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Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/II

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (4p. 27-55).

II

La petite maison de Montagu-Street.

Fitzgerald, en sortant de l’hôtel du grand-juge, marchait extrêmement vite, mais à peine eut-il fait une centaine de pas, qu’il modéra la rapidité de son allure. Le premier moment de son exaltation passé, il avait réfléchi, et ce regard intérieur n’avait pas tardé à paralyser complètement son énergie. Maintenant, il craignait presque de revoir Suzanne !…

De quel droit, lui, le meurtrier, l’assassin, reprocherait-il à sa sœur une chute, sinon justifiée, du moins motivée par l’abandon dans lequel il l’avait laissée ? et puis, quand bien même, son impudence l’emportant sur sa conscience, il trouverait de sévères paroles pour stigmatiser la coupable faiblesse de la pauvre enfant : à quoi aboutirait sa sévérité ? à rien. Elle ne servirait qu’à ajouter une douleur à une honte. L’avenir de Suzanne, cet avenir qu’il rêvait heureux et honorable, n’en serait pas moins à tout jamais perdu.

Inexprimable bizarrerie, mystère impénétrable du cœur humain, cet homme dénué de tout instinct généreux, ce misérable qui ne reculait, pour arriver à la fortune, ni devant la trahison, ni devant l’assassinat, éprouvait pour sa sœur une de ces chastes et immenses tendresses comme une mère est seule capable d’en ressentir.

Ce fut donc d’une main tremblante qu’arrivé devant la maison habitée par Suzanne, il souleva le marteau de la porte d’entrée. Dix fois il fut sur le point de frapper, et dix fois ses doigts crispés retinrent le battant de fer prêt à tomber.

Enfin, vaincu par l’émotion, et comprenant qu’il lui serait impossible, dans le trouble d’esprit où il se trouvait, de demander des explications à sa sœur, il résolut d’attendre, avant d’affronter cet entretien, que le calme lui fût un peu revenu.

Il s’éloigna donc de la porte et se mit à se promener dans la rue.

Tout en parcourant d’un pas inégal et agité l’étroite rue de Montagu, alors solitaire, il jetait des regards empreints d’une anxieuse curiosité sur la demeure habitée par Suzanne.

C’était une petite maison d’apparence sinon luxueuse, au moins fort propre et convenable. Le rez-de-chaussée était occupé par la boutique d’un fourreur, et cette boutique, ainsi que le lui avait dit Jefferies, portait en effet pour enseigne : Au Lion-d’Argent.

À cette époque, les maisons de la capitale du Royaume-Uni n’étaient pas encore numérotées ; on n’aurait guère gagné à ce qu’elles le fussent, car bien peu de cochers, de commissionnaires et de porteurs de chaises savaient lire. On était forcé de se servir de signes que tout le monde pût comprendre. Les boutiques étaient donc décorées d’enseignes peintes, qui donnaient aux rues de Londres un aspect aussi plaisant que grotesque.

Un peu rafraîchi par une promenade de quelques minutes, Fitzgerald se dirigeait lentement vers la porte, quand une chaise à porteurs passa devant lui et s’arrêta devant la demeure de Suzanne. Un jeune homme mis avec une extrême élégance, mais dont le visage impudent et flétri disait un passé orageux, descendit de la chaise, saisit le marteau, sans attendre qu’un des porteurs se chargeât de ce soin, et frappa avec violence plusieurs coups précipités. Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et le nouveau venu entra.

Tout cela s’était passé si vite, que Fitzgerald, surpris d’abord par cette apparition, puis ému jusqu’au fond du cœur, n’avait eu ni le temps ni la force de prendre un parti.

— Malédiction ! murmura l’Irlandais, dont le regard s’anima d’une effrayante expression de férocité. Malédiction ! je comprends maintenant les paroles embrouillées de Jefferies… son hideux sourire m’est expliqué. Suzanne est perdue ! Suzanne est déshonorée !… Malheur à elle ! malheur à eux ! malheur à moi ! Son séducteur connaît sans doute mes crimes. Oui… il les connaît, car ce doit être un intime de Jefferies. Eh bien ! que m’importe ? Si je suis devenu un assassin, un infâme, n’est-ce pas justement pour sauver Suzanne ?… Le sang qui tache mes mains, les victimes tombées sur ma route, prouvent que mon dévoûment a été sublime ! Mais je suis bien niais de chercher à justifier à mes propres yeux ma conduite. Je n’ai pas à me disculper, j’ai à punir !… Ah ! autant mon amour a été grand, autant ma colère sera implacable.

