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Le Théâtre espagnol/02

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TIRSO DE MOLINA.

Le théâtre espagnol n’est certainement pas une école de morale. Les faiblesses de l’amour, les excès, les trahisons, les violences dont il peut devenir le principe, sont les ressorts habituels sur lesquels repose l’intrigue des drames péninsulaires. Souvent même ils nous présentent des situations tellement vives, que nos dramaturges modernes, au milieu de leurs plus extrêmes hardiesses, n’oseraient pas les risquer. Hâtons-nous de dire que, grâce à l’élévation du langage, à la couleur poétique, à l’exaltation qui en anime le tableau, ces situations n’ont en réalité rien de bien choquant. Chez Lope, chez Calderon et la plupart de leurs imitateurs, l’expression cesse rarement d’être chaste, alors même que la pensée est le plus hasardée. Au sérieux, à la dignité, à la pureté même qui règnent dans la peinture de ces égaremens, on sent que c’est la passion qui parle et non pas le libertinage. C’est là un trait caractéristique dont on ne saurait tenir trop de compte, parce qu’il donne la véritable mesure de l’époque et du pays.

Un seul poète fait exception à cette règle : nous voulons parler de Tirso de Molina, un des esprits les plus originaux qui aient jamais existé.

Son véritable nom était Gabriel Tellez. Il était moine de la Merci ; cette circonstance, rapprochée de la nature de ses drames, fait comprendre qu’il ait cru devoir se couvrir du voile, d’ailleurs très transparent, du pseudonyme. Il est vrai que lorsqu’il prit l’habit religieux à l’âge de cinquante ans, la plupart de ses comédies étaient déjà composées ; mais on croit qu’antérieurement à cette époque, il avait déjà reçu les ordres sacrés. Né à Madrid vers l’an 1570, huit ans après Lope de Vega, dont il fut, dit-on, l’ami, et pour qui il professait une grande admiration, il mourut en 1648, à Soria, dans un couvent dont il était depuis peu devenu le supérieur. Le souvenir de ses travaux plus que profanes ne l’avait pas empêché d’être appelé dans les dernières années de sa vie aux fonctions les plus actives et aux emplois de confiance de la carrière monastique, à ceux de prédicateur, de professeur en théologie, de qualificateur, d’historiographe. S’il faut en croire le témoignage d’un écrivain contemporain, la supériorité qui distingue ses œuvres poétiques ne l’aurait pas abandonné dans les compositions si différentes auxquelles il consacra la fin de sa longue existence.

Avec Lope de Vega, Calderon et Moreto, Tirso de Molina occupe, parmi les poètes dramatiques de l’Espagne, un rang qui le place tout-à-fait hors de ligne. C’est d’ailleurs le seul rapport qui existe entre lui et ces trois grands hommes. Son génie est d’une nature tellement singulière, qu’il ne comporte pour ainsi dire aucune comparaison.

Il ne faut chercher dans ses comédies ni l’art de disposer un sujet avec régularité, ni celui d’enchaîner, de préparer les incidens de manière à les rendre vraisemblables. Bien plus encore que Lope de Vega, il semble avoir méconnu l’importance de ce genre de mérite qui constitue pourtant une portion si essentielle de la perfection du talent dramatique. Il ne faut lui demander non plus ni ce bonheur d’invention qui distingue Lope, ni l’habileté à varier les caractères, ni une élévation, une pureté de sentimens auxquelles il paraît avoir été tout-à-fait étranger. Soit par l’effet de sa propre nature, soit par celui de ses habitudes sociales, il est certain qu’on trouve dans ses écrits l’empreinte d’une grossièreté de mœurs qui forme un contraste fort étrange avec la délicatesse exquise de la plupart des maîtres de la scène espagnole. Chez lui, les situations sont parfois d’une immoralité révoltante, les plaisanteries descendent trop souvent jusqu’à l’obscénité. L’amour, tel qu’il le conçoit, n’est pas ce sentiment tendre et dévoué qu’on admire dans Lope, ce n’est pas non plus cette exaltation chevaleresque et métaphysique tout à la fois qui plaît tant chez Calderon : Tirso ne voit dans l’amour que le désordre des sens et tout au plus celui de l’imagination. Ses héroïnes, à très peu d’exceptions près, se font remarquer par un dévergondage effronté que rendent à peine supportable les séductions de la grace piquante dont il a soin de les orner.

Voilà sans doute de grandes imperfections, mais elles s’effacent en quelque sorte devant les rares et admirables qualités qui donnent aux ouvrages de Tirso une physionomie si particulière. Il est supérieur à tous ses rivaux par la richesse et la variété de sa poésie. Nul n’a possédé comme lui le secret des innombrables ressources de la belle langue castillane ; nul n’a su la manier avec cette merveilleuse facilité et en faire un instrument aussi souple, aussi flexible. Ses dialogues sont un modèle achevé de naturel, de grace et de malice. L’esprit qu’il y répand à pleines mains est de cette nature saine et vigoureuse qui constitue la véritable force comique. Sans doute Tirso a peu de scrupules sur les moyens d’amener des effets aussi puissans : tout y est sacrifié, convenance, vraisemblance, possibilité même ; mais le plaisir qu’on éprouve à voir se développer en liberté cette ingénieuse et brillante imagination est si vif, qu’on lui pardonne les expédiens bizarres et pourtant monotones par lesquels elle s’ouvre trop souvent la carrière.

En Espagne les écrivains dramatiques se sont généralement signalés par leur étonnante fécondité ; Tirso, sous ce rapport encore, est un des plus remarquables. Près de trente ans avant sa mort, il avait déjà composé trois cents pièces de théâtre ; quatre-vingts seulement ont été conservées. Dans ce grand nombre figurent, indépendamment des comédies d’intrigue, base principale de sa renommée, beaucoup de drames historiques qui sont loin d’être sans mérite. La Femme prudente (la Prudencia en la muger) présente un tableau animé et fidèle des luttes de la royauté et de l’aristocratie castillanes pendant le moyen-âge. Dans Sixte-Quint ou le Choix par la vertu, on suit avec intérêt le développement du caractère à la fois pieux, austère et ambitieux que le poète, d’accord avec l’histoire, prête à cet illustre pontife. Les Exploits des Pizarres reproduisent, avec une vérité frappante, l’indomptable énergie, l’esprit aventureux, les passions effrénées des premiers conquérans de l’Amérique, l’admiration qui s’attachait à leurs succès prodigieux, et les fabuleuses exagérations qu’y mêlait la crédulité populaire. On trouve, dans tous ces ouvrages, de la poésie, des traits ingénieux et parfois un talent remarquable à tirer parti des traditions et des circonstances locales pour donner au sujet une couleur historique assez mal soutenue, il est vrai, dans d’autres endroits. Néanmoins il n’en est pas un seul qui soit resté au théâtre ou qu’on lise habituellement, parce que la composition générale en est très défectueuse, parce que l’intérêt, au lieu de se rattacher à une action unique ou principale, s’y perd dans la multitude des personnages et des incidens inutiles, parce qu’enfin ce sont plutôt, dans leur ensemble, des chroniques dialoguées, confuses et prolixes, que de véritables drames.

