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Le Taurobole et le culte de Bellone

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LE TAUROBOLE

ET LE CULTE DE BELLONE


Tous les écrivains qui se sont occupés des derniers siècles du paganisme, ont décrit la cérémonie du taurobole et insisté sur l’analogie des idées mystiques qu’on y attachait, avec certaines doctrines du christianisme[1]. Tous ont rappelé ce passage saisissant, où Prudence[2] nous dépeint le prêtre couché dans une fosse et recevant à travers un plancher à claire-voie le sang d’un taureau égorgé au-dessus de lui. « À travers les mille fentes du bois, la rosée sanglante coule dans la fosse. L’initié présente la tête à toutes les gouttes qui tombent, il y expose ses habits et tout son corps, qu’elles souillent. Il se renverse en arrière pour qu’elles arrosent ses joues, ses oreilles, ses lèvres, ses narines, il inonde ses yeux du liquide ; il n’épargne même pas son palais, mais humecte sa langue et boit avidement le sang noir[3]. » Après s’être soumis à cette répugnante aspersion, le célébrant ou plutôt le patient s’offrait à la vénération de la foule. On le croyait purifié de ses fautes par ce baptême, qui lui conférait pour vingt ans une vie nouvelle ou même le faisait « renaître pour l’éternité[4]. »

Si nous connaissons avec une précision suffisante les rites de ce sacrifice solennel, si nous savons quels effets merveilleux en étaient attendus, par contre rien n’est plus obscur que l’histoire de ses origines. En Occident, le taurobole fait partie du culte officiel de la Magna Mater phrygienne, mais il est à peu près certain qu’il ne lui appartenait point primitivement. J’ai soutenu autrefois qu’il avait été emprunté à la religion des mages et plus précisément à la liturgie des temples de l’Artémis persique, Anaïtis ou Anahîta, qui était adorée en Asie Mineure depuis l’époque des Achéménides[5]. Mais cette opinion, insuffisamment démontrée, a trouvé des contradicteurs. Une inscription découverte il y a quelques années, nous fournit, si je ne m’abuse, un indice précieux pour résoudre cette question controversée.

Elle est gravée sur un autel mis au jour en 1887, à Kastel en face de Mayence, et dont voici le texte exact[6] :

In] h(onorem) d(omus) d(ivinae) N[u]m(ini) Aug(usti) has[t]iferi sive pastor(es) consistentes Kastello Mattiacorum [d]e suo posue[r]unt VIIII Kal(endas) Apriles [Iu]liano et Cri[s]pino co(n)s(ulibus) = 224 ap. J. C.

Cette dédicace a immédiatement été rapprochée d’une autre, découverte au même endroit en 1809 et à peu près contemporaine :

In h(onorem) d(omus) d(ivinae) deae Virtuli Bellon[a]e montem Vaticanum vetustate conlabsum restituerunt hastiferi civitatis corum X kal(endas) Sep(tembres) imp(eratore) [C. Iul(io) Maximitto Aug(usto)] et Africano co(n)s(ulibus) = 236 ap. J. C. — Suivent les noms des consécrateurs.

Aussitôt après la trouvaille de 1887, un article développé fut publié sur les inscriptions de Kastel par M. Maué[7], dont le commentaire fort érudit tend à prouver que les hastiferi ne sont point, comme on l’avait admis, une milice municipale, mais forment une confrérie placée sous le patronage de la Bellone cappadocienne, la déesse Mâ, et analogue aux dendrophori qui portaient le pin sacré dans les processions de la Grande Mère de Pessinonte. Bien que nous inclinions à le suivre[8], nous nous interdirons de trancher ici une question qui divise encore les épigraphistes[9]. Un autre point nous intéresse plus particulièrement. M. Maué a remarqué (p. 512) que le jour où la dédicace de l’année 224 a été consacrée, le VIIII Kal. Apriles ou 24 mars, était marqué par une fête du culte de la Grande Mère, le dies sanguinis, où les galles émasculés se tailladaient les bras et répandaient leur sang sur les autels. Mais l’auteur n’a point tiré de cette observation les conséquences qu’elle comporte. L’autel rhénan étant dédié non à la Mère des dieux, mais au Numen de l’empereur, il n’a pas cru pouvoir attacher d’importance à la date du 24 mars.

