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Le Sexe et le poignard/05

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 239-252).



DEUX MOTS
DE COMMENTAIRES
















Nous avions pensé intégrer à l’histoire des Césars une étude précise des mœurs et des techniques de vie dans la Rome du premier siècle avant notre ère. En fait, ce projet apparut irréalisable autrement que dans un travail d’imagination — qui viendra à son heure — et où l’on peut être maître de toute sa matière. Nous n’en avons pas moins placé déjà çà et là, des détails matériels peut-être neufs et en tout cas contraires aux croyances habituelles : Ainsi en est-il par exemple de la conduite des chars de courses, que cent tableaux — le sujet est pictural — nous ont montré menés à la moderne, alors que l’aurige romain, les rênes enroulées autour du corps, menait ses bêtes par des flexions et des torsions du torse et se cramponnait aux bords du « currus ». D’où le coutelas destiné, en cas d’accident, à trancher les rênes pour éviter au cocher d’être traîné par le cheval ou les chevaux emballés. Comme en sus, le timon cassait souvent, ledit coutelas prenait donc une grande importance, assez inattendue dans les courses.

Il y a encore la question de la croix. Quel était ce supplice ? Rien de ce que s’imaginent les modernes certainement. C’est-à-dire que l’exécuté ne fut jamais fixé par les pieds et les mains sur deux madriers écartelés et orthogonaux comme on a pris l’habitude de le figurer. Justin s’exprime ainsi : In crucem suffigere et Sénèque dit : In crucem sedere. Ces deux formules sont nettes et disent donc que la croix n’était rien autre que le pal.

L’empalement consiste à asseoir le condamné sur une pointe aiguë et à le laisser, par son propre poids descendre le long de la hampe qui porte cette pointe jusqu’à ce que l’extrémité lui sorte par le dos. On ne meurt pas avant deux ou trois jours de ce supplice atroce. Au surplus, les textes grecs traduisent toujours le mot « crux » par skolops et stauros, qui sont deux mots techniques désignant exclusivement ce pal.

Il en résulte que le supplice infligé au Messie Jésus ne fut point celui que l’on désigne ordinairement sous le nom de crucifixion, mais un empalement. Cela seul d’ailleurs peut expliquer la mort rapide et le tragique de l’événement. Depuis le moyen âge, de nombreux fanatiques se sont fait clouer par les mains et les pieds sur ce que la tradition veut nommer la « croix ». Or, on a constaté que ce supplice n’était que modérément douloureux et que la mort n’en résultait en aucune façon, sauf après un long temps. Il est absurde de croire que les hommes de jadis, assez cruels, aient jamais torturé un homme sans que sa souffrance fût apparente, rapide et propre à amener la mort, non point par inanition, mais par son caractère même. Nous comprenons d’ailleurs fort bien qu’une exécution par introduction d’une pointe dans l’anus ait paru religieusement indigne et qu’on ait voulu nous expliquer autrement que par le pal, après le triomphe chrétien, l’exécution de l’homme de Nazareth. Il serait évidemment de pure et toute artificielle casuistique de prétendre ici que cruci figere (Tacite) et pendere in cruce (Pétrone) qui sont, les seules formules, avec celles déjà citées, concernant le supplice de la croix, puissent suffire pour donner idée de la crucifixion, dirai-je classique : Figere indique tout au contraire et très exactement la fixation du condamné sur le pal et il n’est pas douteux que ce corps, abandonné à lui-même, pend.

Il n’existe donc aucun document, aucun commentaire soutenable qui puissent nous faire admettre la croix dans le sens admis ordinairement. Le crucifié était un empalé. Nous ne pousserons d’ailleurs pas plus loin nos explications sur les autres petits faits que nous avons cru devoir interpréter en dehors des usages.

Il nous faut maintenant dire pourquoi nous n’avons donc aucune explication détaillée des guerroiements de César en Gaule, chose qui serait sans doute apparue flatteuse pour nous, fils de Gaulois.