Les comédies religieuses de Tirso, celles dont il a puisé le sujet dans la vie des saints, donnent lieu à peu près aux mêmes observations. La plus remarquable peut-être porte un titre qu’il est assez difficile de traduire en français : El Condenado por desconfiado, c’est-à-dire l’Homme damné pour avoir désespéré. L’idée en est frappante et ne manque pas de profondeur. Un ermite qui a passé dix années dans la prière et dans les austérités du désert, se laisse entraîner à douter des promesses célestes et de l’avenir que la bonté divine lui réserve dans l’éternité. Le démon, saisissant avec empressement ce moment de faiblesse, réussit, par ses insinuations perfides, par ses conseils décevans, à jeter dans l’ame de l’ermite les germes du désespoir. Le malheureux en vient bientôt à se regarder comme prédestiné aux flammes infernales. Pour s’étourdir, pour se venger en quelque sorte, il se précipite dans tous les excès ; il meurt enfin, couvert de crimes, dévoré de remords, mais n’osant, ne voulant pas faire à la clémence divine un appel dont il n’attend plus rien. Dans le même moment, un brigand, un assassin, un homme dont la vie entière n’a été qu’un tissu de forfaits, mais qui n’a jamais entièrement désespéré de la bonté de Dieu, expire sur un échafaud, repentant et contrit. Son ame, portée par les anges, s’élève vers le ciel, et celle de l’ermite est plongée dans l’abîme. Une telle conception caractérise d’une manière trop frappante le catholicisme espagnol de cette époque pour que nous n’eussions pas cru devoir la signaler, alors même qu’elle n’eût pas fourni à Tirso des inspirations admirables, malheureusement mêlées de grandes extravagances et d’indignes bouffonneries. Il règne dans cette œuvre étrange une ardeur de foi et de charité, une exaltation pieuse dont l’expression vraiment entraînante forme un contraste singulier avec la manière habituelle de l’auteur. Il ne semble pas d’ailleurs que de son temps ce contraste parût aussi extraordinaire : on peut le supposer du moins, en lisant dans les approbations motivées par lesquelles les censeurs ecclésiastiques autorisaient la publication des diverses parties de son théâtre, qu’ils n’y ont rien vu de contraire à la religion et aux bonnes mœurs, rien qui ne fût propre à récréer honnêtement les esprits studieux et à prémunir la jeunesse contre les dangers du monde.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur les drames historiques et religieux de Tirso de Molina. Comme nous l’avons dit, ils sont aujourd’hui complètement oubliés, et c’est dans ses comédies d’intrigue qu’il faut chercher ses titres de gloire. Ne pouvant nous dissimuler l’impossibilité de faire suffisamment apprécier par voie d’analyse ou de traduction les beautés qu’il y a prodiguées, et qui tiennent d’une manière si exclusive au génie particulier de la langue castillane, nous allons cependant essayer d’en donner quelque idée.

On considère assez généralement comme son chef-d’œuvre l’Amant timide, ou, pour traduire plus exactement le titre espagnol, le Courtisan timide (el Vergonzoso en palacio.) L’idée est au fond la même que celle d’une célèbre comédie de Lope de Vega, le Chien du Jardinier ; mais contrairement à la tendance ordinaire des deux poètes, Tirso a porté dans l’exécution une délicatesse dont l’œuvre de Lope est tout-à-fait dépourvue.

La scène est en Portugal. On peut remarquer en passant que ce pays, alors simple province de la monarchie espagnole, paraît avoir été pour Tirso l’objet d’une sorte de prédilection : il se plaît à y placer le théâtre de ses drames, à peindre le caractère jaloux et passionné de ses habitans, à faire ressortir les traits particuliers de leur esprit, quelquefois même à reproduire leur langage, dont la mollesse et la mignardise sont pour lui une source intarissable de plaisanteries. L’action, tout-à-fait imaginaire, mais que l’auteur a rattachée à des circonstances historiques, se passe au XIVe siècle. Un jeune homme, élevé à la campagne au milieu des bergers dont il partage les travaux, se décide à fuir la maison paternelle pour chercher fortune et se soustraire à l’insupportable ennui d’une existence trop peu en accord avec les rêves ambitieux de son imagination. Le hasard le conduit à la cour du duc d’Avero, prince de la maison royale. Gravement compromis, au moment même de son arrivée, par l’imprudente générosité avec laquelle il favorise la fuite d’un proscrit, il obtient son pardon par l’intercession de la princesse Madelaine, fille du vieux duc, qui n’a pu voir sans en être touchée le dévouement courageux, la bonne grace et le danger du jeune aventurier. Elle fait plus, elle obtient de son père que don Dionis (c’est le nom qu’il a pris) restera auprès d’elle pour lui servir de secrétaire et pour achever son éducation. Dans cette situation qui établit entre eux des rapports si intimes, le sentiment de préférence que la princesse éprouve déjà pour don Dionis prend bientôt le caractère d’une violente passion. Don Dionis lui-même est loin d’être insensible aux attraits de sa charmante élève. Il ne tarde pas, d’ailleurs, à s’apercevoir de l’impression qu’il produit sur elle ; mais d’autant plus timide qu’il aime davantage, il ne peut croire entièrement à son bonheur. Vainement Madelaine, comprenant la nécessité d’encourager un amant que l’extrême inégalité de leurs positions respectives doit rendre peu hardi, lui prodigue, avec une coquetterie fine et piquante, des avances peu équivoques. Si un moment il semble près d’y répondre par l’aveu de son amour, bientôt, et dès que la princesse, croyant en avoir assez dit, craignant peut-être d’avoir dépassé les bornes de la pudeur, s’arrête et attend sa réponse, il s’inquiète de ce silence ; il en conclut que les espérances qu’il commençait à former étaient de pures illusions, et qu’il avait mal interprété quelques paroles prononcées au hasard. Cette situation si naturelle et si gracieuse est admirablement rendue. Elle rappelle à quelques égards, comme nous le disions tout à l’heure, celle d’une comédie de Lope ; mais ce qui en fait la grande supériorité, ce qui rend bien plus intéressans don Dionis et sa maîtresse, c’est qu’ici ce sont deux sentimens tendres et sincères qui se trouvent aux prises, tandis que, dans le Chien du Jardinier, la lutte est celle d’une femme altière et capricieuse avec un homme froid et intéressé, qui ne l’aime pas, qui ne voit dans sa liaison avec elle que l’occasion de faire fortune, et dont l’ame est aussi subalterne que le rang.

Cependant la princesse se décide à mettre fin à cet état d’incertitude et d’angoisses. Le comte de Vasconcelos, que son père veut lui faire épouser, est sur le point d’arriver, et elle veut, avant qu’il se présente, s’être mise hors d’état de lui donner sa main. Elle fait appeler don Dionis, qui se hâte d’accourir ; cette scène caractérise trop bien le genre de Tirso pour que je n’essaie pas de la traduire.


Don Dionis. — Je me rends aux ordres de votre excellence. Veut-elle prendre en cet instant sa leçon ? (À part.) Sa présence me fait déjà trembler… Puisqu’elle ne me répond pas, sans doute elle ne m’a pas vu entrer… Elle est assise, la tête appuyée sur sa main.

Madelaine, à part. — Je voudrais en vain m’en empêcher, il faut que je me fasse comprendre. Je feindrai de dormir.

Don Dionis. — Madame, je suis don Dionis… Elle ne me répond pas… Dormirait-elle ?… Oui, elle dort… Profitons de son sommeil pour oser enfin contempler ces charmes qui troublent ma raison. Elle a les yeux fermés, je puis m’approcher sans crainte : leurs traits ne sauraient me blesser en ce moment. Le Tout-Puissant a-t-il jamais créé une beauté plus accomplie ?… Je veux baiser sa main… En aurai-je le courage ? Oh ! non, elle appartient à une divinité, et ma bouche est indigne de la toucher… Quoi ! je suis homme et je tremble ! Qu’est-ce donc que j’éprouve ?… Du courage !… Est-ce qu’elle ne dormirait pas en effet ? Elle dort certainement, je vais m’approcher d’elle… Mais si elle se réveillait ! Je frémis à cette pensée ; je mourrais certainement, si elle me surprenait de la sorte. Pour ne pas tout perdre, je dois me résigner à perdre l’occasion qui s’offre à moi ; la crainte l’emporte sur l’amour ; je vais, hors de cette chambre, attendre son réveil.

Madelaine, à part. — Il n’a pas même osé s’approcher de moi. Quel excès de timidité !

Don Dionis. — Non… je ne puis rester ici, puisqu’elle dort… Il faut que je m’éloigne.