Ce motif doit au contraire nous faire attribuer à cette date une valeur toute particulière. En effet « le jour du sang » les prêtres de la Mater magna avaient coutume d’offrir un sacrifice pour le salut de l’empereur. Nous apprenons ce détail par une anecdote dont tullien s’égaie fort[10]. Marc-Aurèle mourut le 17 mars 180 en Pannonie ; le 24, l’archigalle de Carthage ignorant encore son décès, « donna pour le salut du prince déjà mort les ordres habituels ». Quels étaient ces ordres, répétés chaque année par l’archigalle ? L’apologiste ne le dit pas, mais nous pouvons le deviner. Les inscriptions et les textes juridiques concourent à nous prouver que des tauroboles pour le salut de l’empereur sont accomplis ex vaticinatione archigalli[11] et l’un des autels tauroboliques de Lectoure est précisément consacré le 24 mars[12].

Le monument de Kastel aurait donc été voué de même, en 224, à Alexandre Sévère, le jour où les hastiferi de Bellone avaient coutume de célébrer à son intention un taurobole.

Cette conclusion pourrait paraître hasardée, si elle n’était corroborée par la seconde inscription que nous avons reproduite. Le mons Vaticanus, à demi éboulé, que les fidèles de Bellone firent relever à Kastel en l’an 236, reparaît, on l’a depuis longtemps fait observer, dans une dédicace taurobolique de Lyon[13], et une série d’autels consacrés à l’occasion de tauroboles furent découverts à Rome même en creusant les fondations de l’église Saint-Pierre sur le Vatican[14], là où se trouvait dans l’antiquité le Phrygianum. Les tertres artificiels élevés dans les cités du Rhône et du Rhin sont-ils simplement une reproduction de la colline romaine, centre du culte des déesses asiatiques[15], comme les Capitolia municipaux sont une imitation de la montagne qui portait le sanctuaire le plus vénéré de la religion officielle[16] ? Il semble qu’une autre idée encore ait inspiré le choix de ce nom[17]. Le mot Vaticanus était mis par les anciens en relation avec vates, vaticinium[18]. Or, nous l’avons dit, les tauroboles ont lieu fréquemment, sinon toujours, ex vaticinatione archigalli[19]. Bien que nous ignorions comment était rendu cet oracle, il est probable que l’officiant prononçait certaines formules liturgiques du haut d’une butte sacrée. Ce rite serait un reste du culte des hauteurs, qui était répandu dans toute l’Asie Mineure, et dont des vestiges curieux ont subsisté jusqu’à nos jours. Ainsi s’explique que dans les temples de Bellone-Mâ on ait régulièrement édifié une sorte de tumulus[20], qui reproduisait sans doute en miniature quelque montagne de Comane où, dans une gorge sauvage, un peuple d’hiérodules rendait hommage à la grande protectrice de la contrée.

Ainsi, à défaut d’un témoignage positif, une série de preuves indirectes établissent que le taurobole a été célébré en Occident non seulement par le clergé de la Grande Mère phrygienne, mais aussi par celui de cette Bellone, que le dictateur Sylla avait transportée de Comane de Cappadoce à Rome. Les hastiferi participent à sa célébration dans le second culte, comme les dendrophori dans le premier[21]. L’existence de ce rite commun n’a rien qui doive nous surprendre, car, sous l’Empire, les deux divinités asiatiques ont souvent été rapprochées et leurs cultes, dont les orgies cruelles offrent de remarquables analogies, paraissent s’être parfois confondus[22]. La liturgie de l’un a donc pu faire plus d’un emprunt à celle de l’autre. La question est de savoir laquelle des deux déesses, celle de Pessinonte ou celle de Comane, a été l’inspiratrice de sa compagne.

