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Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/VIII

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (1p. 169-195).

VIII

La comédie au cabaret de la Vache-Rouge.

Une voiture de couleur sombre et qu’aucun ornement ne signalait à la curiosité des passants, attendait le grand juge devant la porte de Newgate.

Jefferies, en montant dans le modeste véhicule, donna ordre qu’on le reconduisît à son hôtel, puis, se laissant tomber sur les coussins, il ferma les glaces et se prit à réfléchir profondément.

Une extrême fatigue morale, provenant de son entretien avec Fitzgerald, paralysait la vigueur habituelle de son esprit. La voix moqueuse et vibrante, l’audace inouïe, l’impertinence sans égale du condamné, se représentant sans cesse à sa pensée.

L’obsession de ce souvenir devint bientôt si puissante que Jefferies ne songea plus à s’y soustraire.

— Que dirait-on, pensait-il, si l’on savait que moi, le grand juge au banc du roi, je suis tout ému, tout troublé pour avoir écouté les propos insensés d’un misérable vagabond à moitié fou ! Le dernier des étudiants d’Inner-Temple me rirait au nez ! Le plus obscur des avocats du royaume se refuserait à plaider devant moi ! Je dois reconnaître pourtant que ce Fitzgerald est un drôle bien étonnant !… Fou, lui ? Non pas, non pas ! C’est en vain que mon orgueil froissé me pousse à nier la valeur de cet homme. La voix de la vérité, plus forte que celle de la passion, me contraint d’avouer qu’il possède des qualités peu communes. Son idée de frapper et de punir dans leurs refuges les derniers juges survivants de Charles Ier est réellement ingénieuse et digne d’un courtisan consommé. Quant au débarquement du duc de Monmouth en Angleterre, l’exécution de ce plan, si le duc d’York régnait, serait un véritable trait de génie ! Peut-être ai-je tort de ne pas m’attacher ce Fitzgerald. Mais quoi ? Plier devant cet orgueilleux bandit, qui m’a si outrageusement insulté, si audacieusement bravé, ce serait plus que de la bassesse, ce serait de la lâcheté !… Oui, oui, je tiendrai ma promesse : je veux que son agonie soit épouvantable !… Ah ! quelle joie pour moi s’il allait faiblir à ses derniers moment !

Deux heures plus tard, Jefferies, attablé dans un salon particulier du cabaret de la Vache-Rouge, dans White-Chapel se livrait, en compagnie de cinq ou six avocats tarés et de bas étage, à une orgie effrénée. C’était ordinairement de cette triste et ignoble manière que le grand juge achevait ses journées.

— Ami Berch ! s’écriait au dessert Jefferies complètement ivre et s’adressant à l’un de ses convives, ami Berch, la façon remarquable dont tu t’es comporté ce soir te vaut toute mon estime ! Vider à toi seul six bouteilles de porto !… c’est admirable !… Fieffé ivrogne, chien maudit, j’entends te donner une marque insigne de l’estime toute particulière que m’inspire ta belle conduite !… Demande-moi ce que tu voudras, vaurien, et que le diable me torde ! e cou si je repousse ta prière !

Le convive que Jefferies venait d’appeler Berch hésita.

— On prétend, divin buveur, continua Jefferies, que tu es criblé de dettes et harcelé par une armée de créanciers… Veux-tu, escroc éhonté, que je fasse pendre les deux ou trois plus récalcitrants de la meute ? Le veux-tu ? dis ? Sur mon âme, je le ferai !

— Malheureux, s’écria Berch avec effroi, ne t’avise pas d’une pareille maladresse ! Je ne te pardonnerais de ma vie !… Pendre mes créanciers, mais ce serait me retirer tout crédit… Quel fournisseur voudrait traiter avec moi, quand on saurait que je paie mes dettes en mandats tirés à vue sur Jack Ketch, et acquittés par ce dernier à son comptoir en plein vent de Tyburn ?… Mon cher Jim, je t’en conjure, laisse en paix mes créanciers…

— Ainsi tu t’obstines à ne rien accepter de moi ! s’écria Jefferies furieux. C’est donc par raillerie et non par amitié que tu m’appelles ton cher Jim ? misérable vagabond ! Tiens-toi bien ! tiens-toi bien !… Je te ferai arrêter dès demain comme faux témoin, comme témoin vendu… Ah ! ah ! je rirai bien quand tu comparaîtras devant moi… Je te donnerai une telle léchée du côté rude de ma langue[1], que malgré ton impudence infernale, tu resteras muet comme un poisson.