Madelaine, à part. — Il s’en va, en effet. (Haut.) Don Dionis !

Don Dionis. — Elle m’a appelé ! je ne me trompe pas… Qu’elle s’est promptement réveillée… Si j’avais cédé à mon premier mouvement, dans quelle situation je me trouverais !… Mais est-elle éveillée ?… Non… je crois qu’un songe vient encourager mes espérances comme pour me donner à penser que celle qui m’appelle dans son sommeil ne me hait pas lorsqu’elle veille. Si, en effet, elle rêvait de moi ! si je pouvais savoir ce qui se passe dans son esprit !

Madelaine, feignant de rêver. — Ne sortez pas, don Dionis, approchez vous.

Don Dionis. — Son rêve m’ordonne de m’approcher ; quelle heureuse occasion ! il faut lui obéir ; même en dormant, elle est ma maîtresse. Amour, parlez enfin, triomphez de votre timidité.

Madelaine. — Don Dionis, puisque vous venez m’enseigner tout à la fois à écrire et à aimer… le comte de Vasconcelos…

Don Dionis. — Qu’entends-je ! oh ! jalousie…

Madelaine. — Dites-moi si vous savez ce que c’est que l’amour, ce que c’est que la jalousie. Il serait fâcheux que, par votre faute, je restasse dans mon ignorance, car nul ne peut enseigner ce qu’il ne sait pas. Dites-moi, êtes-vous amoureux ? ne l’avez-vous jamais été ? Pourquoi rougissez-vous ? Répondez, répondez sans crainte. L’amour est un tribut que tout être vivant doit à la nature, depuis l’ange jusqu’à la brute. Pourquoi donc en rougir ? Aimez-vous ? — Oui, madame. — Grace au ciel, j’ai pu enfin tirer de vous une parole.

Don Dionis. — Y eut-il jamais songe plus charmant ! quel bonheur de l’entendre et d’en être témoin ! mais n’est-ce pas moi qui rêve, et ma félicité n’est-elle pas elle-même un songe ?

Madelaine. — Et avez-vous dit votre amour à votre dame ? — Je n’ai pas osé. — Elle ne le connaît donc pas ? — Comme l’amour est tout flamme, elle l’aura lu sans doute dans mes yeux. — C’est à la langue à donner de telles explications, cet autre langage ne s’entend pas assez distinctement. Ne vous a-t-elle fourni aucune occasion de vous déclarer ? — Elle m’en a tant donné, que je suis confus de ma timidité. — Parlez donc, tant de retards font tort à votre amour. — Je crains de perdre, en parlant, le bonheur que m’assure mon silence. — C’est une folie. Un homme d’esprit a comparé celui qui aime et qui se tait à une belle tapisserie qu’on ne déroulerait pas. Le peintre qui, désirant vendre ses tableaux, ne se déciderait pas à les exposer aux yeux du public, parviendrait difficilement à son but. La timidité réussit mal à la cour. Déroulez donc votre tableau et pensez qu’on ne peut guérir le mal dont on ignore la nature. — Mais, madame, l’inégalité qui existe entre moi et la personne que j’aime m’épouvante. — L’amour n’est-il pas un dieu ? — Oui, madame. — Parlez donc ; ses lois humilient les monarques sous leur joug absolu et savent égaler aux palais les plus humbles chaumières. Je veux être votre intermédiaire. Dites-moi qui vous aimez. — Je n’ose pas. — Pourquoi hésitez-vous ? Me jugez-vous peu propre à cet office ? — Non, mais je crains, hélas ! — Et si je vous dis son nom, me confesserez-vous que je l’ai deviné ? Est-ce moi, par hasard ? — Oui, madame. — Vous l’avouez enfin. Mais je sais que vous êtes jaloux du comte de Vasconcelos. — Madame, je me désespère en pensant qu’il est votre égal et l’héritier du duc de Bragance. — L’égalité, la sympathie, ne consistent pas dans la naissance de l’amant, mais dans les rapports de l’ame et du cœur. Déclarez-vous, je vous y engage : dans le jeu de l’amour, un peu trop de hardiesse vaut mieux qu’un peu trop de timidité. Il y a long-temps que je vous préfère au comte de Vasconcelos.

Don Dionis, poussant un cri. — Qu’entends-je, juste ciel !

Madelaine, feignant de se réveiller. — Oh ! mon Dieu, qui est-ce donc ? comment êtes-vous ici, don Dionis ?

Don Dionis. — Madame…

Madelaine. — Que faites-vous ici ?

Don Dionis. — J’étais venu pour donner leçon à votre excellence, je l’ai trouvée endormie, et j’attendais son réveil.

Madelaine. — Il est vrai, je m’étais endormie, et cela m’est si peu ordinaire, que j’en suis toute surprise. (Elle se lève.)

Don Dionis. — Si, dans votre sommeil, vous avez toujours de semblables songes, je suis bien heureux.

Madelaine, à part. — Le ciel soit loué ! le muet parle enfin !

Don Dionis. — Je suis tout tremblant,

Madelaine. — Vous savez ce que j’ai rêvé ?

Don Dionis. — Il m’a été facile de le savoir.

Madelaine. — Vous êtes donc un autre Joseph ?

Don Dionis. — Je l’ai égalé en réserve, en timidité, mais non dans son talent pour la divination.

Madelaine. — Expliquez-moi donc comment vous avez connaissance de mon rêve ?

Don Dionis. — Votre excellence parlait à haute voix dans son sommeil.

Madelaine. — Est-il possible ?

Don Dionis. — Et je l’ai entendue prononcer en ma faveur un arrêt qui rendrait ma félicité complète, si elle le confirmait, maintenant qu’elle est réveillée.

Madelaine. — Je ne me souviens de rien. Dites-moi ce que vous avez entendu, peut-être la mémoire me reviendra-t-elle.

Don Dionis. — Je n’ose pas.

Madelaine. — Ce doit être quelque chose de bien mal, puisque vous n’osez pas me le dire.

Don Dionis. — C’est quelque chose qui m’est trop favorable ; c’est le seul sujet de ma crainte.

Madelaine. — Je veux absolument le savoir. Parlez, je l’exige.

Don Dionis. — Tant d’insistance surmonte enfin ma timidité. Votre excellence, dans son sommeil… Mais je ne puis continuer.

Madelaine. — Finissez donc enfin, vous me fatiguez.

Don Dionis. — Votre excellence a laissé voir qu’elle ne me hait pas.

Madelaine. — Moi, comment ?

Don Dionis. — Elle a éclairé ma jalousie, et elle m’a promis en songe…

Madelaine. — Vraiment ?

Don Dionis. — Que je serais préféré au comte de Vasconcelos. Sont-ce là de faibles marques de bonté ?

Madelaine. — Don Dionis, ne croyez pas aux songes, car enfin… ce sont des songes.


Et elle s’éloigne, laissant en proie à de nouvelles incertitudes, à de nouvelles agitations, l’amant qu’elle vient d’enivrer de bonheur.

Il y a une autre scène vraiment charmante, mais qu’il est impossible de traduire, parce que l’agrément infini dont elle est remplie consiste dans une suite d’équivoques étroitement liées au génie et au tour particulier de la langue espagnole. Le vieux duc, bien éloigné de soupçonner ce qui se passe entre sa fille et don Dionis, demande à ce dernier s’il est content des progrès de son élève. Madelaine, feignant de rappeler les détails d’une leçon qu’il lui aurait donnée, fait allusion à son prétendu songe et à l’entretien dont il a été suivi. Dans un langage plein de dépit et d’irritation, elle se plaint de la maladresse de don Dionis, qui, dit-elle, s’embarrasse de tout, ne la comprend pas, et ne sait pas se faire comprendre. Elle met ainsi à profit la présence de son père pour adresser à son amant des aveux et des reproches que, seule avec lui, elle n’eût pas osé lui exprimer. La joie secrète de don Dionis, trouvant dans ces emportemens la preuve non équivoque de la passion qu’il inspire, la bonhomie du vieux duc, qui, prenant au sérieux la colère de sa fille, s’efforce de calmer ce qu’il regarde comme un caprice, et de la réconcilier avec son précepteur, tout cela forme un jeu de théâtre plein de grace, de naturel et de vrai comique.