Or des raisons très sérieuses empêchent d’admettre que le taurobole ait été introduit en Italie par les sectateurs phrygiens de Cybèle et d’Attis. Pour ne point répéter ici des arguments que nous avons développés ailleurs[23], nous nous bornerons à rappeler que le plus ancien taurobole qui nous soit connu, celui que mentionne une inscription de Pouzzoles de l’an 134 ap. J.-C., a été administré par un prêtre non de la Magna mater mais de la Venus Caelestis[24]. À Bénévent, la déesse à laquelle sont consacrés les autels tauroboliques prend le nom tout à fait inusité de Minerva Berecyntia[25]. Le titre de protectrice des Bérécyntes, ne suffit point à prouver que cette Minerve désigne la Cybèle habituelle, déification de la Terre, mais Cybèle semble bien avoir été assimilée ici à une divinité guerrière, comme Bellone[26]. Nous sommes donc amenés à croire que le baptême de sang, dont l’origine nous échappait jusqu’ici, a primitivement appartenu au culte de la Bellone asiatique et qu’il est arrivé du fond de la Cappadoce chez les Romains. Des considérations d’un autre ordre, comme nous allons le voir, confirment cette conclusion.


Le terme de taurobolium, ταυροβόλιον, devenu usuel à la fin du paganisme, n’est ni du latin, ni du grec ; c’est un de ces composés approximatifs comme en forme — on dirait mieux : en déforme — l’étymologie populaire. L’idée qu’on a prétendu exprimer par ce vocable anormal est celle de « frapper un taureau », mais βάλλειν ne se dit que d’une arme de jet (cf. εκηβόλος, κεραυνοβόλος), et un dérivé de la même racine caractérise fort mal l’action d’égorger une victime à l’aide d’un couteau de sacrifice[27]. Nous n’en sommes pas réduits, comme dans la plupart des cas, à retrouver par conjecture le mot primitif sous l’altération vulgaire ; il nous est fourni par les textes eux-mêmes. Tauropolium est la forme qui apparaît dans la majorité des inscriptions les plus anciennes[28]. Qu’est-ce qu’un ταυροπόλιον ? C’est simplement un sacrifice offert à l’Artémis ταυροπόλος ou taurique[29], qui avait de nombreux adorateurs dans le monde hellénique et qu’on appelait par abréviation ή Ταυροπόλος, « le Tauropole[30]. »

Or, plusieurs divinités honorées dans l’est de l’Asie Mineure étaient identifiées à cette Artémis, dont le culte prétendait-on, avait été introduit dans le pays par Oreste, lorsque, après avoir failli être immolé en Tauride par Iphigénie, il s’était enfui avec sa sœur en apportant la statue de la déesse. On a voulu voir dans cette tradition souvent répétée la preuve d’antiques rapports entre la Chersonnèse et la Cappadoce[31]. Vraisemblablement l’origine de la légende ne doit être cherchée que dans le désir de rattacher à la mythologie hellénique l’ἱερὸς λόγος des temples asiatiques, et quelques ressemblances extérieures de leurs rites sanguinaires avec ceux qui auraient été pratiqués chez les Scythes, pouvaient suffire à des théologiens grecs pour proclamer l’identité des deux religions. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’à Comane de Cappadoce on racontait, au temps de Strabon, qu’Oreste et Iphigénie avaient apporté de Scythie le culte de l’Artémis tauropole, et l’on ajoutait que les fugitifs avaient offert à la déesse leur longue chevelure (ϰόμη) et que le nom de la cité était venu de là[32]. Cette ville sainte — aussi bien que son homonyme du Pont — prétendait même posséder la vieille statue de bois de l’Artémis taurique et le glaive d’Iphigénie[33]. Mâ, lorsqu’elle fut adorée à Rome s’y confondit avec Bellone, mais le tauropolium, pratiqué dans le culte naturalisé latin, perpétua le souvenir du nom que les Grecs donnaient à la déesse de Comane.

