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Le Théâtre des Chinois/Le Génie

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 45-65).
DEUXIÈME PARTIE, CHEZ L’AUTEUR


I


LE GÉNIE


Le nombre des pièces qui composent le théâtre chinois est inavouable ; et, si l’on jugeait de la puissance de l’art dramatique par la quantité d’actes qui ont été représentés sur la scène, aucune nation du monde ne pourrait rivaliser avec la Chine. Les seules pièces écrites sous la dynastie des Youôn forment déjà un recueil de de cinq cents volumes. Mais il ne s’agit pas de chiffres.

La question que je me propose d’examiner — et elle est la seule intéressante à résoudre — est de savoir si, après avoir fait passer au crible toutes ces œuvres, il en restera une seule qui corresponde à l’idéal que l’esprit humain s’est formé d’une œuvre d’art, idéal qui est un et identique dans l’humanité entière, et qui doit se manifester sur toute scène où se passe une action, quelles que soient les circonstances, les idées et les coutumes.

Ainsi le voyageur érudit cherche au milieu des civilisations disparues les vestiges qui doivent lui révéler la présence d’un être humain ; sous des caractères mystérieux que sa patience parvient à déchiffrer, il veut trouver l’expression d’une pensée ; et, s’il parvient à découvrir, dans ce chaos de ruines que scrutent ses regards, la trace lumineuse qui est l’empreinte d’une âme sur la pierre, — le moulage d’une pensée, — il conclura, logiquement et avec certitude : « Ici furent des hommes. » Poursuit-il plus profondément ses recherches, il observera, à côté de caractères qui représentent le réel, les symboles ailés qui figurent le rêve et l’invisible, ces deux mondes d’idées qui peuplent la solitude de l’esprit, et plus certainement il s’écriera, merveilleusement étonné : « Ici furent des hommes. »

Ainsi, moi-même, je m’aventure dans le pêle-mêle de nos livres ; j’ouvre les œuvres de chaque dynastie et je cherche, parmi tant d’ouvrages, à reconnaître la signature : Homo fecit. Peut-être, au milieu de tous les héros tombés qu’on appelle les hommes, découvrirai-je celui « qui s’est souvenu des cieux ».

Les livres sont en grand nombre dans les bibliothèques de la Chine ; mais les auteurs ne sont pas les seuls coupables. Le bonheur d’être publié a fait le tour du monde et nous l’avons goûté longtemps avant les Occidentaux. C’est encore un de ces points de similitude qui font croire que les hommes n’ont de vraiment différent que le costume. Publier un livre, c’est réaliser un souhait qui n’est pas vulgaire, et, une fois réalisé, il est bien difficile de contenir la passion ; c’est le char d’Hippolyte : tout est matière à volume. J’en puis déjà parler savamment. Certes, être auteur, c’est un mérite : il faut au moins avoir trouvé le sujet de son livre ; — mais nous avons chez nous une autre classe d’auteurs qui encombrent les librairies de leurs productions : ce sont les éditeurs et les critiques. Nous faisons une distinction entre les auteurs et les critiques : c’est peut-être raisonnable. On comprend dès lors quel nombre incalculable de volumes les commentateurs ont dû écrire. La Chine est la providence des critiques ; nos auteurs anciens sont souvent réédités ; chaque édition nouvelle est accompagnée d’une préface, avec commentaires et renseignements de toute nature ; et philologues, historiens, littérateurs et calligraphes y trouvent leurs délices. En Chine, on lit les préfaces, — une de nos originalités ! — Ces préfaces sont elles-mêmes commentées par de nouvelles préfaces, et ainsi les publications tendent vers l’infini.

C’est une des pages de cette littérature critique — une préface ! — que je vais tenter d’expliquer à mon lecteur, s’il veut bien me permettre de développer l’idée que nous nous faisons du mot « Génie », un mot qu’il est nécessaire d’interroger toutes les fois qu’on se présente devant la porte d’or du palais de Jade, pour en franchir le seuil et recevoir le titre d’artiste ; — car c’est dans cette page que je trouve l’interprétation la plus claire de ce mot magique « Génie », qui fait penser aux êtres surnaturels et qui semble avoir été écrit par un dieu.