Déjà Fitzgerald se dirigeait vers la porte, quand une idée subite l’arrêta de nouveau au milieu de son élan ; il retourna sur ses pas, et s’adressant aux porteurs de la chaise qui stationnaient non loin de là :

— Mes garçons, leur dit-il, il me semble que votre maître ne s’est guère généreusement conduit à votre égard !… Vos fronts ruisselants de sueur prouvent sa ladrerie… Tenez, prenez ces deux couronnes et allez boire à ma santé.

Les deux valets, surpris et charmés de cette générosité inattendue, saluèrent l’Irlandais jusqu’à terre et l’accablèrent de protestations de dévoûment et de reconnaissance.

— Ah ! j’oubliais, reprit Fitzgerald, comment donc se nomme votre maître ?

— Chiffinch ! répondit l’un des porteurs.

— Le premier page de Sa Majesté notre gracieux monarque Jacques II ?

— Lui-même, seigneurie.

Fitzgerald retira deux nouvelles couronnes de sa poche.

— Vous appartenez à un personnage de distinction : alors je ne vous ai pas donné assez, leur dit-il, acceptez encore ceci.

Les porte-chaise saluèrent une seconde fois le généreux inconnu, et celui des deux qui n’avait pas encore pris la parole élevant la voix à son tour :

— Si Votre Grâce désire avoir, comme je le suppose, quelques renseignements sur notre maître, elle n’a qu’à parler, nous sommes prêts à lui répondre.

— Prendre des renseignements sur votre maître, à quoi cela m’avancerait-il ? dit Fitzgerald dont le cœur battait violemment. D’abord je ne le connais pas personnellement, ensuite quelles particularités pourriez-vous m’apprendre sur son compte qui ne soient sues de tout le monde ? Qui ignore dans Londres que l’honorable Chiffinch est l’homme le plus dissolu, le plus dépravé du Royaume-Uni ; qu’il se fait un jeu de tromper les femmes, de bafouer les maris, d’enlever les filles les plus chastes et les mieux surveillées !

— Le fait est que notre maître est un affreux mauvais sujet, dit le porteur d’un air fier et satisfait. S’il était aussi généreux que corrompu, je ne donnerais pas les profits de ma place pour cent guinées par ans ! Mais hélas ! il ne sait reconnaître ni nos soins ni nos peines. Il nous met sur les dents et n’a pas l’air de se douter de nos fatigues. Cependant, depuis quelque temps, nous avons moins à nous plaindre, Notre maître paraît vouloir se ranger.

— C’est-à-dire qu’il est fatigué.

— Non pas, seigneurie, pis que cela : il est amoureux !

Une profonde douleur déchira la poitrine de l’Irlandais ; toutefois il eut assez d’empire sur lui-même pour éclater de rire.

— Ah ! Chiffinch, amoureux ! voilà qui est par trop plaisant et par trop invraisemblable ! s’écria-t-il. Et quelle est l’adorable beauté qui a opéré ce miracle ? une duchesse, sans doute ? Ma foi, je donnerais volontiers une guinée seulement pour entrevoir cette merveille !…

— Seigneurie, nous acceptons, mon camarade et moi, le marché.

— Je ne me rétracte pas ! Où me montrerez-vous cette perle incomparable ?

— Nous ferons mieux que vous la montrer, seigneurie, nous vous donnerons son adresse. De cette façon, il vous sera permis de la voir à loisir.

— J’accepte. Voici la guinée convenue.

— Et voici l’adresse, mylord, dit le porteur en désignant du doigt la porte de la maison habitée par Suzanne.