Toutefois, nous ne soutenons point que le taurobole ait été propagé en Occident uniquement par les sectateurs de Bellone. Mâ n’était point seule en Asie Mineure à être appelée la Tauropole. L’Artemis Pérasia de Castabala, au sud du Taurus, prétendait au même titre, et son sanctuaire passait également pour avoir été fondé par Oreste, venu d’au delà du Pont-Euxin[34]. Anahîta ou Anaïtis, la déesse perse des eaux fécondantes, fut identifiée régulièrement à Artémis et en particulier à l’Artémis tauropole, sans doute parce que le taureau lui était spécialement consacré[35]. Ce fut le cas à la fois en Lydie, où elle était très populaire, en Cappadoce et même en Arménie, dans l’Acisilène. Son nom même d’Anaïtis fut transformé en Tanaïtis ou Tanaïs afin de le mettre en relation avec la ville et le fleuve ainsi appelés[36].

L’Anahîta iranienne était certainement une divinité fort différente de la Mâ cappadocienne, mais son introduction en Asie Mineure remontait à l’époque des Achéménides ; elle y était établie depuis si longtemps qu’on la considérait presque comme indigène, et durant les siècles qu’elle avait vécu au milieu de peuples étrangers, elle avait fait plus d’un emprunt à leurs pratiques religieuses. Le taurobole devait être un usage très répandu dans ces contrées[37], et il est plus que probable que cette déesse tauropole l’avait, aussi bien que Mâ, admis dans sa liturgie. Un fait indubitable c’est que cette cérémonie se répandit rapidement en Occident au début du IIe siècle, après l’annexion à l’empire de la Cappadoce et des autres provinces voisines.

La nature de la religion composite qui s’était formée dans ces contrées, permet d’expliquer, en en faisant saisir l’origine, les caractères étranges et presque contradictoires du taurobole romain. Cette région reculée, où la civilisation grecque ne pénétra que tardivement, conserva plus fidèlement que les pays hellénisés la barbarie primitive de ses cultes autochtones. Les prêtresses de Castabala prétendaient pouvoir impunément marcher pieds nus sur des charbons ardents[38] : c’était une véritable épreuve par le feu analogue aux ordalies sacrées qu’on trouve dans les civilisations les moins avancées[39]. Même à Rome, les serviteurs de Bellone, dans les transports de leur enthousiasme, se perçaient les membres, aspergeaient de leur sang la statue de la déesse et, le recueillant dans la paume de la main, le donnaient à boire aux initiés[40]. Ces rites féroces perpétuaient la tradition de l’échange du sang, qui renouvelait l’alliance des divers membres du clan entre eux et leur communion avec le totem qu’ils vénéraient[41].

Mais à côté des lieux sacrés où les tribus du Taurus célébraient leurs orgies, les mages perses, disséminés dans tout le pays depuis une haute antiquité, avaient dressé leurs pyrées, sur lesquels brûlait un feu perpétuel, et élevé des temples aux divinités iraniennes[42]. Ils avaient répandu, dans des régions d’une culture encore arriérée, les préceptes et les conceptions incontestablement supérieurs du mazdéisme. Les mystères de Mithra, qui étaient originaires de cette même contrée, gardèrent toujours la trace de cette double influence. À côté de dogmes très élevés et d’une morale très pure, ils conservent dans leur liturgie des cérémonies odieuses ou ridicules : déguisements en animaux, simulacres de meurtres rituels, adoration d’une idole à tête de lion[43]. Ils devaient leur théologie aux sectateurs de Zoroastre, tandis que ces pratiques étranges étaient un héritage des peuplades d’Asie Mineure.

