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Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/VI

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VI


Les théâtres pendant le siège. — Absence totale de spectacles (10 sept.–25 octobre). — Réouverture du Théâtre-Français, du théâtre Beaumarchais, du Gymnase. — Aspect lugubre des salles de spectacle. — Programmes de représentation au bénéfice des victimes de la guerre. — Lectures de pièces des Châtiments organisées par la Société des gens de lettres. Noble attitude de Got.

Le 17 septembre, le siège est commencé. Les derniers trains sont partis, emportant tous ceux que leur devoir ou un intérêt primordial n’attache pas à Paris. L’investissement est à peu près complet. Paris va être séparé du reste du monde.

Comme nous l’avons dit, les artistes des théâtres font partie de l’armée, de la garde mobile ou de la garde nationale. Les plus jeunes et les plus intrépides se sont enrôlés avec enthousiasme dans les nombreux corps francs organisés pour les sorties et les attaques, groupes de francs-tireurs qui prenaient en général le nom de leurs chefs.

Quant aux artistes femmes, ce fut avec un zèle admirable qu’elles furent les dévouées ambulancières dont nous parlerons plus loin.

Les théâtres sont officiellement fermés. Pendant six longues semaines, aucune affiche, aucune annonce de spectacle ne vient faire diversion aux journées qui s’écoulent mornes et angoissées.

Le 25 octobre, la Comédie-Française obtient cependant l’autorisation de donner quelques représentations destinées, pour la plupart, à soulager les victimes de la guerre.

Dix jours après, le 5 novembre, usant de la même tolérance, l’Ambigu fait une véritable réouverture avec les Paysans lorrains, un drame de circonstance qui fut joué presque sans interruption, sauf au moment de la bataille de Champigny, jusqu’au 2 janvier. La Vagabonde ou le Forgeron de Châteaudun devait, avec le même succès, remplacer cet ouvrage. Les titres seuls de ces pièces suffisent à montrer le peu d’intérêt qu’il y aurait à les connaître.

Le 19 novembre, la même autorisation est accordée au théâtre Beaumarchais, qui donne un vieux drame de Rosier, la Foi, l’Espérance et la Charité.

Avec des spectacles d’un choix plus éclectique, composés en général de pièces en un acte, Montigny, directeur du Gymnase, rouvre également quelques jours plus tard.

Les salles des théâtres vont prendre un aspect lugubre bien en rapport avec la sinistre ambiance de la capitale assiégée. Le froid, en l’absence de tout chauffage, s’y fait vivement sentir. Le gaz est remplacé par la bougie, on est presque revenu à l’antique chandelle. Le Théâtre-Français s’offre le luxe insolite d’un lustre de trente-cinq lampes à huile, qui ne donnent cependant qu’une lumière insuffisante. Depuis l’ordonnance de fermeture, les décors ont été enlevés comme susceptibles de propager les incendies. L’habit noir, sur la scène comme dans la salle, souvent même les costumes de théâtre sont remplacés par l’uniforme de garde national. Au milieu des représentations, les artistes donnent lecture des dépêches sensationnelles que l’on vient de recevoir. Les spectacles doivent être terminés avant 10 heures et demie, heure où les sonneries du couvre-feu plongent Paris dans le silence et l’obscurité.

Le 25 octobre, jour où la Comédie-Française rouvrait ses portes, l’état du personnel était le suivant :

Sociétaires présents à Paris : Got, Maubant, Coquelin aîné. Talbot, Lafontaine, Leroux, Mmes Favart, Brohan, Jouassain, Riquier, Ponsin, Dinah Félix, Émilie Dubois, Victoria Lafontaine.

Pensionnaires présents : Chéry, Gibeau, Garraud, Prudhon, Charpentier, Mazudier, Coquelin cadet, Seveste, Barré, Laroche, Tronchet, Masquiller.

Mmes Llyod, Agar, E. Fleury, Marquet, Tholer, P. Granger, Croizette, M. Royer, Reichemberg.

Au début de la représentation, Ed. Thierry prononça quelques paroles émues, disant l’impression pénible d’une réouverture en de telles circonstances, faisant allusion à l’absence des décors et à la pénurie des costumes. Le spectacle comprenait des fragments d’Horace et du Misanthrope, une curieuse conférence de Legouvé, « de l’Alimentation morale pendant le siège » ; Coquelin provoqua le plus grand enthousiasme en déclamant, pour la première fois, les Cuirassiers de Reichshoffen, de Bergerat.

