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Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/II

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (1p. 21-39).

II

Le salon de Newgate (suite).

Avant que le personnage si sauvagement attaqué eût songé à se mettre en défense, l’un des prisonniers saisit Jack par le collet de sa veste et le jeta à trois pas devant lui sur le sol fangeux du cachot, tout en s’écriant :

— Ce petit Jack, si l’on n’y mettait bon ordre, finirait par changer en licence le caractère si éminemment courtois de nos réunions… Parbleu ! nous ne sommes ni de grossiers portefaix, ni de pauvres commis en goguette. Nous sommes des gentlemen !… Jack, si jamais tu t’avises de prendre encore fait et cause pour cette folle Ketly, je te flagellerai de la belle sorte ! Quant à vous, mon gentilhomme, continua l’orateur en s’adressant au silencieux contempteur des charmes de Ketly, vous avez manqué de politesse envers une femme, et par ce fait, encouru une amende : faites apporter dix pintes de gin, et votre délit vous sera remis. Mais ce n’est pas tout : si je ne me trompe, c’est ce matin même que vous êtes devenu l’hôte de Newgate ; or, l’usage exige que vous payiez votre bienvenue, votre buona mancia. Ce sera dix pintes. Dix et dix font vingt.

L’homme qui venait de poser ces conditions de paix pouvait avoir de quarante-cinq à cinquante ans. Son visage était grossièrement modelé, ses joues étaient rouges et rebondies, sa bouche démesurément fendue ; un jovial sourire semblait éternellement errer sur ses lèvres épaisses. Il était réputé pour l’un des plus adroits, des plus audacieux et surtout des plus joyeux voleurs du Royaume-Uni. Dans ses moments perdus, il exerçait la profession plus régulière de garçon boucher. On l’appelait le plaisant Rose.

Rose joignait à ces précieuses qualités de l’esprit une force musculaire des plus incontestables et nulle part contestée. Sa profonde connaissance de l’art de la boxe, devenue proverbiale, lui avait valu, outre de nombreuses guinées, l’honneur de laisser morts sur le carreau trois redoutables champions. Aussi est-il superflu d’ajouter que l’heureux Rose jouissait à Newgate d’une autorité sans bornes auprès des détenus.

Quelques envieux de sa gloire et de sa renommée murmuraient bien bas que l’impunité acquise à Rose jusqu’à ce jour, laissait peser sur sa moralité des soupçons singulièrement graves. Était-il possible, en effet, disaient ces langues jalouses, qu’un pareil homme, s’il n’eût fait quelque pacte avec la police, eût atteint à l’âge qu’il avait sans avoir été pendu ? N’était-ce pas là, parmi les habitués de Newgate, une exception unique, un phénomène sans antécédent ? On ne pouvait en douter : malgré son air de bonhomie et de franchise, Rose avait dû mainte fois servir d’intermédiaire entre ses compagnons et la justice, et fournir souvent des ornements aux gibets de Hyde-Park-Corner et de Tyburn.

Ces malveillantes imputations colportées perfidement dans l’ombre n’avaient jamais osé se produire en présence des formidables poings de l’athlète ; aussi passaient-elles auprès de ses nombreux amis, pour des propos dénués de fondement, pour de viles calomnies indignes d’une réfutation sérieuse.

Toutefois, il était à remarquer que le regard du célèbre boxeur ne se fixait jamais sur ses interlocuteurs : un œil attentif aurait pu lire couramment la ruse et la perfidie sous le masque de la bonne foi et de franchise dont il couvrait son visage.

Le discours de Rose avait été accueilli par tous les prisonniers présents, excepté le précoce Jack, avec un bruyant enthousiasme.

— Oui ! oui ! du gin ! vociférèrent-ils en chœur ; qu’on apporte vingt pintes de gin ! Hurrah pour le nouveau venu ! qu’il marche joyeusement dans la vie, et monte gaîment à la potence !

Celui qui était ainsi salué par ces acclamations intéressées, fronça les sourcils, laissa tomber un regard dédaigneux et assuré sur le cercle qui se rétrécissait autour de lui, et prenant enfin la parole :

— Gentlemen, dit-il d’une voix ferme et railleuse, je me tiens pour extrêmement honoré de votre bienveillant accueil ; malheureusement mes moyens ne me permettent pas de satisfaire votre soif : je ne possède pas un penny vaillant.

Cette déclaration si catégorique changea subitement les dispositions des assistants ; les fronts se rembrunirent, les yeux brillèrent de colère, et bien des mains, déjà tendues en signe d’amitié, se crispèrent et devinrent des poings menaçants. Jack se rapprocha sournoisement de l’offenseur de Ketly, les joueurs de dés et de cartes abandonnèrent leurs parties : tout annonçait un prochain et violent orage.

— Un peu de patience gentlemen je vous prie ! cria Rose dont la voix, et le geste dominèrent le tumulte ; puis, se retournant vers celui qu’il avait déjà sauvé une première fois :

— Seigneur, continua-t-il, la naïveté de votre réponse prouve de votre part une inexpérience extrême des choses de la vie. Refuser de payer sa bienvenue quand on a l’honneur d’être admis à Newgate, cela ne s’est jamais vu !… Vous obstiner dans votre résolution, ce serait vous exposer à des désagréments inouïs et sans nombre. Aussi, je suis persuadé que vous reculerez devant de telles extrémités ; je suis persuadé que nous finirons par nous entendre. Veuillez seulement, je vous prie, répondre à mes questions : Comment vous nommez-vous ? Quel est le motif de votre arrestation ?