La vérité, c’est que les talents des généraux nous semblent de même ordre que ceux de l’homme qui fait tourner les tables. Nous refusons toute existence à l’art militaire. Un chef, et le plus grand chef n’est rien plus qu’un marchand de soupe qui tâche à nourrir ses troupes et à leur permettre régulièrement le sommeil. Son métier se tient là. Pour les combats cela s’arrange à la façon du jeu d’oie. Le seul fait très évident et constant, c’est que les soldats en pays étranger, sachant n’avoir à gagner que dans la victoire, et tenus, par les nécessités les plus dures, à garder la discipline et la solidarité entre eux, constituent une force infiniment plus puissante que ceux du pays même, et les défont le plus souvent. C’est si vrai qu’en Italie Hannibal et les Gaulois triomphèrent sur place des Romains qui les défirent chez eux. Nous tenons donc la fameuse campagne des Gaules par César pour une contingence médiocre et sans valeur autre que de pittoresque. De plus, elle dura près de dix ans et ce fut en réalité une longue entreprise de pillage systématique, avec des hivernages de quatre ou cinq mois en Cisalpine, pour que chacun pût se livrer alors à ses caprices. Rien là, comme on voit, de la tragique et redoutable aventure présentée par une tradition qui tient surtout à embellir des actes dépourvus de toute noblesse.

D’ailleurs, la Gaule était parfaitement pacifique, ainsi qu’en peuvent témoigner les convois immenses d’esclaves et de trésors maraudés que César pût acheminer sans révolte vers Rome, à travers le pays. Il faut donc réduire, comme nous l’avons fait, la conquête des Gaules à dix années de ravages et de cambriolages chez des gens qui se défendaient à peine. C’est pourquoi nous n’avons pas cru emboucher pour si peu la trompette épique. 

Nous n’avons pas non plus tenu à donner des explications de stratégie transcendante sur la bataille de Pharsale. Ce fut certes un événement immense, un tournant dans l’histoire de Rome. César vaincu, la destinée du monde aurait changé de face. Mais précisément, il nous semble que dans leur désir de prouver que César fut un grand chef, on a entouré ce combat des nuages les plus denses de la technique militaire, qui ressemble un peu à celle du sorcier. Au vrai, l’armée de Pompée ne combattit point ou à peine. Nous ne mettons pas en doute que César ait acheté au préalable la plupart des têtes de cette armée. Ce fut le triomphe de la corruption chère à cet homme sans préjugés. Nous ne l’expliquons pas autrement. Nous n’insistons pas enfin sur l’explication nouvelle donnée de l’assassinat de César. Le fait est grave, mais les commentaires ont été incorporés à l’histoire du drame.

Il nous paraît évident que César voulut d’abord garder sa puissance. C’est d’ailleurs parce qu’il la sentait branlante et non parce qu’elle était bien assise qu’il prit successivement toutes les magistratures. Il nous répugne de croire qu’à son âge et dans son état d’âme, très facile à comprendre, avec enfin sa santé médiocre et son scepticisme dédaigneux, cet homme demeurât sensible aux colifichets des grades et honneurs. Il se cramponnait à son pouvoir voilà tout.

Nous ne lui attribuerons donc point de plates ambitions monarchiques, à la façon de ses successeurs, qui, la plupart, ne cherchent à gagner le sommet impérial que pour les satisfactions de vanité, de despotisme capricieux, de salacité et de commandement guerrier qu’il comporte. On le tua pour l’argent menacé, pour lui succéder et parce que c’était facile, voilà tout…

Il me reste à dire deux mots des êtres qu’on voit circuler dans ce livre et de leurs âmes.

Rien ne nous semble plus sot que l’assimilation des esprits et des actes anciens aux conceptions du monde actuel. Certains historiens se ménagent des effets faciles en usant de la terminologie militaire et politique de nos journaux, pour qualifier des données sans aucun rapport avec le présent. C’est absurde et risible, primaire aussi.

Il n’y a pas de commune mesure entre la pensée païenne et la nôtre, tout imbibée de christianisme. Un ambitieux à Rome ne ressemblait pas à un ambitieux de nos jours, ni un homme riche à un de nos riches. Il faut comprendre cela pour suivre le déroulement des existences curieuses qui figurent ici.

L’épargne au sens moderne n’existait point non plus ni la fixité des valeurs financières. Rien n’était en devenir, mais tout en acte. Et cela explique que les possédants fussent toujours occupés à recréer leur richesse. De même, l’ambitieux était limité sans cesse par des ambitions égales et également agressives. Enfin, son désir, par l’incertitude pratique qui l’entourait avait la forme d’une sorte de religion. Car il faut bien comprendre que César, conquérant de la Gaule, n’a en réalité jamais bien su comment elle était faite, et le monde connu d’alors restait une sorte de mystère qui permettait toutes les conceptions impériales en leur enlevant ce sens de la spoliation qui est une conquête de la géographie moderne.