— Aimable Jim, compagnon chéri, s’écria Berch en interrompant le grand juge, tes menaces ne m’épouvantent pas, mais elles me déchirent le cœur !… Est-il possible que toi, si supérieur au reste des hommes pour ceux qui ont le bonheur de vivre dans ton intimité et de te connaître à fond, tu songes à abuser contre moi de ton immense pouvoir ?… Me rappeler, mylord, que vous êtes le grand juge au banc du roi, c’est élever une infranchissable barrière de respect entre vous et moi ; c’est tuer ma verve, étouffer ma gaîté ; c’est me transformer de joyeux convive en bas et ennuyeux courtisan. Par tous les diables, tu es bien assez fort déjà comme mon égal, pour n’avoir pas besoin de l’envelopper dans ton manteau d’hermine… Tu sais bien, quand l’envie te prend de nous tailler des croupières, que ton éloquence nous pulvérise, nous tue, nous réduit au silence. Tu prétends que je ne veux accepter aucune faveur de toi ? C’est faux, de tout point faux !

— Alors, pourquoi, effronté menteur, hypocrite sans vergogne, as-tu gardé le silence ? demanda Jefferies en affectant une mauvaise humeur que les éloges de son adroit et vil interlocuteur avaient déjà complètement dissipée.

— Parce que je craignais d’abuser de ton inestimable amitié, de te mettre dans la ^pénible alternative, ou d’avouer que tu as peur, ou d’accepter un fardeau trop lourd pour tes épaules…

— Moi, avoir peur, chien immonde ! Moi, fléchir sous le poids d’une responsabilité quelconque ! Tu oses tenir de pareils propos, et tu prétends que tu es mon ami ! Je n’ai qu’une parole, entends-tu ! J’ai dit que je t’accorderai la grâce que tu me demanderas : par les cornes du diable, je ne reculerai pas ! Parle, parle, te dis-je !

— Bien-aimé George, n’insiste pas !

— Veux-tu parler, voleur ?… Parle, te dis-je, ou je te brise une bouteille sur le crâne.

Un imperceptible sourire de triomphe effleura les lèvres de l’avocat Berch. Quant aux autres convives, ils observaient d’un air à la fois moqueur et jaloux les manœuvres de leur confrère.

— Admirable et irrésistible Jim, répondit Berch, j’obéis. Voici le fait. Après-demain doit comparaître devant ton tribunal un certain Matthew Salers, mon client…

— Ton client ?… alors c’est un chenapan.

— Oui, Jim, j’en conviens, un véritable chenapan.

— Un faussaîre, sans doute ?

— Oui, Jim, et même un faussaire remarquable.

— Ce Matthew Salers n’a-t-il pas aussi quelque peu assassiné ?

— La rumeur publique lui attribue un meurtre, mais entre nous soit dit, il a commis deux assassinats. Je dois cependant ajouter que les victimes étaient des presbytériens.

— C’est bon, il sera pendu.

— Du tout ! il sera acquitté.

— Absoudre un pareil monstre !

— Mieux encore, tu abandonneras l’accusation.

— Moi ! s’écria Jefferies d’une voix tonnante et en essayant de se lever de dessus sa chaise.

— Oui, toi, George, le roi des buveurs, toi, l’incomparable jurisconsulte, tu proclameras la parfaite innocence de Matthew Salers !

— Par l’enfer je n’en ferai rien.

— Je m’attendais à ce refus.

— En ce cas, sot animal, tu as eu tort de m’adresser la requête.

— Je savais bien que tu aurais peur, continua Berch, que tu reculerais devant une pareille violation des lois, que tu n’oserais engager si fortement ta responsabilité… Tu vois bien que j’avais raison de me taire… Ce brave Jim, quand il a humecté son gosier avec un verre de porto, quand les vapeurs de l’alcool lui montent au cerveau, il se figure, ma parole ! qu’il est le maître de l’univers, le dispensateur de toutes les grâces ; qu’il peut impunément se mettre au-dessus de la loi ! Alors il vous promet monts et merveilles, il tranche de l’omnipotent, du monarque. Ah ! mon Dieu, mes amis, que notre Jim est donc vantard à l’heure du dessert !

À mesure que Berch parlait, une pâleur de plus en plus intense remplaçait sur les joues du grand juge la flamme rouge de l’orgie. Les efforts qu’il tentait pour dissimuler son ivresse et paraître de sang-froid, donnaient à sa physionomie une si terrible expression de rage et de cruauté, que son interlocuteur effrayé songea à battre en retraite.

— Ô brute sans pareille, qui ne s’a perçoit pas que je me moque d’elle, que je la raille ! dit lentement Jefferies en fixant sur Berch un regard étincelant. Tu me fais pitié !… Tu te figures, ô vieille éponge usée, que toi seul sais boire… que je suis ivre… Regarde !

Jefferies, en prononçant ces mots, prit un flacon de xérès, le versa en entier dans une vaste coupe, puis, portant la coupe à ses lèvres, il la vida jusqu’à la dernière goutte.

— Maintenant, continua-t-il en s’adressant à Berch qui semblait immobile d’admiration et d’étonnement, revenons à ta requête. Je t’ai promis de t’octroyer la grâce que tu me demanderais : il est donc nécessaire que je sache au juste ce que tu veux.

— La mise en liberté de Matthew Salers, je vous le répète.

— Rien que sa mise en liberté ?

— Pas autre chose, généreux, étonnant Jim !