Le sujet est aussi curieux qu’élevé : quand on parle du Génie, on touche au merveilleux, et le merveilleux est une des séductions de l’esprit. Cependant les Génies et les Fées ont, il me semble, un peu retréci le sens du mot. Les symboles ont le don d’affaiblir les principes : ce sont des costumes trop courts qui habillent mal leurs personnages. Nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec les modernes au sujet de la définition. J’ai observé que, dans la langue française, la plupart des mots qui ont dans la racine une origine se rapportant à la nature de l’homme étaient volontiers remplacés par d’autres mots à sens fixe. C’est ainsi que les mots surnaturel ou perfection se trouvent faire l’intérim du mot génie qui a été relégué dans la section des antiques avec bon nombre d’autres. Il y a des mots en cire. Connaissez-vous quelque chose de plus parfaitement imparfait que les figures de cire ? Pour moi, je n’ai jamais rien vu de plus monstrueux que ces mannequins habillés qui veulent représenter des hommes. Eh bien, il y a des mots qui prétendent être des synonymes et qui ressemblent à ces mannequins. Contemplez un portrait de maître, Van Dyck par exemple, vous ne vous lassez pas de regarder cette toile, parce que la vie y resplendit. C’est beau comme un souvenir et réel comme une vision. Ne semble-t-il pas que vous revoyez une personne que vous avez connue ? On est tenté de s’écrier : « C’est lui ! »

Je ne sais rien d’admirable comme ces impressions : il y a des tableaux qui voient et qui pensent ; on ne se sent pas seul avec eux.

Les figures de cire sont des momies bien conservées : on dirait des morts après leur embaumement. Vous avez vu les musées Tussaud et Grévin ? Remarquez comme le public qui parcourt les galeries est silencieux ; on se parle à voix basse. On dirait une veillée de morts. Tous ces personnages si bien faits ont un aspect léthargique qui est désagréable ; on est étonné de trouver une telle... équivalence, et, dans une exécution qui demande de l’habileté, autant d’esprit et tant d’intentions ; mais l’immobilité du sujet, sa fixité, sa raideur, en font un bloc, et rien de plus : belle tête, mais pas de cervelle ; c’est de la photographie massive, de la sculpture au tour, quelque chose de moulé. C’est laid !

J’aimerais une définition de l’art au moyen de ces trois termes : la nature, la figure de cire, le buste. Ce serait peut-être un moyen de classer les intelligences. Il y aurait les individus qu’on pourrait confondre avec leur figure de cire, de manière à ne pouvoir plus les distinguer. C’est le grand nombre dans l’humanité. Il y aurait les autres, ceux que leur buste ferait reconnaître dans le rayonnement de leur pensée, ceux qui laissent percer le souffle, le petit nombre, les riches d’esprit. Ne pourrait-on pas définir une huitième béatitude : Bienheureux ceux dont les portraits sont toujours ressemblants ? Ce serait conforme au progrès des idées modernes. Que de figures de cire en habit noir et en brillants uniformes ! Ah ! s’ils avaient seulement un cœur, un cœur dans la poitrine, pour charmer d’une auréole d’amour leurs sourires inertes ! Ils ne sentent rien : ils sont en cire. Il y a également des mots en cire. Combien en citerais-je, de ces mots de brillante origine qui n’existent plus que derrière la vitrine ! J’y vois la Liberté couronnée d’immortelles, — les fleurs de la tombe, — et recevant avec une impassibilité d’idole les hommages hypocrites des despotes. Galatée est à jamais endormie sur son piédestal de marbre, et Ganymède rêve à d’autres amours. Impassibles sont aussi l’Égalité et le Fraternité, ces axiomes de la raison ; impassibles la Justice et le Droit ; impassible la divine Charité. Toutes ces figures de cire enchantent encore le public..., qui les trouve ressemblantes ! Oh naïveté !

C’est au XVIIIe siècle, une époque qui ne sera pas récusée par les lettrés français dont les plus grands génies n’appartiennent pas tous au XIXe siècle, que fut écrite la préface qui va suivre. L’auteur suppose un dialogue entre l’éditeur d’une de nos pièces de théâtre les plus célèbres, l’Histoire du Luth, et un lettré, et la question qu’il se pose est celle-ci : « Qu’est-ce que le génie ? »

Le lettré qui est mis en cause connaît ses auteurs. Pour lui, il n’existe que six écrivains de génie ; il sait leurs œuvres par cœur ; il les considère comme des paroles tombées du ciel. Le génie est à ses yeux une révélation, une merveille surnaturelle. Il s’est laissé séduire par l’illusion, qui est toujours chère au cœur humain dans toutes les tribus, de voir se manifester l’étrange, l’extraordinaire, les Dragons et les Phénix. Il reste toujours des dieux dans l’imagination, — une preuve qu’ils n’ont jamais été qu’imaginaires, — et on aura bien du mal à les en chasser. Notre lettré, en un mot, a la foi des crédules. Il se trouve que l’éditeur ne partage pas ses enthousiasmes ; c’est l’intérêt du dialogue.