Le public était nombreux, la recette atteignit 2, 968 francs. C’était, depuis le commencement du siège, la première soirée que les Parisiens passaient au théâtre. L’aspect de la Comédie-Française était assez inattendu.

Les deux foyers étaient convertis en ambulances. Les blessés qui avaient pu se lever et deux convalescents de l’ambulance d’Agar, qui s’étaient joints à eux, encombraient la loge impériale, et, dissimulées au fond, deux religieuses, tout en surveillant leurs malades, assistaient au spectacle.

En dehors du Gymnase, de l’Ambigu et du théâtre Beaumarchais, les autres théâtres n’ouvrirent leurs portes que pour des concerts ou des spectacles destinés à venir en aide aux victimes de nos désastres.

Nous ne pouvons mieux faire, pour donner une idée de ces représentations, que de reproduire quelques programmes :

Le mardi 1er novembre, à la Porte-Saint-Martin, matinée littéraire donnée par la Société des gens de lettres, pour l’achat d’un canon. « Les principales pièces des Châtiments seront lues dans cette solennité. »

1re partie. — Ouverture d’Obéron ; Notre souscription (J. Claretie) ; Les Volontaires de l’an II (Taillade) ; À ceux qui dorment (Mlle Duguéret) ; Hymne des transportés (M. Lafontaine) ; La Caravane (Mlle Lia Félix) ; Souvenir de la nuit du 4 (F. Lemaître).

2e partie. — Adagio de Mozart ; L’expiation (M. Berton père) ; Stella (Mlle Favart) ; Chansons (Coquelin aîné) : Joyeuse vie (Marie Laurent) ; Patria (musique de Beethoven)[1] (Mme Gueymard-Lauters).

Le 3 novembre, seconde matinée à la Porte-Saint-Martin, au bénéfice des victimes de Châteaudun, dont l’héroïque défense excite l’enthousiasme.

Le 4 novembre, au Français, soirée également au bénéfice des victimes de Châteaudun (Andromaque, les Cuirassiers de Reichshoffen, les Pigeons de la République, qu’Eugène Manuel venait d’écrire).

Le 6 novembre, pour la même œuvre, les artistes de l’Opéra, présents à Paris, donnent un concert.

1re partie. — Ouverture de Guillaume Tell ; Fragments d’Alceste, chantés par Mme Gueymard-Lauters, M. Gaspard et les chœurs ; Airs de ballet du Prophète ; Trio et finale du 2e acte de Guillaume Tell : MM. Villaret, Devoyod et les chœurs

2e partie. — Fragments de la Muette : MM. Villaret, Caron et les chœurs ; Ouverture du Freyschütz ; Fragments des Huguenots : MM. Ponsard, Bosquin, Grisi ; Le Chant du départ : MM. Villaret, Ponsard et les chœurs.

Le 6 novembre, au Français, une soirée au bénéfice des blessés. Le 13, le 16, le 21, au bénéfice des blessés et des ambulances.

Le 19 novembre, à la Porte-Saint-Martin, « représentation patriotique » donnée par le 144e bataillon de la garde nationale, avec le concours de Berton, Geoffroy, Bosquin, Paul Deshayes, Berthelier, Jules Lefort, Landrol, Charly ; Mmes Marie Roze, Marie Laurent, Roussel, Blanche Pierson.

Le 20 novembre, au même théâtre, matinée musicale et littéraire donnée par la 8e compagnie du 247e bataillon de la garde nationale, avec Melchissédec, Berthelier, Darcier, Mmes Marie Roze, Priola, Prévost-Ponsin.

Le 26 novembre, deuxième soirée donnée par le 247e bataillon : Bosquin, Jules Lefort, Darcier, Mmes Ulgade, Marie Laurent, Marie Roze.

La Sociétés des gens de lettres organisa pour le 25 novembre, à la Comédie-Française, une matinée dont le programme devait comporter presque uniquement des poésies extraites des Châtiments. Le retour de Victor Hugo, l’effondrement de l’empire rendaient saisissante l’actualité de ce livre écrit par un proscrit qui semblait avoir prophétisé la terrible débâcle à laquelle on assistait. Une représentation analogue avait déjà eu lieu le 1 er novembre à la Porte-Saint-Martin. La défaite de nos armées achevait évidemment de rendre impopulaires les souvenirs du régime déchu. Mais parmi les plus acharnés à maudire Napoléon III, que de républicains de fraîche date, que de gens qui restaient les obligés de l’empire à qui la reconnaissance eût dû, tout au moins, imposer le silence !