Sur ces entrefaites on vient annoncer que le fiancé de la princesse, le comte de Vasconcelos, n’est plus qu’à quelques lieues d’Avero, où il doit arriver le lendemain. Il n’y a plus un moment à perdre pour rendre impossible le mariage projeté. Madelaine n’hésite pas. Enhardie par le désespoir qu’elle lit sur la figure de don Dionis, elle lui écrit de se trouver à minuit dans le jardin du palais, où finiront, dit-elle, les craintes du courtisan timide. À minuit, en effet, elle vient l’y chercher, et, l’appelant en termes caressans, elle l’introduit dans son appartement… À peine le jour a-t-il paru, qu’elle s’empresse, avec une audace digne des héroïnes de Tirso, d’aller déclarer à son père qu’elle a fait choix d’un époux, que cet époux est don Dionis, et qu’il ne faut plus penser au comte de Vasconcelos. Le duc, comme on peut le croire, est d’abord fort scandalisé d’un pareil aveu ; mais, par le plus grand hasard, on découvre en ce moment même que don Dionis n’est rien moins que le cousin du roi, le fils du duc de Coïmbra. Enveloppé presque en naissant dans la proscription qu’une injuste accusation de trahison a attirée sur la tête de son père, on a dû jusqu’alors, pour le sauver, cacher sa naissance et la lui laisser ignorer à lui-même ; l’innocence du duc de Coïmbra est enfin reconnue, il rentre dans son rang, dans ses honneurs, et son fils devient, sans difficulté, l’époux de la princesse, qui s’était donnée à lui lorsqu’elle le croyait encore un aventurier obscur.

Cette comédie serait un chef-d’œuvre achevé si l’auteur se fût attaché à concentrer l’intérêt sur Madelaine et don Dionis. Il est fâcheux qu’il ait cru devoir joindre à l’action principale une multitude d’incidens oiseux et une seconde intrigue, qui, bien que fort agréable dans plusieurs de ses détails, constitue un hors-d’œuvre des plus invraisemblables. Elle roule sur les amours de la sœur de Madelaine, la princesse Sérafine, dont le caractère romanesque, l’imagination spirituelle et exaltée, sont peints d’une manière fort attachante. Cette intrigue se dénoue comme la première et dans le même instant, par un rendez-vous nocturne ; mais les circonstances en sont bien autrement bizarres. À la faveur de l’obscurité, Sérafine reçoit chez elle, à la place de celui qu’elle avait appelé, un amant jusqu’alors malheureux. Lorsque le jour vient lui révéler son erreur, elle en témoigne d’abord quelque courroux ; mais, apprenant que le coupable est un des plus grands seigneurs du Portugal, elle se résigne sans beaucoup de peine à lui donner sa main.

Nous avons dit qu’à notre avis le Courtisan timide était le chef-d’œuvre de son auteur. Cependant, si nous avions à désigner, parmi les comédies de Tirso de Molina, celle qui donne l’idée la plus complète des qualités de son esprit et de son style, notre choix s’arrêterait peut-être sur la Villageoise de Vallecas.

Le sujet de cette pièce est assez compliqué. Un officier récemment revenu de l’armée de Flandre, qu’il a quittée pour échapper aux suites d’un duel, s’est arrêté quelque temps à Valence avant de se diriger sur Madrid, où il va solliciter sa grace. Il est parvenu à séduire une jeune personne d’une noble naissance, et bientôt après il a continué son voyage sans l’avertir de son départ, sans même lui avouer qu’il ne s’était fait connaître à elle que sous un nom supposé. Presque aux portes de Madrid, don Vicente (c’est le nom de l’officier) se repose un moment, à l’entrée de la nuit, dans une auberge où il rencontre un autre voyageur. La maladresse d’un valet amène le troc involontaire de leurs valises ; ils ne découvrent l’erreur qu’après leur départ, lorsqu’ils ne peuvent plus se rejoindre et la réparer. Don Vicente, en examinant les objets contenus dans la valise qui lui est tombée entre les mains, y trouve les papiers d’un jeune homme arrivé du Mexique peu de jours auparavant pour se marier à Madrid. Muni de ces papiers, il n’hésite pas à se présenter à la place du futur époux dans la maison de la fiancée, la belle Sérafine, où ils sont également inconnus l’un et l’autre, et il y obtient un succès si complet, que, lorsque le véritable Mexicain se présente, il est repoussé comme un imposteur. Tout cela donne lieu à une suite d’incidens très piquans, où l’imagination de Tirso se joue avec la gaieté et la force comique qui lui sont ordinaires.

Cependant, tandis que le perfide don Vicente se prépare à consommer sa double trahison, l’amante qu’il a si indignement trompée à Valence, la malheureuse Violante, s’est mise à sa poursuite, et elle est parvenue à retrouver sa trace. Déguisée en villageoise, elle s’est établie dans le village de Vallecas, d’où elle vient chaque matin apporter et vendre aux riches habitans de Madrid des pains délicats et exquis. La maison de sa rivale est, comme on le pense bien, du nombre de celles où elle s’introduit de la sorte, et à force d’adresse et d’artifice, elle réussit à faire naître, pour entraver les projets de don Vicente, des obstacles dont il s’efforce vainement de découvrir la source. Une circonstance inattendue, en donnant à Violante un accès et des intelligences plus faciles dans cette maison, vient singulièrement en aide à ce stratagème. En dépit du costume vulgaire dont elle est revêtue, ses attraits ont touché le cœur du frère de Sérafine, qui, ne s’attendant pas sans doute à éprouver beaucoup de résistance de la part d’une personne de cette condition, s’empresse de lui faire part des sentimens qu’il éprouve pour elle. C’est à cet incident, purement épisodique en apparence, que se rattachent les plus jolies scènes de la Villageoise de Vallecas. Violante ne veut ni accueillir des hommages qu’elle ne peut payer de retour, ni désespérer, par de trop brusques refus, un amant dont le concours peut servir utilement ses desseins. Dans cette situation difficile, elle a recours, pour ne rien compromettre, à toutes les ressources d’une coquetterie d’autant plus raffinée, qu’elle se déguise sous les dehors d’une extrême naïveté. Tantôt feignant de ne pas bien comprendre la galanterie délicate de don Juan, elle y répond avec une affectation de simplicité ignorante et gracieuse qui, tout à la fois, le désespère et le ravit ; tantôt, pressée plus vivement, elle se défend par des saillies imprévues où l’esprit le plus fin et le plus charmant se fait jour à travers la feinte rusticité du langage. Nous voudrions qu’il fût possible de traduire un pareil dialogue. C’est la vivacité de Beaumarchais, c’est ce feu roulant de spirituelles équivoques, de reparties vives, inattendues, rehaussées encore par l’attrait de la poésie et aussi par une vérité de sentiment, par un naturel auquel Beaumarchais, qui visait exclusivement à l’épigramme, n’a jamais aspiré. Nous devons insister sur cette comparaison, parce qu’elle caractérise le mérite principal de Tirso de Molina, parce que des scènes plus ou moins semblables à celles que nous venons d’indiquer se rencontrent dans la plupart de ses ouvrages, parce qu’aujourd’hui même, au théâtre, de la part d’un public peu littéraire et qu’on pourrait croire peu capable d’apprécier de telles beautés, ces gracieux ébats d’une riche imagination, cet emploi merveilleux de la souplesse et des innombrables ressources d’une des plus belles langues du monde excitent encore de véritables transports.