L’ÉDITEUR


Entendons-nous bien sur les principes. Qu’est-ce que le génie, Thsaï ?

Le génie prend sa source dans la nature et suit le même cours que les passions. Mais ce n’est pas un torrent qui se précipite. Il honore la justice, respecte les rites, et ne marche jamais sans guide ; il n’est pas aventurier. Cela vous étonne ! Vous voulez que la nature seule, c’est-à-dire un dieu anonyme, ait inspiré ses élans et creusé son sillon dans le monde où il passe en jetant l’épouvante et le ravissement ? Calmez votre imaginative, cher docteur, et restez sur la terre. Je vais vous convaincre en citant vos auteurs.

Voyez Tchouang-Tseu : son imagination a une vivacité et une fertilité qui touchent au délire. C’est un tourbillon. Mais se laisse-t-il égarer par son génie ? Non ; il parvient à son but, et, quoique entraînés à sa suite, nous sentons, en le lisant, qu’il élève nos pensées. De même Khio-Youen est semblable à un cheval emporté ; il a une verve endiablée ; mais admirez quel respect il a pour la justice : partout dans ses écrits respire l’honnêteté la plus droite. S’il avait suivi la nature ou son génie, mon cher docteur, il fût devenu un licencieux, comme il y en a eu tant.

Étudiez encore Ssé-Ma-Thsien : il aime le merveilleux ; c’est un rêveur, un chercheur de fictions. Les êtres fantastiques vivent avec lui ; mais il n’est pas leur esclave, et la vérité est toujours honorée dans ses œuvres, de quelques draperies qu’elles soient parées.

Ainsi chacun de ces écrivains a son caractère personnel, une inclination qu’il tient de la nature, un génie, un Thsaï, et c’est pourquoi on les a appelés Thsaï-Tseu. Mais croyez-vous qu’ils ont dû au génie seul toute leur gloire ? Non pas ! Ils ont voulu aussi atteindre un but, et c’est là leur honneur. Demandez à ceux qui sont nobles à quoi la noblesse oblige ; combien vous répondront : à rien ! Eux ont fait exception ; ils ont la plus haute noblesse, celle de l’esprit, et ils ont senti que cette noblesse-là obligeait, et que, si elle avait des droits, elle avait aussi des devoirs.

Voulez-vous faire une contre-épreuve ? parcourez les pièces innombrables de notre théâtre. « Qu’y trouvez-vous ? un dialogue bouffon, un amas de scènes où retentit le tintamarre des rues ou le langage ignoble des carrefours ; les extravagances des démons et des esprits ; puis des intrigues d’amour qui répugnent à la délicatesse des mœurs : et qu’arrive-t-il de là ? Que la vue de l’homme se trouble et s’égare, que son cœur suit le torrent des passions et finit par être submergé. Si l’on cherche le but où tendaient tant d’écrivains de la dynastie de Youen, on reconnaît sur-le-champ que l’unique objet de leurs publications a été d’amuser la multitude par le spectacle de la joie, ou de l’émouvoir par le spectacle de la tristesse. Quant à ceux qui ont voulu perfectionner l’éducation des hommes au moyen de préceptes et d’exemples, sur dix mille on n’en trouverait pas un. »

« Voilà, mon cher docteur, la vérité, celle qui se dégage du sens des mots et de la vraie connaissance de l’âme. En voulez-vous encore une autre preuve ? Mais elle apparaît dans la destinée de ces grands hommes qui ont voulu le vrai bien de l’humanité. Tous nos Thsaï-Tseu ont été malheureux : Khio-Youen se noya dans la rivière Milo ; Ssé-Ma-Thsien subit un châtiment cruel ; Tou-Fou, surnommé le dieu de la poésie, forcé de chercher un refuge dans un temple, y mourut de faim. Oui, ces grands écrivains furent malheureux, si toutefois l’on peut dire qu’un homme qui tombe dans la pauvreté, et qui garde son génie, puisse être réellement malheureux ! Croyez-vous donc que, s’ils eussent consenti à amuser la foule et les grands, ils n’eussent pas eu les faveurs et la fortune ? Leurs malheurs sont les garants éternels de leur fidélité à l’honneur, ce génie de l’âme qui est frère de celui de l’esprit. »

