Le Traité de Washington du 8 mai 1871 – Règlement de la question de l’Alabama

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Le Traité de Washington du 8 mai 1871 – Règlement de la question de l’Alabama
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 795-810).
LE
TRAITÉ DE WASHINGTON
DU 8 MAI 1871

REGLEMENT DE LA QUESTION DE L’ALABAMA.

Depuis qu’elle a triomphé de la rébellion des états du sud, la république américaine a exercé une influence considérable sur les affaires de l’Europe. Cette influence n’a pas toujours été visible, elle n’en a pas moins été constante; elle s’est fait sentir à la façon d’une force lointaine qui modifie toutes les conditions de l’équilibre et du mouvement dans un système de forces enchevêtrées. L’Angleterre est le point sensible en quelque sorte où les passions et les intérêts des deux continens se sont noués de la façon la plus étroite. Les États-Unis étaient sortis de la longue crise de la guerre de la sécession profondément irrités contre l’Angleterre; vainqueurs et vaincus étaient unis par la même colère. Les états du sud reprochaient à l’Angleterre de les avoir leurrés de fausses espérances, de ne leur avoir prêté que le vain appui des encouragemens, des paroles et des discours, et de n’avoir jamais osé reconnaître la république de Jefferson Davis. Les états du nord lui reprochaient d’avoir accordé aux rebelles les droits des belligérans, de leur avoir prêté son appui moral, de leur avoir donné des armes, des munitions de guerre, des draps, des vivres; ils l’accusaient non-seulement d’avoir abusé de tous les droits de la neutralité, mais d’avoir violé le droit des gens de la façon la plus flagrante en laissant construire, équiper, armer dans ses eaux des corsaires qui pourchassaient sur toutes les mers les bâtimens américains, et qui détruisirent en peu de temps tout le commerce des États-Unis. J’ai raconté autrefois[1] les incidens principaux de l’histoire de l’Alabama et les débats auxquels donnèrent lieu les sinistres exploits de ce navire trop fameux.

La querelle juridique qui s’élevait à cette époque entre les deux gouvernemens portait, en dernière analyse, sur ce point : l’Angleterre a une loi qui se nomme le foreign enlistment act, loi qui porte certaines pénalités contre les citoyens anglais qui violent d’une façon déterminée la neutralité anglaise. Le gouvernement, invoquant les conseillers légaux de la couronne, se retranchait derrière les stipulations précises et étroites de cette loi pour proclamer qu’il ne pouvait être tenu pour responsable des déprédations de l’Alabama. « Quand deux belligérans sont en guerre, c’est ainsi que le chief baron résumait la question, une puissance neutre peut, sans violer la loi internationale ni le foreign enlistment act, leur fournir des munitions de guerre, de la poudre, des armes de toute espèce, en un mot tout ce qui peut servir à la destruction des hommes. Pourquoi les vaisseaux seraient-ils une exception? Mon opinion, c’est qu’ils ne doivent point l’être. » Les jurisconsultes américains répondaient que le droit des gens est indépendant de tous les statuts nationaux et municipaux, que, s’il autorise la vente de tous les objets nécessaires à une armée, il ne permet point la sortie des territoires neutres d’une armée sur le point d’entrer en guerre, qu’il fallait distinguer entre les matériaux de la guerre et les forces guerrières agissantes, armées, flottes, vaisseaux tout prêts à infliger d’irréparables dommages.

Tel est toutefois le respect inspiré par les arrêts des cours anglaises, que la chambre des lords, devant laquelle cette grave question fut enfin portée, accepta la théorie étroite de la cour de l’échiquier. Le conflit entre la loi municipale et cette loi supérieure, qu’on peut regarder comme l’expression la plus élevée du principe de la conservation dans les sociétés humaines, ne fut pas vidé. Les deux parties restèrent en face l’une de l’autre, l’une trop fière pour vouloir rien changer à ses lois, lors même que l’interprétation en pouvait un jour se retourner contre elle et l’exposer aux plus graves périls; l’autre, outrée de voir tous ses navires dénationalisés, se promettant de tirer vengeance, dès que l’occasion s’en présenterait, d’une puissance qui avait profité de ses malheurs pour la chasser de toutes les mers sans même courir les risques d’une lutte ouverte.

