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Le Serviteur/1/6

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Ernest Flammarion (p. 35-40).
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VI

Un grand écrivain a dit d’un de ses maîtres, dans le château natal duquel il avait passé toute une nuit sans dormir :

— J’ai pensé à cet homme qui a commencé là, et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur.

J’ai pensé à toi dont la vie commença et finit dans ce pays, dont la tombe même, à cette heure, ne se différencie des autres que pour moi. J’ai pensé à toi qui n’as point demandé que l’on t’ensevelît dans le roc, la tête tournée vers un Océan que tu ne connaissais pas, et qui reposes ici, la tête tournée vers la grande croix de fer, et vers l’église.

Je n’avais rien, en ce moment, d’un de ces jeunes hommes romantiques qui, parmi les ombres ou sous l’éclatant clair de lune, se drapent dans le manteau mouvant de leur mélancolie. Mes pieds étaient comme tellement enracinés — pour quelques minutes et sans doute pour toujours — dans cette terre dont maintenant tu fais partie, que je n’éprouvais le besoin ni de m’agenouiller, ni même de me découvrir. Je ne te faisais pas une visite de cérémonie : j’étais ici chez moi.

Ceux qui dorment là, dans le vieux cimetière de simples sépultures, et dans le cimetière neuf des caveaux de famille, je les ai presque tous connus. Certes, je n’aurais qu’à m’approcher de certaines pierres tombales à moitié cachées par le lierre et les hautes herbes, et depuis plus d’un siècle rongées par la pluie, pour y lire des dates de naissances qui remontent à 1750, à 1763, à 1768. Mais ces chiffres mêmes sont gravés au-dessous de noms qui me sont familiers et qu’ici l’on prononce encore chaque jour. Quant aux autres qui t’ont précédé là de quelques années même, je peux dire que je les ai tous connus. Ce ne sont pas eux que je viens voir ; mais, comme ils t’entourent, en même temps qu’à toi je leur rends visite. Ici je suis à la fois chez moi et chez toi.

Il y a des petits qui, depuis, ont été relevés et dont les cendres n’ont jamais dû tenir beaucoup de place. Avec eux j’ai esquissé mes premiers pas dans nos petites rues et joué mes premiers jeux à l’ombre des murs ou des arbres. La mort leur a fait signe de bonne heure. J’ai dû assister à leur enterrement. On me mettait des gants noirs qui me piquaient les doigts. J’étais trop jeune encore pour sentir des larmes me piquer les yeux. Et ils sont venus prendre rang ici, pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là des gamins et des gamines de douze ans qui ont été relevés, et dont les cendres tenaient peut-être un peu plus de place. J’allais à l’école avec eux. Elles, je ne les fréquentais pas, mais je les connaissais. La vie déjà leur avait fait des promesses qu’elle n’a point tenues. Mais la mort leur a fait un signe auquel ils ont dû obéir. J’ai assisté à leur enterrement. J’étais enfant de chœur. Je portais la croix ou balançais l’encensoir. Derrière le manche de la croix j’aurais voulu pouvoir me dissimuler pour que l’on n’aperçut pas mon visage. Je m’efforçais de balancer l’encensoir en ayant l’air de ne penser à rien. Et ils venaient prendre rang ici, pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là des jeunes gens et des jeunes filles qui sont morts à vingt ans, d’accidents ou de maladies de poitrine. J’étais loin d’ici quand ils se sont courbés en gémissant sous le poids de la mort, mais je les connaissais tous par leur nom, par leur prénom, par un sobriquet. La vie leur avait fait des promesses qu’elle n’a pas toutes tenues. Au premier coup de faux qu’ils ont donné dans la moisson des joies humaines, ils se sont affaissés sans forces sur le sillon. Il a fallu qu’on les transportât au champ du repos éternel, où ils ont pris rang pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là des hommes et des femmes de quarante ans qui sont morts d’accidents ou de maladies. Ils avaient déjà fondé une famille. Pour eux le soleil des premiers bonheurs s’était couché. Dans l’affaissement des passions, ils attendaient que le clair de lune de la vieillesse épandît sur eux sa paix et sa sérénité. Ils espéraient dans le repos des longs jours près des tisons, lorsque le vent d’hiver passe à toute vitesse comme un cheval échappé dont les naseaux fument, et tape des sabots contre les portes qui tremblent mais résistent. Leur destinée était de se reposer ici, où ils ont pris rang pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Il y a là de ces vieux et de ces vieilles qui à partir de soixante ans n’avaient plus d’âge, et qui n’apercevaient pas à l’horizon l’aube du jour où ils pourraient cesser de travailler. Les hameaux, les villages, la petite ville s’étaient habitués à leur va-et-vient, même lorsqu’ils marchaient avec le fraternel appui de deux bâtons noueux comme eux. La mort leur a fait signe en temps voulu. Mais, comme les jeunes gens, comme les jeunes filles, ils n’ont répondu que par un gémissement à son appel. Et ils sont venus ici prendre rang, pour le jour de la résurrection dans la vallée de Josaphat.

Sans doute pourrais-je dire qu’absorbé dans une muette douleur je restai longtemps yeux baissés, comme quelqu’un qui songe. Mais non. Je n’ai pas regardé que ta tombe.

Je les ai toutes vues, soudées d’en dessous les unes aux autres comme les alvéoles d’une ruche, et de dessus, toutes également visitées par la lune. J’ai revu celle de ton père et de ta mère, que je n’ai connus que courbés par la vieillesse, lorsque j’étais encore petit : ils t’ont précédé là, comme tu m’y précèdes. Je les ai revus un instant dans leur maison couverte de chaume ; ils avaient une grande cour où l’herbe poussait abondante, et un jardin dans lequel, bien des étés avant celui-ci, l’on avait tué deux serpents qui sifflaient. Je les ai revus vieillis, mais s’accrochant à la vie comme des naufragés se cramponnent au bateau.

J’ai revu les tombes de tous ceux qu’ensemble nous avons enterrés quand nous étions, toi sacristain, moi enfant de chœur. Trente années de suite tu les as conduits à leur suprême demeure. Tu disais familièrement :

— Quand on est couché là-haut, on est bien tranquille.

Tu t’étais habitué à regarder la mort en face. Mais peut-être, malgré tout, crierait-on d’épouvante si on la voyait, si on la sentait au moment précis où elle se dresse, où elle vous frappe.