Il en est de même du taurobole. L’acte hideux de l’immolation du taureau au-dessus d’une fosse où s’étend le fidèle, nous reporte à un niveau de civilisation extrêmement bas. « L’idée qu’en mangeant la chair et spécialement en buvant le sang d’un autre être vivant, un homme absorbe sa nature ou sa vie et la fait pénétrer dans la sienne, est une conception qui apparaît sous des formes très diverses chez les peuples primitifs. C’est d’elle que dérive la coutume très répandue de boire le sang encore chaud de son ennemi mort, et aussi l’habitude, observée par beaucoup de chasseurs sauvages, de manger quelque partie (par exemple le foie) de carnivores dangereux afin de faire passer en eux-mêmes le courage de l’animal[44]. » Pour des motifs aisés à concevoir, les non-civilisés de toutes les parties du monde ont souvent considéré le sang comme étant le siège de l’âme ou, pour employer une expression plus adéquate, de l’énergie vitale[45]. De là, parmi les rites divers qui ont pour but de transfuser dans le fidèle les qualités de l’animal sacrifié — usage de revêtir la dépouille de la bête, onctions de graisse, contact des résidus de la crémation — la fréquence de ceux où l’officiant boit, ou répand sur lui le sang de la victime[46]. C’est précisément ce qui avait lieu dans le taurobole où l’initié, non seulement recevait sur son corps l’ondée vivifiante, mais absorbait avidement la liqueur régénératrice.

Une preuve très convaincante de l’antiquité de ce rite, qui remonte certainement aux âges préhistoriques, c’est qu’il se retrouve presque sans changement en des endroits fort éloignés. À Rome, lors des Saturnales, il se livrait au forum un combat de gladiateurs, et le sang du champion vaincu coulait à travers des dalles percées de trous sur un personnage caché sous la terre, qui se soumettait à l’aspersion « la bouche ouverte[47] ». Chose curieuse, une cérémonie analogue persiste de nos jours parmi les naturels du Congo. Elle est décrite par un voyageur, dont le témoignage a d’autant plus de poids, qu’il n’avait certainement jamais entendu parler du taurobole. Un roitelet des Bamfoumous « prétendait soumettre tous les villages voisins à son despotisme ; il se faisait remettre des victimes humaines à qui l’on tranchait la tête. L’exécution avait lieu sur une claie surélevée et le chef, assis dessous, recevait la pluie sanglante sur tout le corps : il devait acquérir ainsi une plus grande force physique et morale[48]. »

Si l’on peut en croire l’auteur de ce récit, même chez les nègres d’Afrique, on voit attacher au bain de sang certaines idées morales. Il est indubitable que les vertus particulières et pour ainsi dire magiques, qu’on attribuait au liquide qui entretient la vie, l’ont fait employer fréquemment dans les purifications païennes[49]. Mais la régénération qu’on attendait du taurobole, a un caractère tout nouveau, et la transformation qu’a subie, sinon le sacrifice lui-même, du moins la conception qu’on s’en faisait, ne s’explique que par l’influence d’une religion étrangère. On pourrait supposer que ce changement s’est opéré en Occident au contact du christianisme. Il paraît plus probable qu’il a eu lieu bien plus anciennement en Asie Mineure avant son introduction dans l’empire romain. La pratique du taurobole s’est répandue très rapidement au IIe siècle dans les provinces latines ; il semble qu’au moment de son arrivée dans ce monde nouveau, ses caractères fussent déjà fixés, et l’on ne s’expliquerait pas le succès qu’obtint cette immolation dégoûtante, si l’on ne lui avait supposé une puissance extraordinaire. Depuis de longs siècles, les mages perses enseignaient en Asie Mineure la résurrection des morts et faisaient espérer aux justes une immortalité bienheureuse. C’est très probablement sous l’action de ces doctrines mazdéennes, que le vieux sacrifice barbare prit dans les temples de Cappadoce un sens plus profond. On ne pensa plus, en s’y soumettant, acquérir la vigueur du taureau, ce ne fut plus le renouvellement des forces physiques que le sang, principe de vie, fut censé communiquer, mais une renaissance soit temporaire soit même éternelle de l’âme.

