler l’approche d’un ennemi, un nuage de poussière précéder la venue d’une bande de pillards, ici tout devait être considéré avec une gravité encore plus grande. La petite troupe n’était-elle pas composée de captifs évadés ?

Cependant, le bruit se rapprochait.

Il n’y avait pas à hésiter sur sa nature Les pieds d’un cheval au galop frappaient la terre de coups sonores et rythmés.

Fleck, Lisbeth, Morlaix entendaient la même chose, et les regards anxieux qu’ils jetaient du côté de la forêt, disaient assez le trouble où les plongeait l’arrivée d’un cavalier inconnu.

Soudain, un sourd murmure parcourut le groupe.

Dans l’ombre bleue, un coursier fumant avait débouché des taillis et, sur son dos, sans souci des règles élémentaires des cours d’équitation, brimballait une forme humaine et simiesque, cramponnée d’une main au pommeau de la selle, et agitant frénétiquement l’autre, comme pour faire des signaux indéchiffrables.

Cela approche et soudain Daalia a un cri :

— Rana, c’est Rana.

— Ma première fiancée, plaisante Albin.

— Ne dites plus cela. Rana, ma nourrice dévouée.

Niclauss et Fleck ont entendu.

Ils ont un mouvement de rage, car ils comprennent combien ils ont été bernés. Dans leur esprit passe la conviction que l’entente de Daalia et de Gravelotie n’est point récente, qu’elle remonte à l’arrivée du jeune homme à Sumatra, et peu à peu, ils en viennent à accuser l’oncle de les avoir dérangés dans leur existence.

Comme tous les coquins, ils oublient que leur seul but a été de dépouiller le planteur.

Ils exprimeraient bien leur mauvaise humeur, mais le cheval arrive au galop. Il s’arrête devant Daalia. La vieille Rana se laisse glisser à terre et enlaçant sa jeune maîtresse dans ses bras :

— Il faut fuir, petit oiseau d’azur, il faut fuir. Ils seront ici avant une heure.

— Qui, ils ?

— Moralès et aussi Oraï.

Ces deux noms accolés font pâlir la jeune fille.

— Tu ne veux pas dire qu’ils sont ensemble, nourrice ?

— Si, si, et même…

— Achève, je t’en prie. Il y a de la terreur dans ton regard, dans ta voix. Quel malheur nouveau nous menace ?

— La vengeance de M’Prahu !

Ces mots sonnent dans la nuit de façon menaçante.

On dirait qu’ils éveillent des échos railleurs et cruels.

Tous écoutent, et nul n’ose adresser une question à la vieille nourrice.

Celle-ci cependant s’explique :

— C’est un nommé Antonio qui vous à conduits ici ?

— Oui. J’ai pu sauver sa tête un jour… et par reconnaissance…

— C’est cela, je comprends. Le chef des gens du pays savait ton vœu imprudent, il pouvait dire au sacrificateur Oraï que ton cousin Albin n’ignore plus rien de ce vœu.

Daalia baissa la tête, la nuit empêchant de distinguer sa rougeur.

— Oui, fit-elle d’une voix mal assurée.

— Hélas ! petite hirondelle d’onyx rose, pourquoi n’as-tu pas attendu pour lui révéler le secret.

— Ce n’est pas elle qui a parlé, intervint vivement Albin, c’est Moralès.

— Ah !

Un instant la vieille demeura immobile, sa tête oscillant sur ses épaules d’un mouvement régulier. Enfin, elle reprit :

— Antonio savait tout cela sans doute. Il a voulu faire disparaître tous ceux qui auraient pu avertir Oraï. Pour cela, il a poignardé Nicliam, la traîtresse employée de ton père ; puis il a envoyé Moralès et sa troupe en un point où, sur ses avis, les Américains avaient préparé une embuscade.

— Eh bien ?

— Eh bien, il y a une place pour l’imprévu.

— Qu’appelles-tu l’imprévu ?

