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Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/V

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (2p. 133-155).

V

L’otage.

Lorsque Fitzgerald fut un peu remis de l’émotion que lui avait causé l’apparition si brusque et si inattendue de Suzanne et de James, il comprit avec effroi qu’il était tombé dans un piége. Au reste, Jefferies ne le laissa pas longtemps dans l’incertitude.

— Sentimental coquin, lui dit-il, ton élan de tendresse, en me donnant la mesure de tes facultés aimantes, t’a fait descendre de beaucoup dans mon estime… Voilà donc cet homme si fort au-dessus du vulgaire, si inaccessible à tous les préjugés ! Il sanglote, se pâme, s’évanouit de saisissement, parce qu’on le met en présence d’un jeune vaurien et d’une aimable coquine, dont le premier s’appelle son frère, et la seconde, sa sœur !… Du moment que les liens du sang ont encore un tel empire sur toi, glorieux vantard, il est incontestable que tu dois être également accessible à mille autres sentiments…

— Milord, répondit l’Irlandais en baissant la tête, il vous a fallu un instinct infernal pour découvrir ainsi le secret de ma faiblesse !…

— Eh bien ! non, là, vrai ! tu me fais plus habile que je ne suis… Je ne dois cette découverte qu’à mon bonheur, qui a voulu que ta sœur vint hier au soir se jeter au-devant de moi pour me demander ta grâce… Du reste, ne te plains pas de cette faiblesse, car c’est elle qui te sauve la vie. Je t’aurais laissé pendre comme un chien, même à la veille de l’avènement du roi Jacques II, sous le règne duquel je compte tirer de toi un excellent parti, si ta bonne étoile ne m’avait enfin fourni un moyen de m’assurer de ta fidélité.

— Oui, oui, je comprends, mylord !… Et, dussé-je augmenter votre cruelle joie, je vous l’avoue, ma tendresse pour ces pauvres enfants est bien grande !… Ce lien, le seul qui me rattache aux hommes, prend ses racines au plus profond de mon cœur… Mais, je vous le répète, mylord, il est le seul qui puisse enchaîner ma volonté… Du jour où je n’aurai plus à craindre pour Suzanne, je serai libre et fort !

Jefferies haussa les épaules d’un air de pitié, et Fitzgerald déposa sur le front de la jeune fille un long baiser.

— Ô modèle des frères, reprit le grand juge après un court silence, je t’avertis que toutes ces sensibleries commencent à n’ennuyer passablement… Passons, je te prie, à un sujet plus sérieux. Il me reste, avant de te donner mes ordres, à t’apprendre le sort réservé à la belle Suzanne, si je ne suis pas satisfait, dans l’avenir, de ton zèle, de ton intelligence, de la fidélité.

— Mylord, interrompit Fitzgerald en accompagnant ces paroles d’un regard suppliant, je vous en conjure, permettez que Suzanne se retire !

Tandis que le grand juge hésitait à se rendre à cette prière, l’Irlandais s’avança vers lui, et baissant la voix :

— Mylord, continua-t-il ne me réduisez pas au désespoir ! songez que si vous dévoilez à ses yeux le rôle sanglant et odieux que je dois jouer au profit de votre ambition, elle me méprisera, elle s’éloignera de moi avec horreur ! Alors, mylord… alors, le lien sera brisé !… Le désespoir me conduira à la démence… Et malheur alors, malheur à ceux qui se trouveront à la portée de mon bras !

La contenance de Fitzgerald était tellement en rapport avec ses menaces, ses yeux hagards disaient si clairement et si énergiquement la violence de ses pensées, que Jefferies jugea prudent de sacrifier à sa propre sûreté le plaisir qu’il comptait prendre à torturer la sœur de l’Irlandais.

Il fit signe à la jeune fille de s’éloigner…

Suzanne, avant d’obéir à cet ordre, embrassa encore une fois son frère, tandis que son regard anxieux l’interrogeait avidement.

— Ne crains rien, mon enfant, interrompit Fitzgerald en affectant de sourire ; mylord Jefferies prend souvent plaisir à effrayer les gens, mais il n’est pas aussi méchant que le prétend la renommée… Retire-toi, ma Suzanne, dans quelques minutes j’aurai fini de m’expliquer avec mylord, et j’irai moi-même te chercher.

— Tu me jures, frère, que tu ne cours plus aucun danger ?

— Je te le jure, Suzanne.

