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Le Serviteur/1/12

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Ernest Flammarion (p. 69-73).
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XII

Ma mère était née à Tour-de-Pré, un village de la commune de Provency, non loin d’Avallon. Elle aussi avait dû travailler de bonne heure. Leur chaumière, un peu différente d’aspect de celles de notre Morvan, n’en était ni plus riche, ni plus confortable. Bâtie en pierre friable et recouverte de paille, une seule fenêtre étroite l’éclairait. Ils étaient six, dont deux garçons et deux filles que les nécessités de la vie avaient eu vite fait d’éparpiller.

Dès l’âge de sept ans, elle avait été servante dans un moulin, aux appointements annuels de deux doubles de blé pour ses parents et, pour elle, d’une robe, d’un tablier et d’une paire de sabots. Elle ne les usait pas, marchant presque toujours pieds nus. Elle avait peur quand la nuit on renvoyait « quérir » dans les prés la jument qui, par bonheur, n’était pas méchante. Parfois le Serein gonflait et faisait tourner trop vite la roue du moulin. Elle avait peur aussi des revenants et des sorcières.

Elle avait ensuite été domestique à Avallon chez une dame veuve dont le fils, qui « étudiait pour être officier », la taquinait un peu ; mais elle était défendue par la bonne dame. Elle apprit à faire le marché. Elle apprit aussi à frotter les cuivres ; il n’y en avait pas dans la chaumière de Tour-de-Pré, ni même au moulin.

Puis elle aussi s’en était allée à Paris.

Vos destinées avaient été semblables, et vous étiez presque « pays ». Tu vins avec elle vivre à Tour-de-Pré. Ton premier soin fut de faire bâtir une maison. J’en ai sous les yeux, le coût détaillé de ta main. Tu la payas 1831 fr. 83. Les centimes n’ont pas été oubliés, parce qu’il faut avoir de l’ordre, et que tout de même il s’en fallait de trois sous seulement qu’il y eût à donner dix-huit cent trente-deux francs. C’est une somme. Mais pour ce prix tu avais ta maison. D’ailleurs, tu n’en profitas guère que trois ans. Et tu n’y vécus pas en rentier. Tu travaillais dans une fabrique de ciments de Vassy. Bientôt la poussière t’eut fait tousser. Puis la nostalgie te prit du Morvan. Dans ces pays plats plantés de vignes tu ne te trouvais pas chez toi. On sentait partout l’odeur forte de la pressure. À perte la maison fut vendue. Vos meubles furent chargés sur un chariot attelé de deux bœufs, et ce fut le retour au pays natal que depuis des années tu n’avais pas vu.

Je te vois découvrant, du dernier tournant de la route, l’église neuve. Le clocher de la vieille ne montait pas aussi haut dans le ciel, mais il me semble qu’il le touchait quand même de plus près.

Je te vois marchant derrière le chariot et rentrant, à l’âge de trente-quatre ans, dans ton pays que désormais tu ne devais plus quitter. Sous son apparente uniformité, ta vie avait été mouvementée. Pour ne s’être pas brisée sur de magnifiques écueils, pour n’avoir pas été poussée vers ces rivages classés où seules échouent les destinées illustres, elle n’en avait pas moins passé de vague en vague. Nos étangs ne sont pas comme la mer bouleversés par la tempête. J’ai vu le vent rider notre lac des Settons. Je l’ai vu aussi creuser l’Atlantique. À dater de ce jour ta vie rentrait à son port d’attache. L’ancre allait solidement mordre entre les rochers.

Je te vois marchant derrière le chariot qui portait toute votre fortune : quelques meubles, du linge, et des ustensiles de cuisine. Je ne dis pas que, voyageur lyrique, tu aies salué de la voix, ni du geste, ni même d’un battement de cœur, ton pays natal. Aurais-tu voulu le faire que tu avais trop la pudeur de tes émotions pour les exprimer, et même pour leur permettre de se développer au dedans de toi-même. Il n’y avait pas en toi de cercles concentriques.

Tu retrouvas ton père et ta mère. Il y avait pour vous deux de la place dans leur auberge. C’était une longue maison basse divisée en deux grandes pièces dont chacune avait sa porte sur la cour, sa cheminée et son lit. L’une servait de salle : l’autre fut à votre disposition.

Tout de suite tu te mis à chercher du travail. Tu en trouvas chez quelques commerçants et chez quelques bourgeois. Puis, le poste de sacristain étant devenu vacant, tu l’acceptas en 1880. Tu ne le quittas guère qu’un an avant de mourir. Trente années environ tu fus le serviteur de Dieu dans son église. Tu avais trouvé ta voie.

Il ne m’apparaît point qu’avant cette date tu aies été particulièrement attiré par la religion. Réservé, pacifique, tu l’étais ; pieux, je ne le crois pas. Je ne veux pas faire de toi un de ces saints dont de belles légendes nous ont conté les précoces extases. Ce fut seulement pas à pas que tu t’acheminas vers le plus haut sommet de perfection qu’il te fût donné d’atteindre. Tu ne volais pas comme avec des ailes. Tu marchais du pas traînant et un peu lourd de celui qui, dès l’aube de sa vie, a connu la fatigue.

Pour te rapprocher de l’église, tu louas, près des Promenades, cette maison où tu restas trente ans. Elle ne t’a jamais appartenu. Mais tu l’as faite tienne et nôtre. Encore aujourd’hui, je ne puis passer devant son seuil sans être tenté de le franchir : nous y avons laissé, moi plus que mon enfance, toi le meilleur de ta vie qui se trouva désormais partagée entre les jardins et l’église, entre le travail et la prière.