La cérémonie du taurobole, qui jouit au déclin du paganisme d’une vogue si étonnante, n’est pas remarquable uniquement à cause de la similitude des espérances qu’il éveillait avec certaines croyances chrétiennes. C’est un produit très caractéristique de ces religions orientales, où des traditions grossières, survivances d’un passé barbare, étaient mises au service d’une théologie très avancée. L’acte lui-même est un bain de sang qui fait songer à quelque orgie de cannibales ; son efficacité supposée répond aux aspirations les plus élevées de l’homme vers la purification spirituelle et l’immortalité.

 Gand.

Franz CUMONT.
  1. Il suffira de citer ici le plus récent d’entre eux, Paul Allard, Julien l’Apostat, t. I, 1900, p. 32 s. — Les dernières études spéciales sur le taurobole sont celles de M. Esperandieu, Inscriptions de Lectoure, 1892, p. 94 s. et de Zippel dans la Festschrift zum Doctorjubilaeum Ludw. Friedländer, 1895, p. 489 S.
  2. Prudence. Περὶ στεφ. x. 1011 s.
  3. Je pense qu’il faut distinguer de ce rite un autre moins solennel, où le sang du taureau immolé était recueilli dans un crible et versé sur le fidèle. C’est ainsi que je comprends le taurobolium caerno perceptum, dont on donne d’ordinaire une autre explication. Cf. Cagnat, Bull. arch. com. trav. hist., 1891, p. 529 et Zippel, l. c, p. 508.
  4. CIL VI, 510. In aeternum renatus. Des idées analogues avaient cours dans les mystères de Mithra (Myst. de. Mithra, t. I, p. 188), cf. aussi Apulée, Met., XI, 21.
  5. Cf. Revue Archéologique, 1888, II, p. 132 ss. et mes Mystères de Mithra, t. I, p. 334 s.
  6. Klein, Jahrb. des Ver. Altert. Rheinl., LXXXIII, p. 251 = Cagnat L’année épigr., 1888, no 18. = Maué, op. cit., p. 488.
  7. Maué, Die Hastiferi vom Castellum Mattiacorum (Philologus, XLVII), 1888, p. 489 s.
  8. Cf. CIL VI, 2232, hasta in aede Bellonae in luco dicata est. Cf. Stace, Theb. IV, 6 ; VII, 74.
  9. Les diverses opinions sont résumées par Kornemann dans la Realencycl. de Pauly-Wissowa s. v. Collegium, t. III, p. 396.
  10. Tertull, Apol., 25 : Marco Aurelio apud Sirmium reipublicae exempto die decimo sexto Kalendarum aprilium archigallus ille sanctissimus die nono Kalendarum carundem, quo sanguinem impuros lacertos quoque castrando libabat pro salute imperatoris iam intercepti solita aeque imperia mandavit. O nuntios tardos ! O somniculosa diplomata quorum vitio excessum imperatoris non antea Cybele cognovit, ne deam talem riderent Christiani.
  11. CIL, VIII, 8203 (Mila), XII, 1782 (Tain), XIII, 1752 (Lyon). — Cf. Fragmenta iur. Vaticana § 148 : Is qui in Portu pro salute imperatoris sacrum facit ex vaticinatione archigalli a tutelis excusatur.
  12. Esperandieu, op. cit., p. 39, n° 16, CIL, XIII, 510.
  13. Boissieu, Inscr. de Lyon, p. 24, n. 26 = CIL, XIII, 1751 : vires excepit et a Vaticano transtulit.
  14. CIL, VI, 497-504.
