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Le Serviteur/1/3

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Ernest Flammarion (p. 11-16).
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III

Des jeunes gens traversent les salons, habiles à ne pas glisser sur le parquet luisant, précédés du renom de toute une race. D’avoir souvent regardé les portraits de leurs aïeux peints à l’huile et accrochés dans les galeries des châteaux, ils auront toujours sur le front et dans les yeux comme le rayonnement d’une gloire impersonnelle. Un essaim de souvenirs illustres bourdonne autour de leur tête. Si loin qu’ils remontent dans l’obscurité des temps, ils marchent à coup sûr, sans avoir à tâtonner contre les humides parois du souterrain noir : à chaque pas qu’ils font ils se retrouvent dans leurs ancêtres.

D’autres sont nés dans des maisons bourgeoises auxquelles il ne manque que des tours à poivrière et qu’une façade un peu plus patinée par le temps pour faire figure de châteaux. Tout près ronflent les moteurs d’une usine. Dès leur plus tendre enfance, ils se sont accoutumés à considérer le peuple des travailleurs et des domestiques comme une fourmilière qu’ils ont le droit de disperser à coups de badine, s’il leur en prend fantaisie, aux quatre coins du ciel.

D’autres ont eu pour pères ces héros au sourire si doux, qui n’étaient suivis que d’un seul houzard. Mais c’est déjà beaucoup de n’être, à la distance réglementaire, suivi que d’un serviteur. Tu n’étais pas accompagné, toi, respectueusement : tu fus de ceux qui suivent.

Que l’on ne s’y méprenne pas ! Ce n’est point par une espèce de forfanterie à rebours que je me réclame de toi. Les pauvres ne sont pas tout, et tu serais surpris, le premier, que je songe à m’en glorifier. Je dis seulement qui tu fus, qui je pourrais être : je ne le crie point par-dessus les toits. Pourtant je ne voudrais ni le taire, ni le murmurer à voix basse. On est allé si loin chercher des modèles de vie, — jusque chez ces héros d’exception dont l’âme ne pouvait se déployer que sur l’immensité du monde transformé en champ de bataille, — que je ne puis ne pas penser à toi, héros obscur que n’environnent ni les éclats des trompettes ni le fracas de l’artilierie, saint qui jamais ne seras canonisé.

Pour ne les avoir pas plus fréquentés, tu ne sais pas davantage ce qu’inventent nos penseurs d’au jourd’hui. Je ne crois pas que tu aies jamais su qu’il existât des mots tels que « littérature » et « philosophie ». Or, bien plus que des mots, ce sont des citadelles que défendent, à force de discussions, d’arguments et de livres, les fils de ces seigneurs, de ces maîtres de forges, de ces officiers, à qui la fortune amassée par leurs parents et leurs ancêtres permet ces loisirs. Ils cultivent en serres chaudes les idées et le lyrisme, comme certains bourgeois de chez nous cultivaient quelques plantes rares : moins par conviction que par désœuvrement. Mais je ne peux oublier que tu étais chargé de mettre, au pied de ces plantes rares, le fumier malodorant. Et ce n’est pas tout à fait ma faute si, pour toutes leurs vaines œuvres, j’éprouve une répulsion que je ne puis surmonter. Ils croient régenter l’univers, et c’est la mode passagère qui oriente leurs prétendus efforts. C’était toi qui avais raison, dans ta simplicité, dans ton humilité dont ils n’auraient pas découvert le sens profond s’ils t’avaient connu, quand tu disais que nous sommes « moins que rien », et que Dieu à lui seul est plus fort que nous tous réunis. Je t’envie d’avoir ignoré leurs orgueils injustifiés. Tes certitudes n’en étaient que plus fortes. Tu ne t’es pas demandé laquelle des cent routes tu devais prendre.

Tu l’ignores absolument, mais, dans ton humilité de simple, tu ne serais pas étonné d’apprendre qu’il existe des écrivains pour qui l’on ne commence à être une âme méritant qu’on la mette en valeur, qu’à partir de cent mille francs de rente. Le « pauvre peuple », c’est avec dégoût qu’ils le laissent à ses tas de fumier des champs et des jardins. Pour la bienséance — car ils fréquentent les églises — ils ne contesteront pas que vous n’ayez une âme, mais il n’ont que dédain pour ce que vous pouvez penser, dire et faire, gens ordinaires que vous êtes, gens de peu, gens de rien ! Si, par exception, ils consentent à fixer sur vous leur regard à monocle, c’est que vous êtes affligés de quelque tic, ou que quelque tare monstrueuse vous impose à leur attention. Sois assassin, si tu veux te concilier leur bienveillance !

Tu l’ignores absolument, mais, dans l’esprit de douceur avec lequel tu acceptes ton sort, tu ne serais pas étonné d’apprendre qu’il existe des écrivains pour qui l’on ne commence à être un homme qu’à la condition d’être en perpétuelle révolte. Le « pauvre peuple » ne vaut pour eux que groupé en bandes de forcenés qui pillent, brûlent, tuent. Ils disent que conseiller la résignation c’est vouloir la déchéance et la mort. Pauvres gens, qui ne soupçonnent rien de la solidité de nos existences ! Comme si nous résigner signifiait nécessairement que nous cessions de lutter pour vivre ! Comme si accepter équivalait à s’endormir ! Comme si, au contraire, la forme supérieure de la résignation n’était pas de se fixer le but le plus élevé que chacun de nous peut atteindre en développant toutes ses énergies ! Mais vois-tu Grosjean montant en chaire ou rendant la justice ? Il n’y résistera point et, s’il consent à l’avouer, c’est avec plaisir qu’il reprendra les manchons de sa charrue. Nous n’avons pas, pour les autorités, de respect fétichiste. Nous savons qu’elles se trompent, exagèrent, frappent à tort, mais nous n’estimons pas davantage que le « pauvre peuple » soit impeccable. Qu’il fasse son métier, et ses vaches seront bien gardées. Estimons-nous à notre juste valeur. Si nous sommes nés geais, et de toute évidence destinés à le rester, sarclons en nous tout désir de nous parer des plumes du paon.