— Avant de frapper Nicliam, Antonio lui avait révélé le pourquoi de son crime. Il lui avait dit : Tu as voulu perdre ta jeune maîtresse, je la sauverai, moi ; et tous ceux qui la pourraient tourmenter mourront.

— Comment as-tu appris ?…

— L’imprévu, ma chère fleur, l’imprévu. Il frappa, crut Nicliam morte et s’enfuit. Nicliam n’était que mortellement blessée. Or, elle avait reçu en sa maison Oraï, auquel elle mentait, car elle était toute dévouée à Moralès. Oraï rentra, la trouva évanouie, la ranima, et, avant de rendre le dernier soupir, la méchante créature eut le temps d’informer le sacrificateur que le serment de M’Prahu était connu de ton cousin.

— Oh ! la misérable.

— Dès lors,. Oraï doit te saisir, te ramener à Sumatra, t’immoler sur les sanglants autels du dieu.

Un silence glacial succédât à ces paroles.

Que les espérances des cousins fussent d’affection ou d’intérêt, elles étaient brisées par le nouvel état de choses que dépeignait la nourrice.

Celle-ci poursuivait :

— Et le malheur ne marche jamais seul. Oraï songea aussitôt à s’assurer l’appui de Moralès ; il se lança sur ses traces et le rejoignit bien avant le point où les Américains étaient embusqués. Du récit du prêtre de M’Prahu, il ne fut pas difficile au chef insurgé de tirer la vérité tout entière.

— C’est vrai, c’est vrai.

— Et, à cette heure, ils sont sur tes traces, ma jolie perle dorée. J’ai pu me procurer un cheval, et, cramponnée à la crinière, je l’ai fait galoper, galoper, afin d’arriver la première ; mais avant une heure ils seront ici.

Le bruit de plusieurs avirons battant régulièrement l’onde appela l’attention de tous vers la mer.

La silhouette d’une chaloupe se dessinait en noir, sur les eaux argentées par les rayons de la lune.

— Voici le salut, murmura Albin.

— Nous allons nous réfugier à bord du navire auquel appartient cette embarcation, ajouta, Daalia frissonnante.

Rana eut un geste véhément.

— Le capitaine est l’ami de Moralès.

— Oui, à ce qu’à dit Antonio.

— Alors, son vaisseau n’est pas un asile, mais une prison d’où vous ne pourrez sortir.

Cette fois, Gravelotte protesta :

— Vous jugez en Malaise, Rana. Un officier européen ne s’associera pas aux vengeances de l’insurgé ou du prêtre de M’Prahu.

Et, comme la vieille opiniâtre en son idée, allait répondre, la chaloupe aborda. Un homme sauta sur la grève et accourut près des compagnons de Daalia. C’était Antonio.

— Embarquez, dit-il. Le commandant du Varyag, consent à vous prendre tous à bord. Vous êtes, lui ai-je dit, des amis de Moralès ; ne le détrompez pas ; car les règlements de la marine dans son pays défendent de recevoir des señoras sur un navire de guerre, et, s’il n’était tenu par sa parole, engagée au chef, il vous abandonnerait tranquillement à votre sort.

— Alors, gémit Daalia, nous sommes perdus.

Antonio la considéra avec surprise.

— Perdus, pourquoi ?

Ce fut Albin qui, en phrases brèves, expliqua au Philippin les terribles nouvelles apportées par Rana.

Un instant, le métis demeura comme écrasé, puis brusquement :

— Embarquez sans perdre un instant.

— Mais vous n’avez donc pas compris…

— J’ai compris qu’au jour le Varyag prend la mer, qu’il vous emporte loin d’ici, à la condition que, durant les heures de nuit restant à parcourir, Moralès ne puisse envoyer aucun émissaire au capitaine.

— Il en enverra.

— Non. Dans la baie, pas de barques.

— Mais un nageur… Vous-même avez atteint le croiseur à la nage.

— N’ajoutez rien. J’ai juré de vous sauver, je vous sauverai. Aucun messager de Moralès n’arrivera au Varyag, je vous en fais serment sur la croix.

Puis, prenant les mains de Daalia.

