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Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/VIII

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (2p. 213-231).

VIII

Le roi est mort ! Vive le roi ! (suite).


Quand, une heure après, l’un des gentilshommes de service annonça aux courtisans qu’ils pouvaient rentrer dans la chambre du roi, Jefferies, loin de suivre la foule, resta dans la pièce devenue déserte, où quelques instants plus tard, Chiffinch vint le rejoindre.

— Eh bien ? lui demanda vivement le grand juge.

— Eh bien, cher ami, répondit familièrement le premier page, j’ai tenu ma promesse ; j’ai préparé les voies… Rendez-vous tout de suite auprès du duc d’York. De la hardiesse, mylord ; mieux encore, de l’impudence ! Souvenez-vous bien qu’à cette seule condition on réussira auprès du nouveau maître ! Ne reculez donc devant aucune promesse, ne vous écartez pas d’une ligne du plan de conduite que je vous ai tracé… Si vous suivez mes instructions à la lettre, avant peut-être que je ne sois l’amant de Suzanne, le lord garde-des-sceaux s’appellera, non plus Guildford, mais Jefferies !

— Sois assuré, bien aimé Chiffinch, que si j’obtiens jamais cette éclatante faveur, ta position ne restera pas ce qu’elle est actuellement ! Fidèle à notre alliance occulte, j’entends te faire parvenir aux plus hauts emplois.

— Mylord, interrompit froidement le page, j’ai vécu trop avant dans l’intimité de Sa Majesté pour n’avoir pas appris à connaître et à mépriser le néant des grandeurs !… Si le pouvoir avait pour moi le moindre attrait, soyez assuré que depuis longtemps déjà je serais sorti des rangs de la foule !… Ce que je veux, mylord, c’est jouir de la vie, c’est-à-dire avoir de l’or, beaucoup d’or, toujours de l’or ! Ce que j’exige de vous en retour de l’appui que je vous prête, c’est que vous me mettiez à même de puiser à pleines mains dans les coffres de l’État. Le règne qui se prépare sera fécond en grands désastres, en terribles naufrages… À nous deux les épaves et les débris ! Investi d’une autorité sans bornes, armé du glaive de la justice, votre rôle, dans notre association, sera de menacer les arrogants, superbes et opulents landlords. Malheur au riche, imprudent ou avare qui, placé sous le coup d’une accusation capitale, se refusera alors à écouter mes propositions… Son sanglant trépas apprendra bientôt au royaume entier que repousser Chiffinch c’est se faire frapper par Jefferies !

À mesure que le page dévoilait ses odieux et coupables projets, un cruel sourire de satisfaction et de complète approbation s’épanouissait sur le visage du grand juge.

— Oui, Chiffinch, tu as raison, s’écria-t-il avec un révoltant cynisme, soyons hardis à l’attaque, ardents à la curée !… À moi la chair et le sang ! à toi la toison des victimes ! Malheur à l’exécrable puritain, à la beauté hypocrite qui blâmera nos plaisirs ou refusera de s’y associer !… L’Angleterre nous appartiendra ! Nous serons les véritables monarques du royaume ! Coupable de haute trahison sera celui ou celle qui fera obstacle à nos désirs, qui censurera notre conduite ! ni l’âge ni le sexe ne trouveront grâce à nos yeux ! Pour éviter le mépris, Chiffinch, il faut que nous inspirions une terreur si folle, que nul n’ose prononcer notre nom !…

— Bien, mylord, voila qui s’appelle parler ! dit le page. À présent, à l’œuvre ; les moments sont précieux. Courez trouver le duc d’York !

Le grand juge au banc du roi ne se fit pas répéter cette invitation.

— À ce soir, à la taverne de la Vache-Rouge, cher Chiffinch, dit-il en s’éloignant.

— À ce soir, à la taverne de la Vache-Rouge, répéta le page.

Lorsque Jefferies entra dans la chambre de Charles II, il aperçut le due d’York causant à l’écart avec l’ambassadeur de France ; il se dirigea aussitôt de leur côté, de façon à être remarqué.

Cette manœuvre eut un plein succès ; à peine le duc d’York eut-il vu le grand juge qu’il lui fit signe de s’approcher. M. de Barillon, avec une hardiesse et une franchise aussi rares que recommandables dans sa position, marqua, par le changement subit de son maintien, combien la présence du grand juge au banc du roi lui était désagréable. La froideur hautaine de sa contenance disait clairement que l’ambassadeur de France entendait établir entre sa personne et la familiarité de Jefferies une barrière insurmontable.

Le duc d’York, absorbé par les graves intérêts en ce moment en jeu, ne remarqua pas cette muette protestation, et s’adressant à Jefferies :

— Mylord, lui dit-il à voix basse, une personne que vous connaissez m’a parlé de vos futurs projets, et je me hâte d’ajouter que je les approuve… oui, je les approuve vivement… Il est indispensable que nous ayons à ce sujet une conversation à tête reposée… oui, cela est indispensable !…

— Je demanderai la permission à Votre Altesse Royale de me retirer, dit M. de Barillon, sans laisser le temps à Jefferies de répondre. Des dépêches pressées que j’ai à expédier réclament ma présence à l’ambassade.