— Encore un mot, Fitzgerald… À qui dois-tu ton salut ? À sir Henri Lisle, n’est-ce pas ? ajouta la jeune fille après avoir hésité et en rougissant.

Le grand juge fronça les sourcils et poussa une rauque exclamation d’impatience. Suzanne craignant de déplaire à un homme dont la volonté pouvait être d’un poids si extrême dans la destinée de son frère, rentra précipitamment dans la pièce d’où elle était sortie un moment auparavant.

— Fitzgerald, reprit Jefferies en se laissant tomber dans son fauteuil, écoute-moi bien attentivement et sans m’interrompre… Je n’ai pas de temps à perdre avec toi… Il faut que dès demain tu sois prêt à partir à mon premier signal. Je vais te remettre tout à l’heure deux cents guinées ; cette somme est suffisante pour subvenir à tous tes frais d’équipement et de voyage. Demain, je te donnerai un chiffre afin que tu puisses correspondre en toute sûreté avec moi… En sortant d’ici, tu vas être reconduit à Newgate. Comme tu le sais déjà, on l’en fera évader cette nuit. Tu te rendras immédiatement à la taverne de la Vache-Rouge, et tu n’en sortiras pas sans mon autorisation… Tu m’as bien compris ?

— Parfaitement, mylord.

— Et tu m’obéiras ?

— Oui, mylord.

— Maintenant, poursuivit Jefferies, et un sinistre sourire glissa sur ses lèvres, redouble d’attention : j’arrive au point le plus intéressant de ce que j’ai à te dire.

Fitzgerald tressaillit malgré lui.

— Jusqu’à présent, continua le grand juge, l’avantage est de ton côté. Je te sauve la vie, je te munis d’argent, je te rends à la liberté, je te mets sur le chemin de la fortune, et, ce qui est plus beau encore, je te donne la faculté de me trahir à ton aise, de te moquer de moi… impunément ! c’est ce que tu vas voir !… Je ne suis, tu dois en être persuadé, ni assez sot, ni assez naïf pour compter sur la loyauté. Ma première pensée, je le le répète, avant de me résoudre à employer, a été de m’assurer de ta fidélité.

— Mylord, ma reconnaissance…

— Ah ! Fitzgerald, voici que tu me traites en niais !…

— Mon intérêt bien entendu…

— Peut cesser de marcher de front avec le mien !… Une trahison se vend parfois fort cher… Non, j’ai trouvé une meilleure garantie que tout cela.

— Quelle garantie, mylord ?

— Eh ! eh ! une garantie fort agréable ! La beauté de ta sœur !

— Je ne vous comprends pas, mylord ! s’écria l’Irlandais, dont le visage prit une teinte livide.

— Allons donc ! ton air effaré donne un démenti formel à ton prétendu manque de pénétration… Tu me comprends parfaitement, au contraire. Au reste, pour peu que tu tiennes à ce que je sois plus clair, plus positif encore, il m’est aisé de te satisfaire.

— Oui, mylord, j’y tiens beaucoup.

— Je disais donc, poursuivit Jefferies, que ta sœur est douée d’une beauté réellement hors ligne, je puis même ajouter surhumaine… Cet éloge te fait plaisir, n’est-il pas vrai ? Je ne dissimulerai pas qu’il m’a été impossible de résister à tant d’attraits et de grâces réunis… Oui, j’en ai été touché !… Suzanne, assise à une table copieusement garnie de bouteilles de bon Vin, ferait éclater chez une demi-douzaine de convives la gaîté la plus expansive ! Il me semble la voir présidant nos petites réunions intimes et sans façons de l’auberge de la Vache-Rouge !… Dieu ! quelle joie bruyante et exaltée, que d’étincelantes saillies, que de jeux charmants, que d’entrain, quel délire sa présence apporterait dans nos soupers ! quels toasts enthousiastes me vaudrait, de la part de mes amis de fête, un pareil élément de plaisir introduit par moi ! Car, nous autres buveurs, nous ne sommes pas jaloux, et nous faisons circuler facilement, de lèvres en lèvres, les coupes et les femmes !

— Mylord, mylord, interrompit Fitzgerald avec une violence contenue, mais prête à faire explosion, me croyez-vous donc assez stupide ou assez infâme pour songer à quitter l’Angleterre sans avoir mis auparavant ma sœur à l’abri de toute criminelle entreprise.

— Bon ! voici ton imagination irlandaise qui s’échauffe encore ! dit en souriant le grand juge. Mais pour mettre ta sœur à l’abri de toute criminelle entreprise, il faudrait, pauvre fou, que tu eusses le pouvoir de disposer ainsi que bon te semblerait de la charmante Suzanne.