Il est inutile de dire que la Villageoise de Vallecas se termine, comme toutes les comédies de Tirso, par un mariage qui vient, en réparant l’honneur de l’héroïne, récompenser son courage et son adresse. Cette pièce nous suggère quelques réflexions applicables d’ailleurs à presque tous les ouvrages du poète. Il est évident que Tirso n’avait pas le sentiment de ce qu’il y a de dégradant, de pénible, dans la situation de Violante, courant comme une aventurière après l’homme qui l’a séduite, et qui, au moment même ou il se voit en quelque sorte contraint de l’épouser, dissimule assez mal le regret qu’il éprouve de cette nécessité. Voulant, sans aucun doute, appeler l’intérêt sur cette jeune fille, s’il eût jugé une telle situation avec les idées qu’elle nous inspire, il se fût attaché à la dissimuler, à l’adoucir, au lieu d’en faire un sujet de plaisanteries empreintes parfois d’une licence vraiment grossière. Ce qui est remarquable aussi, c’est le caractère du héros qui, non content de trahir Violante, veut, sous un faux nom, à l’aide de la plus indigne supercherie, enlever Sérafine à l’époux qui lui est destiné. Don Vicente n’en est pas moins représenté comme un modèle de franchise, de loyauté et de bravoure. On voit que dans sa conviction, et par conséquent dans celle de Tirso, l’amour excuse suffisamment les déceptions les plus odieuses dont il est le mobile. C’est, au surplus, la morale que professent à peu près indistinctement les poètes dramatiques de l’Espagne, et Lope, Calderon, Moreto eux-mêmes prêtent sans scrupule à ces amans si chevaleresques, à ces amantes si délicates, si exaltées, qu’ils se plaisent à mettre sur la scène, des actes de perfidie et même de cruauté dont nous ne tolérerions pas le spectacle.

Il y a une autre comédie de Tirso, la Villageoise de la Sagra, qui ressemble singulièrement à la Villageoise de Vallecas, tant par la nature du sujet que par le genre d’esprit qu’il y a prodigué. Un de ses grands moyens de succès, un des ressorts qu’il emploie le plus habituellement, c’est le contraste de la naïveté rustique réunie à la finesse et à la grace de la coquetterie la plus exquise. Tantôt, comme dans les deux comédies dont nous venons de parler, ce contraste si piquant n’est qu’un artifice auquel a recours une jeune fille engagée dans une entreprise amoureuse qui la force à cacher son rang sous un humble déguisement. Tantôt, comme dans Marie Hernandez, la Galicienne, et dans plusieurs autres pièces, il s’agit véritablement d’une paysanne dont la passion et la jalousie exaltent ou développent l’esprit naturel. La répétition de ces combinaisons si peu variées et qui se ressemblent tellement lorsqu’elles ne sont pas complètement identiques, n’eût fourni à un poète ordinaire que des effets d’une fatigante monotonie. Tirso, en homme de génie, a su se reproduire continuellement sans se copier. Chacune des scènes où il fait figurer ces villageoises vraies ou prétendues se distingue par la variété non moins que par la grâce incomparable des saillies originales et des reparties inattendues qu’il y a semées à pleines mains.

C’est à un autre genre de mérite que Don Gil aux chausses vertes doit la popularité extrême dont il jouit sur le théâtre de Madrid. L’intrigue de cette comédie, l’une des plus invraisemblables de l’auteur, et ce n’est pas peu dire, est un modèle de complication et de vivacité. Les incidens s’y croisent et s’y multiplient à un tel point, que l’esprit éprouverait à les suivre une véritable fatigue, s’il n’y trouvait aussi un très grand amusement. Rarement, d’ailleurs, Tirso a donné à ses héroïnes autant d’audace, de pétulance, de dévergondage, nous dirions d’impudence, si, à force de grâce et de malice, il ne désarmait le sentiment qui dicterait une qualification aussi sévère. Il s’agit, suivant l’usage à peu près invariable de l’auteur, d’une amante abandonnée qui poursuit son amant infidèle, et qui, après avoir fait échouer, au moyen de mille artifices, ses projets de mariage, l’amène enfin à réparer ses torts. Par une autre combinaison non moins familière à Tirso, c’est sous un déguisement d’homme que dona Juana accomplit son entreprise, et, ainsi déguisée, elle parvient à inspirer à sa rivale une violente passion. La prédilection de Tirso pour un ressort aussi singulier, la complaisance un peu monotone avec laquelle il ne cesse d’y revenir, les plaisanteries plus que libres dont cette idée bizarre lui fournit l’inépuisable texte, décèlent bien l’imagination corrompue et blasée du moine licencieux.

Une autre de ses comédies, Marthe la pieuse ou la Dévote amoureuse, est empreinte à un plus haut degré encore du même caractère. C’est peut-être le plus original de ses ouvrages. Une jeune fille, que son père veut forcer à épouser un riche vieillard, a recouru, pour se conserver à l’homme qu’elle aime secrètement, au plus étrange des stratagèmes. Elle feint de se sentir tout à coup saisie d’une ardeur de dévotion qui ne lui permet pas de penser au mariage. Son père, après avoir vainement essayé de lutter contre sa résistance, se voit contraint d’y céder et de lui laisser suivre un genre de vie conforme à ses nouvelles inclinations. Sous prétexte de fréquenter les églises, de visiter les hôpitaux, de porter aux malades des secours et des consolations, Marthe obtient une liberté qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors. Maîtresse absolue de ses démarches qui n’excitent plus aucun soupçon, elle profite dans l’intérêt de son amour des facilités qu’elle s’est ainsi ménagées. L’amant préféré par elle, don Philippe, se présente sous le costume d’un pauvre étudiant malade qui demande l’aumône de porte en porte. Le père de Marthe veut le congédier après lui avoir donné quelques secours ; mais, comme entraînée par l’impulsion d’une ardente charité, elle s’approche du pauvre étudiant, elle l’embrasse comme si elle voulait soutenir sa faiblesse ; elle insiste pour le retenir, pour le soigner, pour ne le laisser partir que lorsqu’il sera complètement guéri. Le vieillard se montre d’abord aussi surpris que mécontent de ce qui lui paraît un caprice fort étrange, il exige le départ du prétendu malade. Néanmoins les larmes de sa fille, ses gémissemens, ses supplications finissent par le désarmer. Fatigué plutôt que convaincu, il consent à ce que l’étudiant reste dans sa maison, où il promet de donner à Marthe des leçons de grammaire et de latin, pour qu’elle puisse, dit-elle, comprendre ses prières.

Ici commence une suite de scènes tellement bizarres, qu’il est difficile d’en donner une idée. Tirso nous montre les deux amans se prodiguant les caresses les plus intimes et mêlant aux vives expressions de la passion ou plutôt de l’ivresse des sens le jargon d’un mysticisme dérisoire par lequel ils semblent se plaire à aiguiser le sentiment du plaisir autant qu’à abuser le crédule don Gomez, qui, témoin de leurs transports, de leurs jalousies, de leurs raccommodemens, n’y voit qu’autant d’élans de la piété de sa fille. On ne saurait imaginer une combinaison plus scandaleuse, plus immorale, nous dirions plus impie, s’il n’était souverainement injuste d’appliquer les susceptibilités de notre siècle sceptique à une époque où la foi religieuse était trop solidement établie pour qu’on pût voir dans de pareils écarts une attaque sérieuse dirigée contre elle. Tirso seul pouvait traiter un semblable sujet avec assez d’art, d’esprit, de malice, et y jeter une force comique assez puissante pour le rendre supportable. Quelque convaincu que nous soyons de l’impossibilité de transporter dans une autre langue des choses aussi profondément originales, nous tenterons de traduire un des passages les plus piquans de cette singulière comédie.