Le duc d’York fit un signe d’acquiescement, et M. de Barillon, s’inclinant profondément devant lui, s’éloigna sans même regarder Jefferies.

— Mylord, dit brusquement le duc toujours à voix basse, Chiffinch m’a annoncé la prochaine réalisation de deux évènements bien singuliers… oui, bien singuliers, en vérité.

— Quels évènements, monseigneur ?

— Le premier, c’est la mort du vieux régicide lord Lisle ; le second, le débarquement en Angleterre du duc de Monmouth. Quel degré de foi dois-je ajouter à ces prophéties ?

— Une foi entière, monseigneur.

— Ah ! Ainsi le vieux Lisle aura bientôt son compte réglé ?

— Avant deux mois, monseigneur, l’assassin de votre auguste père aura cessé de vivre.

— Et le fils de Lucy Walters, cet intrigant Jacques Crofts, que mon frère, dans un moment de faiblesse, a nommé duc de Monmouth, quand exécutera-t-il sa folle entreprise ?

— Avant que cette année ait parcouru la moitié de sa course… plus tôt même, si Votre Altesse le désire.

— Et serai-je au moins instruit à l’avance de ses menées, tenu au courant de ses projets. Dites, le serai-je ?

— Oui, monseigaeur, jour par jour, heure par heure.

— Vous m’en répondez sur votre tête… Vous entendez, sur votre tête !

— Je fais mieux, monseigneur, je vous le jure sur la fidélité et l’attachement sans bornes que je porte à Votre Altesse.

— Oui, oui, je crois à votre dévoûment et à votre fidélité, Jefferies, oui, j’y crois…

Le duc fit une légère pause ; puis souriant d’une singulière façon, quoique le bruit de la respiration oppressée de son frère arrivât jusqu’à lui :

— Jefferies, murmura-t-il, Sa Majesté le roi Charles II, si Dieu le rappelle à lui, va me léguer une bien lourde tâche à remplir. Oui, une bien lourde tâche… J’aurai besoin du concours de tous mes loyaux serviteurs. Je compte sur vous ! Que pensez-vous des lois rendues contre les catholiques, mylord ?

— Que ces lois iniques et inexorables déshonorent le parlement qui les a votées et la nation qui les à acceptées.

— Bien, bien, mylord, je le vois, nous nous comprendrons à merveille… Plus tard, bientôt, nous reprendrons cette conversation… Oui, certes, nous nous comprenons à merveille… À bientôt, mylord !

Le roi, après que le moine bénédictin Huddleston lui eut donné l’absolution et administré le viatique, avait éprouvé un bien-être qui fut, hélas ! de bien courte durée.

Sentant sa fin approcher, il demanda qu’on lui amenât ses enfants naturels, et l’on s’empressa de satisfaire son légitime désir. Les ducs de Grafton, de Southampton et de Northumberland, fils de la duchesse de Cleveland ; le duc de Saint-Albans, fils d’Éléonore Gwynn, et le duc de Richmond, fils de la favorite actuelle, la duchesse de Porthsmouth, vinrent s’agenouiller devant son lit et recevoir sa bénédiction dernière.

Après celle triste cérémonie, le roi prit un instant de repos ; vers le milieu de la nuit, il appela son frère et lui recommanda avec d’ardentes instances la duchesse de Portsmouth et son fils.

— Et je vous en prie, dit-il en terminant et d’une voix émue, je vous en prie, ne laissez pas mourir de faim cette pauvre Nelly !

Le lendemain matin, Charles II était tellement affaibli par la souffrance, qu’il eut à peine la force d’ordonner qu’on ouvrit les rideaux de l’appartement.

— Messieurs, dit-il aux courtisans en rappelant toutes ses forces pour prononcer ces paroles et essayer un dernier sourire, je vous demande bien pardon et vous suis bien reconnaissant de la fatigue et de la peine que vous a causées cette nuit de veille et d’insomnie… Réellement je mets un temps ridicule à mourir…

Alors, faisant signe au duc d’York de venir à lui, et plaçant ses lèvres décolorées par l’approche de la mort tout contre l’oreille de son frère :

— Mon bon Jacques, murmura-t-il, si jamais le duc de Monmouth attaquait votre trône, souvenez-vous qu’il est mon fils bien-aimé… pardonnez-lui… Vous me le promettez, Jacques, n’est-il pas vrai ?

Le duc d’York parut, affecté par la violence de sa douleur, ne pouvoir répondre ; le roi, accablé par ce dernier effort, laissa retomber sa tête sur son oreiller et perdit connaissance.

À midi précis, la voix retentissante d’un héraut d’armes criait dans la salle du trône de White-Hall : « Le roi est mort, vive le roi ! »

— Oui, vive Jacques II ! dit Jefferies en saisissant la main de Chiffinch, dans l’appartement duquel il se trouvait depuis une heure ; oui, qu’elle vive et prospère, cette chère Majesté ! C’est le maître qu’il nous fallait à nous deux, et Dieu nous le donne !