Cette théorie de l’éditeur, dont j’ai essayé de donner le sens exact, en m’aidant en deux endroits de la traduction qu’en a faite M. Bazin, ne satisfera pas sans doute ceux de nos lecteurs qui ont le fétichisme du naturel. Il y a de très nobles esprits qui croient sincèrement aux dons de la nature, et, pour eux, l’homme de génie est à peine conscient de ce qu’il dit et de ce qu’il écrit. C’est un dieu qui l’inspire. Mon éditeur chinois n’est pas de cet avis ; il n’eût même pas admis le nascuntur poetœ, sentence qui n’a eu, je crois, d’autre but que de contenir des ardeurs trop téméraires, dans un temps où les vers devenaient encombrants. « Voulez-vous honorer les muses ? — Mon ami, y songez-vous ? Vous n’êtes pas né poète ! » C’est là un principe excessif. Sans doute, ce droit de naissance est admissible, si l’on veut entendre par là une certaine ardeur d’esprit qui excite le poète ; mais le vers entraînant une pensée, la fixant dans des limites précises et se condamnant lui-même à suivre des règles implacables de césure et de nombre, ce vers qui devra choisir sa finale, de manière à être une expression harmonieuse : est-ce la nature qui vous rendra capable de le composer ? C’est le travail, tout bêtement.

Je me rappelle avoir lu, dans un vieil auteur français du XVIe siècle, du Bellay, ces lignes éloquentes : « Qui veut voler par les mains et bouches doibt longuement demeurer en sa chambre ; et qui désire vivre en la postérité doibt, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois ; et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les escrits des hommes volent au ciel. » Je donne volontiers tous les livres d’un siècle pour ce splendide témoignage : n’y sentez-vous pas le ton de la vérité ? Et quel tour de phrases ! Mais il n’est pas tendre pour le métier d’auteur : cela donne froid. Il est vrai qu’on ne doit s’imposer ce conseil que si l’on désire « vivre en la postérité ». Or qui s’en préoccupe ?

J’ai encore une autorité célèbre à citer aux croyants du naturel. Elle est célèbre en Chine, et elle résume, à mon sens, de la manière la plus heureuse les diverses opinions que j’ai exposées dans ce chapitre. C’est dans un de nos romans favoris que je trouve cette citation : ce roman est intitulé : les Deux Jeunes Filles lettrées, et a été admirablement traduit par M. Stanislas Julien. On demande à la jeune fille lettrée de donner une définition du mot « talent ». Et voici sa réponse, selon la traduction de M. Stanislas Julien : « Cette question que vous m’adressez se rapporte au talent qui produit la prose élégante et la poésie. Ce genre de talent vient, dit-on, de la nature. La nature le donne, il est vrai ; mais la nature seule ne peut le porter à sa perfection. On dit aussi que c’est le fruit de l’étude. L’étude y contribue sans doute ; mais, avec l’étude seule, on ne peut avoir la certitude d’y arriver. Or l’étude sert à le faire éclore, mais c’est la nature qui perfectionne sa merveilleuse puissance. Quand le talent a été formé par la nature et nourri par l’étude, il se développe peu à peu et grandit par degrés ; plus il se répand, plus il parait admirable ; il est aussi impossible d’arrêter son essor qu’une montagne qui s’écroule ou un fleuve qui déborde. » Voilà les leçons qu’enseignent nos lettrés les plus distingués ; je me refuse à croire qu’elles soient indignes de figurer parmi les meilleures productions des littérateurs de l’Occident.

Le principe fondamental de l’effort personnel fécondant les ressources naturelles du génie est révéré par les lettrés comme un principe d’action : pas de chef-d’œuvre sans un travail opiniâtre ! C’est une vérité qu’un de nos empereurs les plus illustres, Houng-Wou, qui régnait au XIVe siècle, a proclamée dans un discours mémorable dont nos annales ont conservé le texte et que je ne puis résister au plaisir de transcrire ici, comme un témoignage du goût éclairé de nos littérateurs et de nos grands hommes. Le jugement de notre souverain est de ceux qui peuvent être toujours répétés, en tout lieu et en tout temps, il est éternellement jeune.