Aussi est-ce à l’honneur du grand artiste et de l’homme de cœur que fut Got que nous publions une fois de plus la lettre qu’il écrivit au sujet de cette représentation[2] :

« À Monsieur Charles Valois, l’un des membres organisateurs de la représentation de la Comédie-Française au bénéfice de la Société de secours aux victimes de la guerre, par le Comité des gens de lettres.

Monsieur,

« Je descends de garde aux remparts et me hâte de répondre à la lettre que vous me faites l’honneur de m’adresser au nom de la Société des gens de lettres.

« Je suis autant que personne admirateur passionné des Châtiments ; j’ai pour amis des amis intimes de Victor Hugo ; je serais fier et heureux de servir cette haute renommée dans la limite de mes forces, et je puis dire enfin que si quelque artiste a le droit de se targuer d’indépendance, assurément, si je ne suis pas celui-là, je suis au moins un des plus anciens et des plus convaincus. Eh bien ! malgré tout, un sentiment que je n’ose pas définir ici, mais que j’éprouve invinciblement au fond de la conscience, m’empêche de venir m’associer à la lecture publique des Châtiments sur une scène qui acceptait bénévolement, il y a quelques semaines, le titre de Théâtre ordinaire des comédiens de l’empereur.

« Les cadeaux, les dîners, les fêtes de Compiègne et de Fontainebleau m’ont toujours soulevé le cœur, je l’atteste et on le sait, mais si j’étais un des rares opposants de la veille, qu’on me permette aujourd’hui de me tenir encore à part des trop nombreux fanfarons du lendemain.

« Recevez, etc…

« Got, de la Comédie-Française. »

La lettre eut un si grand retentissement que nos ennemis eux-mêmes, qui en eurent connaissance par les journaux, la publièrent dans le Moniteur prussien de Versailles.

Quant aux organisateurs, ils changèrent le programme de fond en comble, et la lecture exclusive des pièces des Châtiments se réduisit aux seules Paroles d’un conservateur, comme on le voit ci-dessous :

Première partie. — Symphonie de Haydn ; Menuet de Mozart ; La Coccinelle (Contemplation), Coquelin cadet ; Booz endormi (Légende des siècles), Mlle Favart ; Chose vue en un jour de printemps (Contemplations), Coquelin aîné ; le cinquième acte d’Hernani.

Deuxième partie. — Les pauvres gens (Légende des siècles), Mme Marie Laurent ; Paroles d’un conservateur (Châtiments), Coquelin aîné ; le cinquième acte de Lucrèce Borgia, par les artistes de la Porte-Saint-Martin (Marie Laurent, Taillade, Brésil, Paul Clèves).

La Société des gens de lettres ne voulut pas cependant renoncer à son projet d’apothéose des poésies pamphlétaires de Victor Hugo. Huit jours plus tard, elle prenait sa revanche en organisant à l’Opéra une matinée gratuite. L’annonce de ce spectacle de vulgarisation politico-littéraire fut faite avec une sollicitude pour le public qu’il nous a paru curieux de relater pour la rareté du fait et comme caractéristique de la mentalité franchement libérale de cette époque :

« La Société des gens de lettres, d’accord avec M. Victor Hugo, organise pour le lundi 28 novembre, à une heure, dans la salle de l’Opéra, une audition des Châtiments, à laquelle ne seront admis que des spectateurs non payants. Sans nul doute, la foule s’empressera d’assister à cette solennité populaire offerte par l'illustre poète avec l’autorisation du ministre qui dispose de la salle de l’Opéra.

« Cette affluence pourrait occasionner une grande fatigue à ceux qui ne parviendraient à entrer qu’après une longue attente, en même temps qu’un bien plus grand nombre devraient se retirer désappointés après avoir fait queue pendant plusieurs heures.

« Pour éviter ces inconvénients et assurer néanmoins aux plus diligents la satisfaction d’entendre réciter par d’éminents artistes les vers qui ont déjà été acclamés dans plusieurs représentations, la distribution de 2.400 billets, à raison de 120 par mairie, sera faite dans les 20 mairies de Paris par les sociétaires délégués de la Société des gens de lettres. Ces billets ne pourront être l’objet d’aucune faveur, ils appartiendront à ceux qui viendront les premiers les prendre aux mairies.