La sœur de Marthe, Lucie, a découvert le secret du prétendu étudiant. Don Philippe, qui, comme nous le verrons plus tard, a de puissantes raisons pour craindre d’être reconnu, essaie de s’assurer de son silence en lui persuadant que c’est pour elle qu’il a pris ce déguisement. Il y réussit avec d’autant plus de facilité qu’elle est d’avance toute disposée à accepter ses hommages. Bientôt Marthe les surprend à son tour dans les bras l’un de l’autre. À cette apparente trahison, sa jalousie éclate avec fureur. Vainement don Philippe essaie de la calmer en lui expliquant l’embarras où il s’est trouvé, l’artifice auquel il a dû recourir pour leur sûreté commune : elle n’écoute rien, elle menace de tout révéler à don Gomez. Don Philippe s’épuise en protestations et en prières. « Non, non, lui répond-elle avec emportement ; vive Dieu, je ne serai satisfaite que lorsqu’on m’aura vengée en vous donnant la mort. » Ces derniers mots ont été entendus par don Gomez, survenu à l’improviste avec son ami le vieux capitaine Urbina, celui-là même à qui il avait d’abord destiné la main de Marthe.


Don Gomez. — Qu’entends-je ? ma fille pousse des cris, ma fille jure ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Le capitaine. — Une jeune fille jurer !

Don Philippe, à voix basse. — Eh bien ! cruelle, vengez-vous. Voici les deux vieillards, ils vous ont entendue, achevez de me donner la mort.

Marthe, à voix basse. — Ne dites rien. (Haut.) Un chrétien jurer ! violer ainsi le second des commandemens ! Prendre en vain le nom de Dieu ! Misérable étudiant, pas un mot de réplique, sortez à l’instant de cette maison, ou prosternez-vous et baisez la terre pour expier un tel péché. Voilà donc ce dont vous êtes capable ! Je ne puis contenir ma colère, je me sens toute brûlante ; sortez, vous dis-je, ou bien baisez la terre.

Don Philippe. — Madame, madame, doucement, je me fâcherai à mon tour. Il n’y a pas un si grand mal à invoquer le nom de Dieu lorsqu’on dit la vérité.

Don Gomez, au capitaine. — Elle le gronde parce qu’elle croit qu’il a offensé Dieu en jurant ! Vit-on jamais piété aussi parfaite !

Le capitaine. — Quel excès de scrupule !

Don Philippe. — Au reste, je vais quitter cette maison.

Marthe, le frappant. — Vous allez partir, méchant homme ? C’est ainsi que je châtie ceux qui jurent en vain.

Don Philippe. — Doucement, vous dis-je, cela devient sérieux.

Marthe, à demi-voix. — Perfide, c’est la jalousie qui me met hors de moi.

Don Gomez. — Ma fille, calme-toi, ne t’emporte pas de la sorte.

Marthe. — Non, mon père, l’insolent a mérité la mort. Quoique je sois une pécheresse, je ne permettrai jamais à personne de jurer en ma présence, c’est un trop grand péché.

Le capitaine. — Elle pleure !

Don Gomez. — C’est assez, Marthe, ton zèle pieux s’est assez manifesté ; s’il n’a juré que pour dire la vérité, il n’y a pas un si grand mal.

Don Philippe. — Certes, je ne l’ai pas fait sans qu’elle m’en eût donné de justes motifs. Vous ne connaissez pas son caractère.

Don Gomez. — Qu’est-il donc arrivé ?

Don Philippe. — Je lui donnais une leçon de grammaire : elle voulait décliner le mot cœlus, cœli, avec le mot amor, amoris ; je lui représentais qu’ils n’appartiennent pas à la même déclinaison ; elle n’en tenait compte. J’ai fini par me fâcher. Vive Dieu ! lui ai-je dit, vous ne devez pas décliner ainsi ces deux mots. Voilà ce qui l’a mise dans l’état où vous la voyez. Je ne resterai pas ici un moment de plus.

Marthe. — Ce qu’il dit est vrai, les choses se sont passées de la sorte.

Don Philippe. — Adieu donc, on ne traite pas ainsi les gens de bien.

Marthe. — Vous partez en effet ? Allons, revenez, maître Berrio.

Don Philippe. — Non, je ne reviendrai pas. Fussiez-vous ma mère, je ne permettrai à personne de porter la main sur moi. Adieu, vous dis-je.

Marthe. — Retenez-le, mon père.

Don Gomez. — Qu’il s’en aille, s’il veut.

Marthe — Vous le laissez partir ? Ne voyez-vous pas qu’il est en colère ?

Don Gomez. — Qu’importe ?

Marthe. — Que deviendra-t-il, malade comme il est ? Oh ! mon Dieu ! je pleure de pitié rien qu’en y pensant !

Don Philippe. — Laissez-moi en liberté.

Marthe. — Apaisez-le, de grace, faites-moi cette faveur. Je ne puis supporter la pensée que ce soit à cause de moi qu’il quitte la maison.

Don Gomez. — Allons, revenez, frère.

Le capitaine. — Qu’il ne soit plus question de rien.

Don Philippe. — Porter les mains sur moi, sur un licencié, sur un homme qui a pris ses degrés, sur un clerc tonsuré !

Marthe. — Quoi ! mon frère, vous avez reçu les ordres sacrés ? Pardon, pardon, je l’ignorais.

Don Philippe. — Je ne vous pardonnerai qu’à condition que vous me baiserez la main à genoux.

Marthe, s’agenouillant. — Je subirai cette mortification.

Le capitaine. — Quelle humilité inouie !

Marthe, à part. — Ah ! ce baiser a la saveur du miel.


Nous disions tout à l’heure que don Philippe avait de puissans motifs pour craindre d’être reconnu. En effet, Tirso, qui semble, dans cette comédie, avoir voulu se jouer de toutes les convenances et braver tous les sentimens honnêtes, Tirso suppose que don Philippe a récemment donné la mort au frère de Marthe et de Lucie, au fils de Don Gomez. Et remarquez que les deux jeunes personnes, au moment où elles se livrent à lui, le savent parfaitement. Don Gomez en est également informé, et il dirige un procès criminel contre ce même homme qu’il loge à son insu dans sa maison. Les choses n’en restent pas là. Marthe et son amant trouvent, dans le fait même qui semblerait élever entre eux une insurmontable barrière, un moyen de faciliter leur union. Un messager aposté par eux vient annoncer à don Gomez que don Philippe a été arrêté à Séville, que le procès se poursuit avec rapidité, et que, s’il désire se donner la satisfaction d’assister au supplice du meurtrier de son fils, il n’a pas un moment à perdre. Le crédule don Gomez, saisi de la joie la plus vive, part sur-le-champ pour l’Andalousie ; mais à peine a-t-il quitté Madrid, qu’il apprend la déception dont il vient d’être l’objet. Il s’empresse de revenir sur ses pas. Il n’est déjà plus temps. Marthe a mis son absence à profit pour épouser le prétendu licencié, et il ne lui reste plus d’autre parti à prendre que de pardonner, ce qu’il fait d’assez bonne grace.

Le Tour et le Souterrain est encore un des chefs-d’œuvre de Tirso. Cette comédie sort un peu du cercle habituel des déguisemens et des intrigues plus qu’invraisemblables sur lesquels sont fondés presque tous les drames de ce poète. Avec plus de vérité, de naturel et de décence, elle n’a ni moins de grace ni moins de piquant que les meilleures de celles dont nous avons déjà parlé, et il n’en est peut-être pas où l’on trouve plus de ces observations fines, de ces traits vraiment comiques, de ces expressions pittoresques et originales, créées avec tant de bonheur et si parfaitement appropriées au sujet, qu’on n’est pas d’abord frappé de leur nouveauté hardie.