— Venez, señorita, venez. S’ils vous surprenaient ici, je pourrais seulement mourir pour vous ; tandis que là-bas, vous serez sauvée.

Sa voix dénotait tant d’assurance que les jeunes gens ne résistèrent plus.

Avec leurs compagnons, ils prirent place dans le canot qui évolua lentement et se dirigea vers le navire.

Une demi-heure après, reçus à la coupée avec la plus exquise politesse, les voyageurs s’installaient dans les cabines, qu’on leur avait disposées à l’arrière.

Dans le brouhaha de l’arrivée, personne n’avait pris garde à Antonio.

Le partisan s’était pourtant livré à une manœuvre étrange.

Profitant de l’inattention générale, il s’était glissé sur l’échelle de la coupée, l’avait descendue et ne s’était arrêté que sur le dernier échelon.

Là, il s’était assis, les jambes pendantes, et avait semblé s’endormir.

Son mouvement avait été favorisé par là position même du navire. Le côté de l’échelle, opposé à celui qu’éclairait la lune, était plongé dans l’obscurité. Du pont, on ne pouvait distinguer la forme humaine immobile comme le barreauqui la soutenait.

Bien que son corps conservât la rigidité d’une statue, le Philippin ne dormait pas. Ses yeux noirs fouillaient l’ombre. 

Tout à coup, le guetteur eut un léger sursaut. Sa tête se pencha en avant, ses yeux se firent plus fixes.

Tout là-bas, au fond même de l’anse où lui-même avait arrêté la troupe des fugitifs, une lumière avait brillé, et Antonio, avec sa vision aiguë d’homme de la nature, devinait autour de cette lueur des ombres d’hommes passant et repassant devant la flamme.

— Ce sont eux, murmura-t-il.

Eux ! c’est-à-dire Oraï, Moralès, ses camarades de la veille, ses ennemis maintenant.

— Ils cherchent une barque, dit à mi-voix le partisan. Ils n’en trouveront pas.

Mais il connaît Moralès. Le chef n’admet pas l’obstacle. Il se passera d’embarcation. N’a-t-il pas sous la main d’autres nageurs, jadis camarades de pêche d’Antonio.

Oui, c’est là qu’est le danger. Ce sont les vagues lentes clapotant au flanc du croiseur qu’il faut surveiller.

Brusquement, Antonio se soulève à demi. Là-bas, dans un clapotis que la clarté lunaire paillette de blancheurs, il a distingué une forme qui, dans l’incessante modification de l’aspect des flots, ne se modifie pas.

C’est une sphère sombre, c’est la tête d’un homme, la tête d’un nageur qui vient vers le navire.

Doucement, le métis se laisse glisser dans l’eau.

Dans l’ombre propice du vapeur, il se coule… Il parvient à la poupe du navire. Le nageur est à vingt mètres à peine.

Alors, le Philippin plonge. Entre deux eaux, il file tel un poisson. À l’estime, il est assez loin, il remonte à la surface.

Bravo ! Celui qu’il surveillait est devant lui, à une longueur d’homme. D’une brassée nerveuse, le métis arrive sur lui ; son bras se lève et s’abat formidable sur le crâne du malheureux qui, étourdi, tournoie sur lui-même et s’enfonce dans l’onde aussitôt refermée.

Plonger de nouveau, arracher à l’homme le couteau qu’il portait à la ceinture, sont l’affaire d’un instant. Puis Antonio reparaît. Il rejoint le croiseur, reprend son poste d’observation et, immobile, les bras croisés, il prononce tout bas la prière des trépassés. 

Il prie pour sa victime.

Mais à l’est, une bande blanchâtre s’épand au-dessus de l’horizon. 

La côte, noyée dans le brouillard, ne se distingue plus.

Et puissante, la machine lance ses jets de vapeur, fait meugler les sirènes. Le pont s’anime. Les commandements se croisent, une vibration fait grelotter le navire. Les machines entrent en action, et l’hélice bat les flots d’un mouvement uniformément accéléré.