— Mais, continua Fitzgerald dont le visage livide offrait un poignant contraste avec l’air dégagé qu’il affectait, — mais ce n’est pas tout, compagnons, que de savoir où est situé le nid de la tourterelle, il vous reste à m’indiquer par quel moyen je pourrais m’y glisser sans crainte d’être honteusement chassé. Quelques renseignements me sont donc encore nécessaires.

— Parlez, mylord, nous sommes à vos ordres.

— Quelle position occupe dans le monde cette incomparable beauté ?… Est-ce une grande dame ? une fille de famille ou simplement une aventurière ?

— Rien de tout cela, mylord… ou du moins telle est notre opinion, à mon camarade et à moi.

— Ah !… et que pensez-vous, ton camarade et toi ?

— Que c’est tout simplement la fille de quelque honnête bourgeois de la Cité.

— Vous êtes observateurs, mes garçons !

— Dame ! seigneurie, l’habitude d’assister à d’innombrables intrigues façonne l’esprit et ouvre l’intelligence !…

— Et y a-t-il longtemps que cette chaste fille d’honnêtes bourgeois est devenue la maîtresse de M. Chiffinch ?

À cette question que Fitzgerald, malgré ses efforts pour paraître calme, prononça d’une voix tremblante, presque inintelligible, les deux valets échangèrent entre eux un singulier sourire ; puis, incapables de conserver plus longtemps leur sérieux, ils donnèrent bientôt un libre cours à leur hilarité.

— Nous demandons bien pardon de notre gaîté à Votre Seigneurie, dit enfin le laquais qui avait constamment tenu le dé de la conversation ; mais ce qui se passe, ou, du moins, ce que nous soupçonnons est chose si drôle, si burlesque, qu’il nous est impossible d’y penser sans nous tenir les côtes de rire.

— Bah ! ce qui se passe est aussi drôle que cela ! dit Fitzgerald d’un air lugubre… Voyons, mettez-moi au courant de l’aventure, que je puisse mêler ma gaîté à la vôtre…

— Figurez-vous, seigneurie, que nous avons la conviction, mon camarade John et moi, que notre maître Chiffinch est en ce moment l’amoureux le plus mal mené du royaume, et que sa prétendue bonne fortune est une punition du ciel. Depuis quelque temps, il n’est plus reconnaissable… L’autre jour, il avait les yeux rouges comme un homme qui vient de pleurer, et son trouble était si grand qu’il s’en allait à pied sans même se rappeler que nous étions là à l’attendre avec sa chaise. Vous figurez-vous Chiffinch pleurant et gémissant aux pieds d’une femme ! C’est, je le répète, à se tenir Les côtes de rire !

À mesure que le valet parlait, un changement extraordinaire s’opérait dans la physionomie de Fitzgerald. Ses yeux brillant naguère d’un sinistre éclat s’étaient illuminés d’une indéfinissable expression de joie ; ses muscles, contractés par la douleur, s’étaient détendus et sur son visage s’épanouissait un sourire qui semblait tenir de l’extase.

— Merci, merci, mes amis ! s’écria-t-il en oubliant toute prudence. Tenez, voici pour vous. Prenez, prenez…

L’Irlandais vida le contenu de sa bourse dans les mains des valets ébahis ; puis, ivre de bonheur, il s’élança vers la maison et frappa hardiment à la porte, tout en murmurant :

— Non, non, Suzanne ne saurait être coupable !… Cependant si j’allais me tromper, ce coup me serait mortel. N’importe, l’incertitude ne m’est plus possible… Ce serait à devenir fou… Je veux savoir la vérité… Je la saurai !…

Fitzgerald avait à peine achevé de murmurer ces paroles, quand une servante vint lui ouvrir. Alors, sans demander aucune explication, il s’élança dans un corridor, rencontra un escalier, le gravit en deux bonds et arriva devant une porte dont la clé se tournait en dehors ; un murmure de voix l’arrêta ; il prêta un instant l’oreille, puis, honteux ou impatient, il tourna brusquement la clé dans la serrure et entra.

C’était dans un salon coquettement meublé que venait de pénétrer l’Irlandais. La première personne qui frappa sa vue fut Suzanne, qui, à moitié renversée dans un vaste fauteuil, jouait avec un charmant petit king’s-charles couché sur ses genoux ; aux pieds de la belle Irlandaise se tenait Chiffinch, assis sur un épais coussin. Le premier page de Sa Majesté avait l’air lugubre ; Suzanne riait.