Une veuve encore jeune et jolie, mais pauvre, a sous sa dépendance une sœur à peine sortie de l’enfance. Elle veut la marier à un riche vieillard qui doit les doter l’une et l’autre. Le futur époux est attendu à Madrid, et déjà les deux sœurs sont établies dans la maison conjugale, que sa jalouse prévoyance a fait en quelque sorte disposer comme un couvent. L’entrée doit en être absolument interdite à tout étranger, et c’est seulement par un tour qu’auront lieu les communications nécessaires avec le dehors. À l’aspect de ces préparatifs, la jeune fille, qui s’était représenté le mariage comme un état de liberté, recule d’effroi ; la terreur qu’elle éprouve, surmontant sa timidité enfantine, la porte à écouter les vœux d’un amant en qui elle voit un libérateur. En dépit des obstacles accumulés par la jalousie, un souterrain dont on n’avait pas deviné l’existence leur donne un moyen facile de s’entendre et de se rapprocher. Ils ont pourtant quelque peine à éluder la surveillance intéressée de la veuve, qui ne veut pas laisser échapper pour sa sœur, et surtout pour elle-même, l’occasion d’un établissement ; mais cette surveillance est mise en défaut par une heureuse circonstance. Tandis qu’avec une gravité affectée elle prêche à sa jeune sœur la résignation aux devoirs les plus sévères du mariage, et qu’à la plus légère apparence de regrets mondains elle l’accable du pompeux étalage d’une rigoureuse morale, elle est loin d’éprouver elle-même l’insensibilité dont elle veut lui imposer la loi. Elle a remarqué les empressemens d’un autre jeune homme qui, charmé de sa beauté, a recours à mille stratagèmes pour pénétrer jusqu’à elle, et bien qu’elle feigne d’abord d’en être très irritée, elle ne peut bien long-temps soutenir une dissimulation trop contraire à ses sentimens réels. Il se trouve que les amans des deux sœurs sont liés d’une intime amitié. Ils mettent en commun leurs espérances et leurs projets, et après une longue suite d’artifices, dont l’objet est d’amener la veuve à ne pas se montrer moins indulgente pour autrui qu’elle ne l’est pour elle, ce but est enfin atteint. Le vieillard est congédié.

Les deux caractères de femmes sont charmans et parfaitement tracés. Sans leur prêter, à beaucoup près, l’exaltation romanesque que leur eût donnée Lope de Vega, Tirso s’est abstenu cette fois de nous présenter ses héroïnes sous les traits d’un dévergondage extravagant. Non-seulement leur vertu n’a pas encore fait naufrage, ce qu’il faut noter chez lui comme une rareté ; mais jusque dans leurs plus grandes hardiesses, elles portent une retenue, une réserve qui leur sont d’ailleurs prescrites par la situation dans laquelle elles se trouvent, et qui concourent beaucoup à l’effet dramatique. La jeune fille a encore toute la timidité naïve de l’enfance : c’est avec beaucoup de grace que Tirso nous la montre hésitant d’abord devant une entreprise qui effraie son inexpérience, puis, lorsqu’un moment de surprise et l’effroi du sort dont elle est menacée l’y ont enfin engagée, retrouvant aussitôt sa présence d’esprit et luttant avec une finesse vive et malicieuse qui révèle sa véritable nature contre les difficultés qui se présentent. Le rôle de la veuve est plus remarquable, plus approfondi, et on peut dire qu’il constitue le fond du sujet. C’est la lutte des calculs intéressés de l’esprit contre les entraînemens du cœur. Obligée par le projet qu’elle a formé, par son état de veuvage, par les habitudes retirées, le costume monacal qui, à cette époque, en étaient l’accompagnement nécessaire, à affecter une austérité que démentent tous ses penchans intimes, elle s’efforce vainement de tenir la balance entre ces tendances contraires ; elle devient hypocrite, non par caractère, ce qui serait odieux, mais par nécessité, par position, ce qui est tout-à-fait comique et n’exclut pas la portion de sympathie qu’on est toujours disposé à accorder aux faiblesses de l’amour. Tirso a tiré le plus heureux parti de ce contraste, et il y a trouvé la matière de plusieurs scènes où brille, avec la gaieté ingénieuse qui est le trait distinctif de son talent, une profonde connaissance du cœur humain.

Ce sont encore de fort jolies comédies que la Jalousie guérie par la jalousie, la Jalouse d’elle-même, le Châtiment de la crédulité, Il n’y a pire Sourd que celui qui ne veut pas entendre, Voilà ce qui s’appelle négocier, etc. Si nous nous bornons à les citer, c’est que nous craindrions de tomber dans la monotonie en continuant à analyser des compositions qui reproduisent, dans des proportions diverses, il est vrai, des beautés et des défauts déjà suffisamment indiqués pour caractériser Tirso de Molina.

Dans le Prétendant aux belles plumes et aux belles paroles, Tirso, par une exception bien rare, a traité un sujet sentimental. Deux hommes aspirent à la main d’une même femme. L’un des deux, magnifique en paroles, prodigue en protestations, mais profondément égoïste, n’en est pas moins préféré ; son rival, plus simple, tendre, dévoué, prêt à tout immoler pour l’objet de son amour, n’est payé de ses sacrifices que par des froideurs et des mépris. Cependant, après de longues épreuves, sa généreuse constance est enfin récompensée. Sur ce fond assez commun, semé d’incidens romanesques et invraisemblables, mais qui ne manquent pas d’intérêt, Tirso a brodé quelques-uns de ces dialogues animés, brillans, spirituels, qui donnent parfois tant de prix à ses drames les plus médiocrement conçus.

Les Épreuves de l’Amour et de l’Amitié appartiennent au même ordre d’idées. Tirso y a peint l’exaltation du sentiment tendre et désintéressé avec un éclat, un charme, un entraînement, qui prouvent que si sa nature le portait peu vers le beau idéal, il savait du moins le comprendre et même l’exprimer.

Nous nous arrêterons un peu davantage au Convié de pierre, autrement dit le Moqueur de Séville, non pas que cette pièce nous paraisse, tant s’en faut, se distinguer par un mérite plus éminent que les précédentes, mais parce que c’est le premier type de tous les Festins de pierre, de tous les Don Juan qui ont paru depuis sur les divers théâtres de l’Europe, après que Molière eut vulgarisé la terrible et bizarre légende empruntée par Tirso à une vieille tradition espagnole. On prétend que cette tradition n’est pas sans quelque fondement historique ; qu’il existait, en effet, à Séville, nous ne savons trop à quelle époque du moyen-âge, un don Juan Tenorio, appartenant à une grande famille de l’Andalousie, et tristement connu par ses désordres et ses excès de tout genre ; qu’il avait réellement tué un certain commandeur, après avoir enlevé sa fille ; que ce commandeur fut enterré dans le couvent de Saint-François où on lui éleva un monument orné de sa statue ; enfin que les moines de ce couvent, voulant mettre un terme aux débordemens de don Juan, dont, sans doute, ils avaient reçu quelque outrage, l’attirèrent dans un guet-apens où il trouva la mort, et répandirent le bruit qu’il avait été précipité dans les flammes infernales au moment où il insultait la statue du commandeur. Quoi qu’il en soit de ce fait, il est certain que la comédie de Tirso, véritable légende rimée où l’on ne retrouve que dans un degré assez peu éminent les brillantes qualités de ce poète, contient en germe tout le chef-d’œuvre de Molière, sauf les développemens admirables du caractère du héros, et l’incomparable scène de M.  Dimanche. Rien ne prouve mieux, pourtant, que la comparaison de ces deux ouvrages, à quel point il est vrai que, dans la lutte qui s’établit entre l’imitateur et son modèle, la supériorité du génie créateur peut être du côté du premier.

Tirso a encore composé un Amour médecin qu’on pourrait croire, d’après son titre, avoir été aussi imité par Molière ; mais il n’existe en réalité aucun rapport entre les deux drames, si ce n’est la parodie assez plaisante du jargon pédantesque de la faculté par une personne qu’un stratagème amoureux a revêtue de la robe doctorale.