L’inconnu hésita ; néanmoins, le doute sur le parti qu’il avait à prendre ne dura chez lui qu’un bien court instant. Soit qu’il eût compris l’inutilité de toute résistance, soit que le ton d’autorité de Rose lui imposât, il accepta l’interrogatoire.

— Je me nomme Fitzgerald, répondit-il, et je suis Irlandais. C’est pour n’avoir pas eu le coupable courage de laisser ma famille mourir de faim que j’ai été conduit à Newgate.

— Ce qui signifie que vous avez travaillé sur la grande route ?

C’est la nuit dernière que mon malheur s’est accompli, poursuivit l’irlandais d’une voix sourde. Depuis quarante-huit heures j’avais dépensé mon dernier schelling ; depuis vingt-quatre heures mon jeune frère et ma pauvre sœur enduraient toutes les tortures de la faim… J’errais comme un fou dans les rues de Londres, lorsqu’au détour d’un carrefour je rencontrai un misérable ivrogne… Ses poches gorgées d’or résonnaient chaque fois qu’il trébuchait. La vue de cet homme qui venait de gaspiller, en quelques heures de débauches, une somme bien supérieure sans doute à celle qui m’était nécessaire pour arracher ces pauvres chers enfants à leurs souffrances, me rappela avec une violence inouïe l’horreur de leur position.

Le vertige s’empara de moi… J’oubliai, pendant une minute, tout orgueil, toute fierté… Le front courbé et les joues empourprées par la honte, je m’humiliai jusqu’au rôle abject de mendiant. L’infâme ! non-seulement il ne comprit pas ma détresse, mais il insulta encore à mon malheur… Il me traita de vagabond et leva sa canne sur moi ! C’en était trop pour ma raison déjà ébranlée ; un nuage de sang passa devant mes yeux ; je m’élançai sur lui, puis, après l’avoir à moitié étouffé dans une étreinte furieuse, je l’envoyai rouler à dix pas pas de distance. Au même instant une ronde de surveillants nocturnes passait, et comme les lanternes d’Edward Heming brûlaient encore, je fus pris et arrêté.

Les prisonniers qui s’étaient jusqu’alors montrés parfaitement indifférents au récit de l’Irlandais, élevèrent presque tous ensemble la voix à ce nom d’Edward Heming. Un concert de malédictions à l’adresse de l’inventeur du premier et tout récent éclairage de Londres éclata dans toutes les parties du vaste souterrain.

— Mais, avant de lancer votre ivrogne à dix pas devant vous, dit Rose, vous aviez, j’imagine, vidé ses poches et rempli les vôtres ?

— Je ne suis point un voleur, répliqua sèchement l’Irlandais.

— Ah ! c’est-à-dire qu’il ne nous paiera pas sa bienvenue, s’écrièrent plusieurs voix menaçantes.

— Je ne le puis, malgré toute ma bonne volonté, car, je vous le répète, messieurs, je ne possède pas un penny.

Cette conclusion fut accueillie par des hurlements de colère, et il était évident que des menaces on allait passer aux voies de fait.

Cette fois encore, Rose interposa son autorité entre le jeune homme et ses compagnons de captivité.

— Honorables gentlemen s’écria-t-il de sa voix rugissante, du moment que j’ai consenti à me faire l’interprète de vos réclamations auprès du seigneur Fitzgerald, vous n’avez plus le droit de prendre part à la discussion. Tant que je n’aurai pas prononcé mon verdict, voire devoir est d’observer un rigoureux silence. J’ai donc l’honneur de vous avertir que je châtierai rudement le premier d’entre vous qui sera assez mal avisé pour s’immiscer dans ces débats ! Je reprends mon interrogatoire.

Le redoutable boxeur se retourna vers Fitzgerald à qui il adressa un joyeux sourire :

— Pourriez-vous, lui dit-il car l’occasion peut se présenter de tirer paru de ce renseignement, — nous apprendre le nom de l’ivrogne aux poches si bien garnies d’or et qui s’est montré envers vous d’une si punissable insolence ?

— Oui, monsieur, je le puis.

— Quel est-il ?

— George Jefferies, le grand juge au banc du roi.

— Lord George Jefferies ! répéta Rose en accentuant d’une façon étrange chacune de ces terribles syllabes. C’est à milord Jefferies que vous vous êtes attaqué, malheureux !

Ces paroles de Rose furent entièrement perdues dans le bruit formidable qui s’était élevé lorsque Fitzgerald avait prononcé le nom de Jefferies. C’étaient des sauts, des bonds, des danses, des rondes, des trépignements de joie, de frénétiques clameurs d’allégresse, des rires immodérés, un mélange confus de baisers et de poignées de mains que les femmes et les hommes prodiguaient à l’Irlandais.

Au milieu de ce vacarme effroyable, on pouvait percevoir des phrases à peu près complètes et qui toutes avaient un même sens.

— Gloire à lui !

— Il a héroïquement agi !

— Jefferies a donc été roué de coups, enfin !

— Le grand juge au banc du roi a trouvé son maître !

— Hurrah pour notre ami Fitzgerald qui l’a précipité dans la boue ! Il n’a qu’un tort, c’est de ne l’avoir pas tué !