La vue de Fitzgerald produisit un effet bien différent sur les personnages de cette scène intime. Chiffinch poussa une exclamation étouffée de colère et se leva comme mû par un ressort ; Suzanne laissa échapper un cri de joie, et, éperdue de bonheur, elle sauta au cou de son frère.

— Enfin, dit-elle en couvrant de larmes et de baisers le visage de Fitzgerald, enfin te voilà donc de retour. Ah ! si tu savais, mon pauvre ami, les tourments que m’a causés ton absence ? De sinistres pressentiments m’obsédaient nuit et jour ; je te croyais perdu pour moi à tout jamais… Que Dieu soit béni !… Te voilà… c’est bien toi… Oh ! je ne te quitte plus… Tu resteras toujours avec moi, n’est-il pas vrai ?… Mon Dieu que je suis heureuse !… Mais qu’as-tu donc, reprit Suzanne après un léger silence, tu me fais peur ; on dirait que ton regard cherche et fuit tout à la fois le mien, que tu as envie de m’embrasser et que je te fais horreur ! Parle, parle, Fitzgerald, ne me laisse pas dans cette cruelle incertitude !

— Suzanne, dit gravement l’Irlandais, nos épanchements fraternels n’ont pas besoin de témoins. La présence d’un étranger gêne ma tendresse, Et puis, Suzanne, j’ignore chez qui je me trouve en ce moment.

— Chez qui tu te trouves, Fitzgerald ? mais chez moi. Oui, oui, je comprends ta méfiance, je devine tes soupçons ; tu ne t’expliques pas ce mobilier somptueux, ces riches tentures, tout ce luxe qui m’entoure ! Oh ! frère, rassure-toi ! ta sœur n’a pas démérité ; je suis toujours digne de ton amitié, de ta tendresse. Quant à cet étranger, dont la présence te pèse, c’est M. Chiffinch, le premier page de Sa Majesté ; M. Chiffinch, l’homme le moins digne d’estime qui soit au monde. Il prétend m’aimer à la folie, — et cela pourrait bien être vrai, — mais moi, je le méprise trop pour daigner le payer de retour ! M. Chiffinch, que tu vois, était jadis, — il y a peu de temps de cela, — la terreur des maris et des mères. Aussi le roi Charles II le considérait-il comme son plus zélé et son plus utile serviteur… Ne fronce pas ainsi les sourcils, Fitzgerald, ne jette pas des regards menaçants sur ce pauvre Chiffinch ; il est trop malheureux et pas assez dangereux pour mériter ta colère !… Ne le plains pas non plus, il n’en vaut pas la peine ! Considère-le comme un meuble, comme une nullité, et ne t’occupe pas de lui davantage. Allons, tu souris, tu es rassuré ; tu ne me mépriseras pas ! Embrasse-moi, frère !

Fitzgerald et Suzanne tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ce fut Chiffinch qui mit un terme à leurs transports.

Tandis que Suzanne s’était exprimée avec un si souverain mépris, l’ancien page de Charles II, atterré par ce coup, avait gardé un morne silence : ce fut seulement au regard de dédain que Fitzgerald laissa tomber sur lui qu’il reprit son sang-froid.

— Suzanne, dit-il d’une voix tremblante de rage, votre audace a dépassé les bornes de ma faiblesse : elle m’a rendu à moi-même !… Ne vous attendez plus à aucune condescendance de ma part. Désormais, j’entends et je veux parler et être obéi en maître !… Quant à votre honorable frère, le vertueux Fitzgerald, j’espère qu’il voudra bien observer une neutralité absolue dans notre querelle… Autrement, malheur à lui, son intervention pourrait lui coûter cher !… À bientôt, Suzanne, à bientôt !

Chiffinch se couvrit la tête de son chapeau et s’éloigna, — ainsi que fait un écolier mutin, — en refermant derrière lui la porte avec violence.

Le frère et la sœur restèrent seuls.