L’empereur, ayant réuni les tribunaux littéraires, leur parla en ces termes : « Les anciens faisaient peu de livres, mais ils les faisaient bons ; le but de tous leurs ouvrages était d’inspirer la vertu et l’amour du devoir, de faire connaître le mérite des grands hommes, et de donner des moyens pour faciliter l’observation des lois et des usages. Il s’en faut bien qu’il en soit de même aujourd’hui. Nos lettrés modernes écrivent beaucoup et sur des sujets qui ne peuvent être d’aucune utilité réelle. Les anciens écrivaient simplement, et leurs écrits étaient à la portée de tout le monde ; leur style était coulant ; leurs expressions claires ; ils disaient beaucoup de choses en peu de mots. Quoi de plus clair, par exemple, de plus précis et de plus instructif que le Tchou-che-piao de Tchou-Ko-Liang ? Dans cet ouvrage, qui n’est que de quelques feuilles, il expose son sujet avec tant de précision et de clarté, il le traite d’une manière si simple et en même temps si noble, il entre dans un détail de raisons si abondant quoique très court, qu’il dit tout ce qu’il faut dire, ne laisse rien à désirer, et entraîne tout le monde à son sentiment. Autrefois on lisait son ouvrage avec plaisir ; on le lit encore aujourd’hui de même. Ce n’est point ainsi que nos lettrés modernes écrivent ; leur style est diffus et ampoulé ; ils noient une pensée dans des flots de paroles ; s’il y a une expression obscure ou à double sens, c’est justement celle qu’ils choisissent ; on dirait qu’ils écrivent pour n’être point compris. Vous qui êtes à la tête de la littérature, faites vos efforts pour ramener le bon goût ; vous n’en viendrez à bout qu’en imitant nos anciens. »

Cette harangue très ferme et très nette se trouve dans nos annales officielles et on peut la lire dans la traduction du P. Àmiot. J’ai toujours la crainte de paraître en conter toutes les fois que je cite des auteurs chinois, et j’ai pris le parti de citer des traductions, une bonne fortune, du reste, pour le lecteur et pour moi, lorsque les traducteurs sont aussi distingués que ceux dont les ouvrages m’ont jusqu’ici servi. Il me serait désagréable qu’à l’occasion d’un discours impérial, on m’accusât d’avoir voulu faire des allusions : les critiques de notre empereur ne s’adressaient qu’aux lettrés du Céleste-Empire, évidemment.

Lorsque je cherche dans les œuvres des littératures de l’Occident celles qui correspondraient le mieux à l’opinion que nous nous faisons du génie de l’écrivain, je n’en trouve pas de plus dignes de notre admiration que les œuvres de Cervantès et de Beaumarchais.

Ces deux auteurs ont, en effet, donné un libre cours à leur imagination et à leur verve ; mais ils s’en sont servis pour éclairer l’humanité. Au milieu des aventures qui ne semblent, au premier abord, que plaisantes, il y a place pour la vérité et le précepte. Ce sont de grands maîtres dans la science de la vie que Cervantès et Figaro : qui les connaît n’a plus rien à apprendre. Ce sont des Thsaï-Tseu. La postérité ne les a pas oubliés, et, plus les âges deviendront vieux, plus leur gloire grandira. Que de Figaros intrigants — qui ne sont pas barbiers — dans ce monde d’ici-bas !

Que de don Quicholte gobent ces Figaros-ci et ces Figaros-là ! Que de Basiles exploitent le même dieu ! Tout est actuel, vivant, délicieusement vrai, même Rosine, la charmante perfide, | si chère cependant et qui ressemble à la femme... comme si c’était elle ! Tous ces caractères appartiennent exactement à l’espèce homme : ce sont des caractères courants, des personnages qui vivent ; et, si on a des raisons sérieuses pour ne pas vouloir se reconnaître quand ils sont en scène, on y reconnaît au moins son voisin, son ami ou un parent. Qui n’a pas eu, dans sa vie, un Figaro de confiance qui vous en contait de toutes les couleurs pour vous soutirer quelque chose, de l’argent ou quelquefois l’honneur ? Qui n’a pas aimé à faire sonner ses grelots et à être un peu tyran, comme Almaviva ? Et Bartolo, Barbalo, le pauvre homme ! le seul qui ait changé en vieillissant : car, aujourd’hui, les Almavivas n’épousent plus Rosine, le nombre trois symbolisant les unions légitimes à deux d’une manière plus moderne.