« Le lundi, jour de la solennité, il ne sera délivré aucun billet de théâtre. La salle ne sera ouverte qu’aux seuls porteurs de billets pris la veille aux mairies ; les places appartiendront sans distinction aux premiers occupants parmi les porteurs de billets. »

Le 27 novembre, à la Comédie-Française, matinée organisée par le 181e bataillon de la garde nationale, au bénéfice de l’œuvre des canons.

Le Mariage forcé (deuxième acte) ; Esther (premier acte) ; les Précieuses ridicules ; intermèdes ; Le Maître d’école (Bergeret), Coquelin aîné ; Le Revenant (V. Hugo), Mme Lafontaine ; Les Pigeons de la République (Manuel), Mlle Favart ; L’École (Manuel), Mme Lafontaine ; Concerto de violon, M. Lévy.

Citons encore une représentation le 28 novembre, à l’Odéon, organisée par l’Association philotechnique au profit de l’œuvre de l’assistance des familles des gardes nationaux, avec le concours de Jules Claretie, Barthélémy Laurent, Villaret, Caron, Mmes Agar et Sarah Bernhardt, l’orchestre du Théâtre-Lyrique ; une matinée, le 30 novembre, au Vaudeville, que donna le 229e bataillon, pour la fonte d’un canon qui devait porter le nom de l’héroïque cité de Châteaudun (Agar, Sarah Bernhardt, Geoffroy, Saint-Germain, Berthelier). Mentionnons enfin quelques concerts de l’orchestre Pasdeloup au Cirque d’Hiver.

Le dimanche 23 octobre, à deux heures, concert populaire dirigé par Pasdeloup, au bénéfice de l’œuvre des fourneaux :

Allocution de l’abbé Duquesnay, curé de Saint-Laurent ; ouverture de la Muette ; symphonie en ut mineur de Beethoven ; andante et variations de Haydn ; ouverture du Freyschütz.

Le dimanche 30 octobre, un concert analogue, au bénéfice des ambulances :

Ouverture de Sémiramis ; Symphonie pastorale ; fragments du quintette de Mozart (le clarinettiste Turban et tous les instruments à cordes) ; marche du Songe d’une nuit d’été (Mendelssohn) ; causerie de Francisque Sarcey.

Le 13 novembre, concert donné pour la fonte d’un canon qui devra porter le nom de Beethoven. (Cette bizarre association du nom de Beethoven et des intérêts de la défense est assez curieuse. Que dut penser Wagner, s’il eut connaissance de cette fantaisie de patriotes férus de musique classique ?)

Schiller Marsch (Meyerbeer) ; Symphonie en la, de Beethoven ; Allegretto et agitato, de Mendelssohn ; ouverture d’Obéron ; M. Taillade dans les Volontaires de l’an II.

Le 20 et le 27 novembre, deux derniers concerts au bénéfice des cantines nationales.

Mentionnons encore, au théâtre du Château d’Eau, au bénéfice de l’œuvre des canons, une représentation où Gravier créa un chant de guerre, paroles de J. Pacra, musique de Duhem. Le succès fut si grand que le 57e bataillon de la garde nationale l’adopta comme chanson de route.


  1. Beethoven va souvent figurer en effigie dans les programmes avec cette poésie :

    Là-haut qui sourit,
    Est-ce un esprit, est-ce une femme ?

    Victor Hugo a appliqué ces vers des Châtiments à une musique de trivialité manifeste, qu’il a, le plus sérieusement du monde, attribuée à Beethoven. Pendant plus de vingt ans, cette hérésie est passée inaperçue. Ce n’est que ces dernières années que le Ménestrel a signalé cette erreur grossière et retrouvé le malheureux « air de Beethoven » dans un mauvais vaudeville du milieu du siècle dernier.

  2. Ces lignes étaient écrites quand ont paru les mémoires de Got. Cette lettre y est reproduite ainsi qu’une réponse de Coquelin et des commentaires du Figaro (21 novembre 1870). Ces paroles de Got sont si empreintes de dignité et d’indépendance qu’il nous a semblé néanmoins indispensable de les faire figurer dans cette étude.