— Je suis son aîné, mylord ! et puis Suzanne m’aime trop sincèrement pour qu’entre nous deux il soit jamais question d’autorité… Elle sait bien que je n’ai en vue que son bonheur. Il me suffit d’exprimer un simple désir pour que ce désir devienne à ses yeux un ordre sacré.

— Et qui donc met en doute l’obéissance de Suzanne envers toi ! Je suis persuadé que si elle était libre…

— Que dites-vous, mylord ! s’écria Fitzgerald ; Suzanne n’est donc pas libre ?… Oh ! non, vous voulez, en vous jouant de ma crédulité, jeter dans mon cœur l’épouvante !… Cette plaisanterie est cruelle, mylord !

— Cette plaisanterie ?… décidément le choc moral que tu as reçu ce matin en montant à la potence a ébranlé ta raison ! Car, je le vois bien, tu ne m’as pas compris… Ah çà ! voyons, que trouves-tu donc de si étonnant à ce que j’aie songé à m’assurer de la fidélité aux dépens de la liberté de ta sœur ? Je savais déjà par Rose combien tu aimais cette jeune fille, j’ai voulu juger par moi-même de la vérité de ses renseignements… Je me déclare éclairé et satisfait… Suzanne, à l’heure présente, est portée sur les contrôles de Bridewell. Elle a été arrêtée hier soir, au moment où elle se précipitait sur moi ; on l’a fouillée et on a trouvé sur elle un poignard… il est donc évident qu’elle en voulait à mes jours : l’acte d’accusation ne laissera aucun doute sur ce point. La position de Suzanne est en conséquence fort mauvaise. Il m’est aussi aisé de la faire déporter que de la faire pendre. Provisoirement, je la laisserai à Bridewell… Ne te démène donc pas ainsi, Fitzgerald !… Provisoirement, dis-je, je la laisserai à Bridewell, où rien ne lui manquera… si ce n’est la liberté et la société… car elle sera seule et ne pourra communiquer avec âme qui vive. De cette façon, si j’ai à me plaindre de toi, la vengeance me sera prompte et facile : il me suffira de signer un ordre d’embarquement pour m’emparer de Suzanne. J’ai dit.

Jefferies aurait pu parler longtemps encore avant que Fitzgerald eût songé à l’interrompre. Le malheureux, accablé sous le coup de cette abominable menace, n’avait plus ni courage, ni volonté. Des pensées de meurtre lui étaient d’abord venues à l’esprit, mais l’image de Suzanne compromise par sa violence et condamnée comme sa complice, avait suffi pour éteindre sa colère et dompter son indignation.

— Mylord, dit-il avec une humilité que jamais encore il n’avait montrée au grand juge, vous aviez raison : vous êtes plus fort que moi ! À partir de ce jour, je suis votre esclave, je deviens votre chose… J’obéirai aveuglément à vos ordres ; je m’efforcerai de deviner, de prévenir vos moindres désirs… Seulement, mylord, je vous en supplie à mains jointes, ne prolongez pas au-delà des forces humaines mes douloureuses épreuves, mon insupportable agonie… Fixez-moi un terme, imposez-moi une tâche, après l’accomplissement de laquelle je pourrai reconquérir ma liberté ! Cet espoir, quelque éloigné qu’il soit, soutiendra au moins mon courage… Mylord, c’est au nom de votre intérêt que je parle : ne me réduisez pas, par une torture trop prolongée, à une complète impuissance !

Jefferies resta silencieux pendant une minute ; il contemplait sa victime et jouissait de son triomphe.

— Pauvre lutteur, répondit-il enfin, te voilà dans un piteux état, et tu fais bien de revenir à de meilleurs sentiments. Je l’avoue, ton humilité me désarme, j’ai pitié de la faiblesse. Quand le régicide lord Lisle sera tombé sous ton poignard, quand le duc de Monmouth aura mis comme rebelle les pieds sur le sol d’Angleterre, quand, en outre, tu te seras acquitté de certaine petite commission que je te donnerai ultérieurement pour sir Charles Murray et pour sa fille, alors non-seulement je te rendrai ta sœur toujours pure, mais je te ferai encore obtenir un emploi qui te mettra à tout jamais dans une honnête aisance. En attendant, je vais te remettre les deux cents guinées dont il vient d’être question.

Ce disant, Jefferies sortit du salon et passa dans son cabinet.