— Soit, demain ton client sortira de prison : seulement, je t’avertis que je le ferai aussitôt embarquer pour l’Amérique, et qu’il te sera défendu de le voir, de communiquer avec lui.

— À cette réponse de Jefferies, les convives éclatèrent de rire : Berch parut aussi mécontent que décontenancé.

— Par le Dieu tout-puissant, Jefferies, dit-il, après un court instant de silence, je consens à être damné, s’il est dans l’univers entier, un homme digne d’être comparé à toi pour la sagacité ! Quel lumineux esprit ! quel jugement sûr et profond !… Aucun détail ne t’échappe, tu devines toutes les intentions, tu lis au fond des cœurs les plus intimes pensées… Tu es un génie ! un véritable, un grand génie !

Quoique Jefferies affectât de ne pas prendre garde aux flatteries de son convive, le sourire de triomphe, l’épanouissement joyeux qui se montrèrent aussitôt sur son visage enluminé par l’ivresse, témoignèrent clairement combien il était intérieurement satisfait de ces louanges grossières.

— Eh bien, ennuyeux radoteur, reprit-il, tu ne me dis pas si tu acceptes ma proposition ?

— Grâce, merveilleux joûteur ! grâce ; ne m’accable pas de ton écrasante supériorité !

— Tu t’avoues donc battu, misérable roquet ?

— L’évidence ne se nie pas.

— Allons, j’ai pitié de ta confusion… Quelle somme doit te payer Matthew Salers pour sa liberté ?

— Deux cents livres sterling.

— Deux cents livres sterling ? Pas davantage ?

— Hélas non ! Pas un penny de plus.

Jefferies donna sur la table un si furieux coup de poing, que les verres des convives roulèrent sur la nappe, puis, d’une voix retentissante et l’écume au lèvres :

— Drôle sans pudeur ! s’écria-t-il, n’as-tu pas honte de profaner, de décréditer si ouvertement la justice ? Un voleur, un faussaire, un double assassin rendu à la liberté pour deux cents livres sterling seulement ! Croquant ! gueux ! infâme ! Gâter ainsi le métier ! Tu es indigne de porter la robe d’avocat… indigne de plaider… indigne d’appartenir au barreau !… Ton client, si j’eusse daigné me mêler d’une si minime transaction m’aurait rapporté au moins cinq cents guinées !

— Oui Jim, j’en conviens, interrompit Berch d’un air humilié ; mais toi, je te le répète, tu es en tout un esprit si supérieur ! D’un complot imaginaire tu tires aisément cinq mille guinées !… Un semblant de lèse majesté te vaut une fortune ducale, à moins cependant qu’à l’or tu ne viennes à préférer le sang, comme tu as préféré celui de Russel, celui d’Algernon Sidney, celui d’Essex, à l’énorme rançon que tu pouvais tirer de ces riches coupables ! Car tu sais varier tes plaisirs, toi !… Mais moi, pauvre diable, est-ce que j’ai le choix ? Toujours affamé et altéré, je suis trop heureux quand il me tombe une toute petite aubaine !… Au reste, bien-aimé Jim, tes reproches justes et mérités me touchent vivement ; je te jure que jamais plus je n’accepterai un taux aussi modeste. Dorénavant je soutiendrai dignement l’honneur de la justice !… Voici, Jim, le désistement à l’accusation portée contre mon client… Si réellement tu ne crains point d’engager ta responsabilité, si tu te moques, ainsi que tu le prétends, de l’opinion du public, des clameurs du vulgaire, appose ta signature au bas de cet acte, et passons à un autre sujet de conversation.

Jefferies signa le papier que lui présentait Berch, puis le lui jeta à la tête.

— Amis, dit-il en s’adressant aux autres convives, ce misérable a démérité de l’ordre ; nous allons nous ériger en tribunal et le juger. Toi, Ivey, je te nomme son avocat d’office ; toi, Coldman, tu seras l’accusateur public ; Nightwel et Gerard seront les témoins… moi, je présiderai !

La proposition du grand juge, accueillie avec acclamation, fut aussitôt exécutée.

Cette triste parodie de la justice dura pendant plus de deux heures : Jefferies, excité par L’ivresse et par le désir de briller aux yeux de ses intimes, atteignit à une virulence et une grossièreté de langage si inouïes, que ses compagnons de débauches furent a plusieurs reprises sérieusement épouvantés.

Les débats se terminèrent par la condamnation de l’accusé.

— À présent, s’écria Jefferies, j’abandonne le manteau du juge pour la casaque du bourreau… Je ne suis plus Jefferies, entendez-vous… Je suis Jack Ketch !… Allons, coquin, tu es Russel, toi, n’est-ce pas ?… Non, tu es Murray ! Non pas, non pas, tu es lord Lisle… Ou bien encore… Mais qu’importe ! viens ici, que je te tranche la tête en deux ou trois coups de hache !… Mais non, tu n’es pas un noble, tu es un vagabond ! Ah ! oui tu es cet exécrable Fitzgerald ! Viens ici, que je te pende !

  1. Jefferies employait souvent cette expression en partant de lui-même.