  15. Boissier, Relig. rom., I, p. 396, n. 3. « Certaines fêtes de Bellone et de Cybèle avaient lieu à Rome sur le Vatican. Quand on les transporta en province on eut soin, pour que la lettre du rituel fût observée, de construire une petite élévation factice à laquelle on donna le nom de la colline romaine. »
  16. Saglio dans Daremberg et Saglio s. v. Capitolium, p. 905. Hülsen dans Pauly-Wissowa s. v. Capitolium, 1538 s.
  17. Cf. Boissieu, l. l..
  18. Aul. Gell., XVI, 17, Paul. Diac. s. v.
  19. Voyez supra p. 100 ; cf. Tibulle, I. 6, 43 : Sic magna sacerdos (de Bellone) est mihi divino vaticinata sono.
  20. Tertull. De pallio, 4, cf. Marquardt-Wissowa, Staatsverw. III, p. 76, n. 6. — On trouve même en Asie Mineure de ces tells artificiels, dits collines de Sémiramis ; cf. Th. Reinach, Mithridate Eupator, p. 246, n. 1.
  21. CIL, XII, 1744 ; XIII, 1751, 1752. Cagnat, Année épigr., 1892, n. 18.
  22. CIL, IX, 3146, une statue de Bellone est restaurée par une prêtresse de la Magna mater. Inversement, VI, 490, un prêtre de Bellone fait une dédicace à la Mater deum. À Ostie (XIV, 69) une image de Virtus (se. Bellona-Virtus) est offerte aux dendrophores de la Grande Mère. Cf. aussi CIL, VIII, 7956-8 ; Juvénal, VI, 512 : Bellonae Matrisque deum chorus intrat. — Les membres des deux clergés se nomment fanatici, cf. la note au CIL, VI, 490 et Marquardt-Wissowa, op. c., p. 76, n. 4.
  23. Revue archéol., t. XII, 1888, p. 132 s.
  24. CIL, X, 1596.
  25. CIL, IX, 1538-1542 : Minervae Berecint(iae) ou Parachintiae, ou Paracentiae.
  26. Cf. Plut. Sylla, 9 : θεὸν (sc. Mâ, la déesse de Comane), ἣν τιμῶσι Ῥωμαῖοι παρὰ Καππαδοκῶν μαθόντες εἴτε Σελήνην οὖσαν εἴτε ᾿Αθηνᾶν εἴτε ᾿Ενυώ. — Ed. Meyer s’est déjà demandé si la Minerva Berecyntia ne serait pas la déesse Mâ, cf. Drexler dans Roscher s. v. Mâ, col. 2218 et les inscriptions Μᾶς ἀνιϰήτου, Rev. ét. gr., 1898, p. 169 ss. — Anahîta est de même identifiée à Athéna. Cf. Pauly-Wissowa, t. I, p. 2031.
  27. J’ai déjà insisté sur ce fait dans la Revue de Philologie, t. XVII, 1893, p. 195.
  28. Elle est constante dans la série des inscriptions de Lectoure, CIL, XIII, 505 s. Cf. aussi CIL XII, index p. 926. — Le criobolium, l’aemobolium sont des créations récentes imaginées à l’imitation du taurobolium. Le premier a pour but d’établir dans le rite le dualisme qui existait dans le mythe de Cybèle et d’Attis.
  29. Hesychius s. v. Ταυροπόλια· ἃ εἰς ἑορτὴν ἄγουσιν Ἀρτέµιδι. Cf. Lebas-Waddington, no 741. — Son temple est aussi un ταυροπόλιον. Cf. Strabon, 639, C, cf. 766, C.
  30. CIG, 3137 = Michel, Recueil, 19, l. 62 et 71 ; CIG, 2699 ; Inschr. von Pergamon, 13 = Michel, 13, l. 25 et 53.
  31. Cf. Maury, Religions de la Grèce, t. III, p. 173 s. et surtout Drexler dans Roscher, Lexikon s. v. Mâ, p. 2219 s.
  32. Strab., XII, 2, 3, p. 535 C. Cf. Höfer dans Roscher Lexik., s v. Orestes, col. 999.
  33. Dion Cass., XXXVI, 11 éd. Boissevain. — Cf. aussi Procope Bell. Pers., I, 17, p. 83 Dindorf
  34. Strab., XII, 2, 7, p. 537 C : Τινὲς τὴν αὐτὴν θρυλοῦσιν ἱστορίαν περὶ τοῦ Ὀρέστου καὶ τῆς Ταυροπόλου.