Cela explique aussi l’insatiable ambition de Cléopâtre.

Au demeurant, une sorte d’orgueil de race et de langue, qui par chance nous est devenu étrangère — quoique on se soit efforcé de le faire renaître dans certains États modernes — donnait à ces chefs de jadis la conviction de servir un idéal et les gens même qu’ils assassinaient. L’inquisition hérita un peu de cette morale païenne qui tend à s’éliminer de nos sociétés. Si on ne la suppose pas, l’antiquité est incompréhensible.

Il me reste à dire deux mots de la liberté des mœurs anciennes.

Qu’il soit d’abord entendu que j’ai gazé et atténué beaucoup de choses et d’actes ! La luxure — j’emploie ce mot en lui enlevant toute sa crasse morale de source chrétienne — la luxure donc s’intégrait à la vie romaine avec une parfaite innocence. Voyez Pompéi ! Cette ville nous replace dans l’ambiance même du monde ancien. Qu’y voyons-nous ? Les marchands pesaient leurs denrées avec des poids phalliques, les lampes affectaient des formes sexuelles, les fresques et objets d’art les plus communs figuraient tous les aspects de la conjonction amoureuse. Et rien absolument n’indique — au contraire — que les enfants aient été tenus éloignés de cette constante « pornographie », comme disent les imbéciles. Cela était normal, spontané, et, ma foi, si simple qu’on y pensait guère.

Les conversations du Forum et les discours même du Sénat étaient également semés de traits qu’on dirait aujourd’hui obscènes.

Lorsque César dit à un de ces ennemis qu’il le narguera en pleine figure et que l’autre lui répond que la chose n’est pas facile à « une femme », nous avons tous entendu l’équivalent de cet échange d’insultes entre deux souteneurs dont l’un traite l’autre de « suceuse » et reçoit, en échange, le qualificatif de « loppe ».

Plutarque dit, par un autre exemple, que la veille de passer le Rubicon César rêva qu’il recevait de sa mère un baiser immonde. Une telle chose — qu’on devine — dépasserait aujourd’hui les limites du supportable. Je pourrais d’ailleurs citer mille exemples encore du naturel que les Romains mettaient à parler de l’acte — des divers actes — que l’amour inspire. On m’a comprise ? Il me fallut donc apporter un tempérament à la liberté ancienne. Mais la vérité c’est qu’il ne sera possible de donner de la civilisation païenne une idée exacte et intelligente qu’en plaçant la luxure sur le pied même des affaires d’État. Il faudra surtout comprendre et admettre ces scènes de banquets — les Romains y dévoraient le plus clair de leur fortune — où, étendus sur des lits, femmes et hommes mêlés se divertissaient — le mot est faible — ensemble avec un plaisir privé de tout souci moral. Clodia, dont il est parlé dans ce livre, passait pour se refuser même ailleurs qu’au lit des festins.

Au surplus, le caractère érotique de la vie ancienne se manifeste avec une sorte de spontanéité charmante dans les reliques prises à Pompéi et qui emplissent le « Cabinet Secret » du Musée de Naples. Rien de si curieux que la simplicité des actes et des gestes. On est loin là des ambitions et des complications qui torturent l’art médiéval soit dans les miniatures, soit aux portails de cathédrales. C’est même si « immédiat » que toute obscénité en est absente. Ainsi aurait-il donc fallu, pour donner de la vie de César une idée réelle, le montrer dans les fantaisies sexuelles dont nous parle Suétone.

La pudeur en effet n’existe pas dans le monde antique. Ce que l’on désigne par ce mot, c’est, soit l’impolitesse, soit le manque de respect pour les usages, qui, en matière sexuelle étaient d’ailleurs nombreux, sans gêner personne…

Assez là-dessus. Le lecteur saura donc que les éléments divers de ce livre sont voulus tels. Pour la plupart ils résultent d’une interprétation personnelle, mais exacte, des données historiques.

Quand à la pudeur que nous y avons mise, on nous excusera de cette timidité en songeant que nous passons précisément, près d’un grand nombre de nos contemporains, pour un auteur parfaitement dévergondé… 

R. D.