Nous nous sommes assez étendu sur les ouvrages de Tirso de Molina pour qu’on puisse juger si nous avons eu tort de le ranger parmi les esprits les plus originaux qu’ait produits l’Espagne. Les rares facultés dont il était doué, et qui lui valurent de son temps de si grands succès, n’ont pourtant pas préservé sa renommée de ces vicissitudes plus fréquentes dans l’histoire de la littérature espagnole que dans aucune autre. Contemporain de Lope de Vega, irrégulier et incorrect comme lui dans la forme de ses drames, et de plus, complètement étranger, antipathique même à la délicatesse exagérée de pensées et de sentimens qui commençait à prévaloir sur la scène, il dut, dès le règne de Philippe IV, être jugé moins favorablement par la génération nouvelle dont le goût raffiné jusqu’à la subtilité repoussait comme triviale et grossière la simplicité relative de l’âge précédent. Plus tard, lorsque l’école française fit invasion sur le théâtre espagnol, Tirso, comme Lope de Vega, disparut complètement de la scène. Ses comédies étaient tombées dans l’oubli le plus absolu, et ce n’est qu’à une époque très rapprochée de nous qu’on s’est hasardé à remettre en lumière quelques-unes des plus remarquables. Cette tentative a eu un plein succès. Le public a accueilli avec enthousiasme ces charmantes compositions où il s’est étonné de trouver, après deux siècles, tant de grace et de fraîcheur, et de tout l’ancien théâtre espagnol, ces comédies sont maintenant, elles étaient du moins encore, il y a deux ou trois ans, celles qu’on jouait le plus souvent à Madrid, celles qui y obtenaient le plus d’applaudissemens.

Mais si Tirso est remonté, en Espagne, au rang élevé dont il n’aurait jamais dû déchoir, si son nom y est redevenu glorieux et populaire, il a été moins heureux de l’autre côté des Pyrénées. Il est resté presque complètement inconnu des critiques étrangers qui ont écrit sur le drame espagnol. La plupart ne l’indiquent même pas, et si quelques-uns font mention de lui, c’est en termes si concis, si vagues, si inexacts, qu’on s’aperçoit facilement qu’ils n’ont eu sous les yeux aucune de ses pièces. Eussent-ils, d’ailleurs, essayé de les lire, il leur aurait certainement été impossible de les apprécier et même de les comprendre. Tirso, par la nature des sujets qu’il a traités, par le tour de ses plaisanteries, par ses continuelles allusions à l’histoire, aux traditions, aux usages, aux locutions familières de son pays et de son temps, est essentiellement Espagnol, et Espagnol du XVIIe siècle. Cela est si vrai, qu’il y a, dans ses ouvrages, beaucoup de passages vraiment inintelligibles aujourd’hui, même à Madrid, pour quiconque n’a pas fait une étude approfondie de l’histoire et de la langue castillanes, beaucoup d’autres qui ne peuvent être entendus qu’à l’aide d’une connaissance minutieuse des localités et du caractère distinctif des populations diverses dont se compose la monarchie péninsulaire. Ce sont là des choses qu’il est impossible d’apprendre ou de deviner hors de l’Espagne. C’est dire assez que Tirso ne peut être vraiment senti et goûté qu’à Madrid, et qu’à Madrid même, où pourtant il s’est opéré en sa faveur une si forte réaction, il ne peut être complètement apprécié que par un assez petit nombre de personnes.

De grands succès contemporains suivis d’un long oubli, une grande gloire locale qui n’a pas retenti à l’étranger, tel a donc été le sort de Tirso. Tel a été aussi, à des degrés différens, celui de la plupart des écrivains espagnols du XVIIe siècle. À cette communauté de fortune de tant d’esprits si diversement doués, il faut chercher sans doute, indépendamment des causes individuelles et secondaires, une cause première et générale. Cette cause, nous l’avons indiquée en parlant du changement absolu qui ne tarda pas à s’effectuer dans les mœurs, les habitudes, le goût littéraire du pays. Si ce changement eût eu lieu progressivement, par degrés, il eût sans doute diminué peu à peu la popularité des poètes qui avaient illustré le règne de Philippe III et celui de Philippe IV ; mais leurs noms, déjà consacrés par le temps, auraient survécu à cette révolution. Il n’en fut pas ainsi. À l’éclatante lumière que répandaient encore sous Philippe IV les lettres et les arts, et qui faisait illusion sur les misères d’une décadence politique et sociale déjà irrémédiable, succédèrent en un instant les plus profondes ténèbres. Les grands siècles littéraires sont ordinairement suivis d’une époque de critique et de philologie qui précède l’entier anéantissement du goût et du savoir : l’imagination, le génie créateur, ont disparu ; mais des esprits subtils, exacts, pleins de sagacité, se consacrent en quelque sorte à dresser l’inventaire des richesses intellectuelles amassées dans l’âge précédent, comme pour les mettre à l’abri du grand naufrage dont ils semblent avoir le pressentiment. C’est alors que se forment définitivement les réputations et que chacun est placé au rang que lui conservera la postérité. Cette époque intermédiaire, celle des Aristarque et des Quintilien, a manqué à l’Espagne. Il n’a pas été donné au génie espagnol de se recueillir en lui-même avant d’expirer, de jouir de sa gloire, de contempler ses œuvres, de les classer, de les commenter, de préparer, pour ainsi dire, le jugement que devaient en porter les générations futures et les peuples étrangers. La littérature castillane est morte tout entière et toute à la fois ; elle a cessé d’exister le jour où les richesses de la poésie et la puissance de l’imagination lui ont fait défaut. Encore un coup, l’Espagne a passé sans transition d’un jour éclatant à une nuit profonde, et lorsqu’elle a commencé, un demi-siècle plus tard, à sortir de ce sommeil léthargique, tout était tellement changé, qu’elle avait perdu le souvenir de son glorieux passé. Les grands poètes dramatiques du siècle précédent, ensevelis presque au milieu de leurs triomphes, surpris par la révolution qui venait de s’opérer avant d’avoir subi l’épreuve de la véritable critique, avant que l’opinion eût pu se mûrir sur leur compte, étaient tout-à-fait oubliés. Le texte plus ou moins défiguré d’une partie de leurs compositions, voilà tout ce qui restait d’eux ; encore les véritables auteurs d’un bon nombre de ces drames, de quelques-uns même des plus beaux, étaient-ils ignorés ou problématiques. Quant à leur date précise, aux circonstances dans lesquelles ils avaient été écrits, à la manière dont on les avait accueillis, aux discussions dont ils avaient pu être l’objet, on n’avait sur tous ces points aucune notion positive. La même obscurité enveloppait l’existence des poètes eux-mêmes : il en est plus d’un, à ne compter que les plus illustres et les plus dignes de l’être, dont on ne pouvait pas même fixer à une époque seulement approximative la naissance et la mort, dont on ne connaissait ni l’origine, ni le rang, rien en un mot que le nom imprimé en tête de leurs ouvrages. On peut affirmer sans exagération que l’histoire littéraire de la Grèce et de l’ancienne Rome nous est beaucoup plus familière que ne l’était dès-lors aux Espagnols celle de leur propre pays à une époque bien rapprochée pourtant, mais dont ils avaient abjuré toutes les traditions. Encore aujourd’hui, à vrai dire, cette histoire n’existe pas, les élémens n’en ont pas même été réunis. Aussi long-temps qu’une érudition patiente et intelligente ne les aura pas rassemblés, aussi long-temps surtout que des réimpressions correctes n’auront pas mis à la portée du public un choix fait avec goût et discernement dans cette masse effrayante de drames que contiennent ces vieilles collections confuses, informes, presque illisibles et cependant précieuses par leur rareté, il n’est guère possible d’espérer que cette belle littérature devienne pour l’Espagne, et surtout pour le reste de l’Europe, un objet d’études habituelles, et qu’elle obtienne des esprits capables de l’apprécier le tribut d’une admiration complètement éclairée.


Louis de Viel-Castel.