  35. Plut. Vita Lucull., 24 : Βόες ἱεραὶ νέμονται Περσίας Ἀρτέμιδος… Χρῶνται δὲ ταῖς βοῠσι πρὸς θυσίαν μόνον.
  36. Cf. Pauly-Wissowa s. v. Anaïtis, t. I, p. 2031.
  37. M. Körte a cru retrouver jusqu’en Phrygie des fosses creusées dans le roc qui auraient servi à des sacrifices de ce genre, mais l’explication est très hypothétique. Cf. Athen. Mitth., XXIII, p. 102.
  38. Strab. XII, 2, 7, p. 537 C. Cf. Jamblique, De myst. Aeg’’., III, 4.
  39. Robertson Smith, Religion of the Semites, 2e éd., p. 17 q. ss. Frazer, Le totémisme, p. 30. Cf. A. J. Wauters, L’État du Congo, 1899, p. 305.
  40. Tibull. I, 6, 45 ; Tertull. Apol. 9 ; Minut. Felix, 30, 5. Cf. Aust dans Pauly-Wissowa s. v. Bellona, 256.
  41. Jevons, Introd. to the history of Religion, pp. 97 s. 170 s. Robertson-Smith, op. cit., p. 314 et surtout Sidney-Hartland, The legend of Perseus, t. II, 1895, p. 240 s. — Un autre usage, extrêmement ancien, qui subsistait dans le culte de Cybèle et probablement aussi de Bellone, c’était celui de s’émasculer avec un tesson de poterie ou un couteau de pierre. Il remonte à l’époque où l’usage d’instruments de métal était inconnu (cf. Juvénal, VI, 314 et la note de Friedlënder).
  42. Sur l’histoire de ces colonies de mages, cf. mes Mon. relat. aux myst. de Mithra, t. I, p. 9 ss. et p. 431 ss.
  43. Cf. Ibid., p. 239 s., 315 ss.
  44. Robertson-Smith, op. cit., p. 313. Cf. Frazer, Le totémisme, p. 64 s. — En Grèce même, cet usage s’est perpétué dans les homophagies des mystères de Dionysos, le dieu ταυρόμορφος. Les fidèles dévoraient la chair crue d’un taureau (Firm. Mat. 6, 5, cf. Preller-Robert, Griech. Myth., p. 693, 695). « Ce n’était pas seulement une allusion à la passion de Zagreus et à son démembrement par les Titans ; comme le taureau est une des formes de Dionysos, c’était le corps du dieu dont se repaissaient symboliquement les initiés, c’était son sang dont ils s’abreuvaient dans ce banquet mystique. Ils croyaient ainsi faire descendre en eux Dionysos et remplir son âme de sa divinité ». Decharme, Mythologie de la Grèce, p. 438.
  45. Frazer, Golden Bough, 2e éd., 1900, t. I, p. 353. — Le chien de Mithra lèche le sang du taureau immolé parce qu’il doit absorber son âme ; cf. mes Mon. de Mithra, t. I, p. 191. — Le sang, principe de vie, est employé pour combattre la stérilité ; cf. Sidney-Hartland, op. cit., t. I, p. 162.
  46. Hubert et Mauss, Essai sur la nature du sacrifice. (Extr. de l’Année sociologique, 1898), p. 76, p. 83.
  47. Cyrill., Contr. Iulian. IV, p. 128 D : κέκρυπτο δέ τις ύπὸ γῆν Κρόνος λίθοις τετρημένοις ύποκεχηνώς ἵνα τῷ τοῠ πεσόντος καταμιαίνοιτο λύθρῳ. Cf. Revue de Philologie, t. XXI, 1897, p. 151.
  48. Léopold Courouble, En plein Soleil, Bruxelles, 1900, p. 105. — Je dois cette indication intéressante à M. Jean Capart. Qu’il me permette de lui adresser ici mes sincères remerciements.
  49. Frazer, Pausanias, t. III, p. 278, p. 593 (16, 8) ; Robertson-Smith, op. cit., p. 35 pass. ; Maury, Relig. Grèce, t. II, p. 146, n. 7.