L’Angleterre comprit la faute qu’elle avait commise quand elle vit avec quelle énergie les États-Unis domptaient la rébellion, avec quelle surprenante rapidité ils remplissaient le gouffre financier ouvert par la guerre ; elle le comprit mieux encore quand les États-Unis devinrent le foyer éloigné de l’agitation feniane en Irlande, lorsque le parti démocratique flatta secrètement ceux qui voulaient troubler ses colonies canadiennes ; elle en eut surtout conscience quand elle vit se développer en Europe même des événemens auxquels il lui fut interdit de se mêler avec autorité, parce que son ingérence active aurait pu l’entraîner à la guerre, et que la guerre pouvait être le signal de l’apparition de quelques Alabamas sortis des ports des États-Unis, munis des lettres de marque de son adversaire européen, et prêts à fondre partout sur ses innombrables vaisseaux, chargés des produits du monde entier. Cette crainte est restée suspendue comme une épée de Damoclès sur la tête de tous ses hommes d’état, trop patriotes pour l’exprimer bien haut, trop clairvoyans pour ne la point concevoir. Comment imaginer que, si l’Angleterre avait une guerre un peu longue, il ne se trouverait personne à New-York, à Boston, parmi ces armateurs dont les navires avaient été coulés ou brûlés par l’Alabama, pour prendre une revanche si facile contre Londres et Liverpool ? Pouvait-on espérer que le gouvernement de Washington écouterait les dénonciations, les remontrances du ministre anglais d’une oreille plus favorable qu’on n’avait écouté à Londres celles de M. Adams ? Les longues côtes des États-Unis étaient-elles plus faciles à surveiller que celles de la Grande-Bretagne ? Tant que la question de l’Alabama n’était point résolue dans le sens des exigences légitimes des États-Unis, l’Angleterre était condamnée à la paix, elle ne pouvait se faire un ennemi sans s’en donner deux. C’est ainsi que d’une manière occulte et indirecte, manifeste cependant à tous ceux qui se tenaient au courant de l’opinion aux États-Unis, l’hostilité des États-Unis, latente, mais certaine, pesait de tout son poids sur la politique anglaise. Personne, après les hommes d’état anglais, ne le savait mieux que M. de Bismarck, dont la clairvoyance, si funeste à la France, a toujours eu des regards sur le monde entier. Uni par une étroite confiance à l’historien américain Bancroft, ministre des États-Unis à Berlin, par une vieille amitié à un autre historien célèbre, Motley, qui avait succédé à Londres à M. Adams, il était bien renseigné sur les sentimens du peuple américain ; il comptait sur les affinités qui s’étaient révélées entre les États-Unis et la Russie, puissances toutes deux jeunes, les dernières arrivées sur la grande scène politique, qui avaient résolu presque au même moment le grand problème de l’émancipation d’une race, qui toutes deux nourrissaient des ressentimens contre l’Angleterre. De leur côté, les Allemands, si nombreux aux États-Unis, avaient montré pendant la guerre une grande fidélité à l’Union, et leur influence y devenait chaque jour plus grande. Si les complications de la politique européenne faisaient éclater une sorte de guerre non plus seulement générale, mais pour ainsi dire universelle, l’alliance de l’Allemagne, de la Russie et des États-Unis composait une trinité de forces que l’ambition germanique se promettait d’opposer à tous ses adversaires.

L’Angleterre, dont la diplomatie est si vigilante, qui d’ailleurs trouve dans une presse laborieuse et moins préoccupée d’assiéger le pouvoir que d’instruire la nation des informations exactes sur ce qui se passe dans tous les pays, apercevait avec une inquiétude croissante les périls auxquels elle se trouvait exposée, elle s’abritait derrière les maximes de l’école radicale pour couvrir son apparente indifférence aux affaires du continent européen; mais, bien que la doctrine de la non-intervention eût certainement gagné des adeptes de plus en plus nombreux dans tous les partis, la vieille fierté britannique ne laissait pas de souffrir de l’attitude nouvelle de l’Angleterre. Dans les discours, dans les documens même d’une diplomatie habituée à peser et à voir peser ses moindres paroles, on retrouvait de temps en temps l’Angleterre de Canning et de lord Palmerston; malheureusement les actes ne suivaient plus les remontrances. La diplomatie anglaise était condamnée au rôle de Cassandre; elle voyait souvent juste, elle montrait les dangers du doigt, elle ne savait plus les éloigner. Elle ne se servait plus que de sa puissance morale, mais cette puissance menaçait de s’user, et elle le savait mieux que personne. Les États-Unis ne jouissaient pas trop bruyamment de l’amoindrissement politique d’une puissance qui avait laissé éclater sa joie au moment où ils semblaient exposés à une ruine complète. Ils ne se montraient pas trop pressés de régler la question des indemnités, ils aimaient autant conserver un grief contre l’Angleterre que de recevoir les millions qu’elle leur devait; on en était presque venu à chérir ce grief et à redouter que l’Angleterre n’accordât trop pleinement les satisfactions qu’on réclamait. La réserve des États-Unis augmentait à mesure que le désir d’une réparation était plus vif à Londres. La colère américaine s’était calmée dans les joies du triomphe, dans le sentiment de sa puissance agrandie, devant les perspectives d’un avenir sans pareil de richesse, de grandeur et de civilisation. Elle était encore frémissante quand M. Adams demandait en vain (dépêche du 23 octobre 1863) au gouvernement anglais « n’importe quel mode d’arbitrage loyal et équitable. » Cette proposition avait sommeillé près de deux ans dans les cartons du foreign office. Le 30 août 1865, lord Russell y répondait en ces termes : « Dans votre lettre du 23 octobre 1863, il vous a plu de dire que le gouvernement des États-Unis est prêt à agréer n’importe quelle forme d’arbitrage... Le gouvernement de sa majesté doit en conséquence décliner toute demande de réparation ou de compensation pour les captures faites par l’Alabama, et refuser de référer la question à une puissance étrangère quelconque. »

La rude franchise de cette déclaration semblait fermer la porte à toute négociation. Le 17 octobre 1865, le ministre des États-Unis informait en effet lord Russell que les États-Unis renonçaient à toute tentative d’arbitrage; mais dans les deux pays la presse ravivait sans cesse des questions que la diplomatie semblait abandonner. Les griefs des États-Unis trouvaient un défenseur éloquent et persistant dans M. Summer, le président du comité des affaires étrangères au sénat. Il portait le débat plus haut que les intérêts, reprochait à l’Angleterre d’avoir été infidèle à la cause de la liberté et de la civilisation en se hâtant d’accorder aux rebelles du sud les droits de belligérans. Il lui demandait, outre une indemnité, la confession publique de ses torts et de ses regrets; cette prétention révoltait l’orgueil de l’Angleterre, mais il n’y manquait pas d’hommes qui confessaient déjà les fautes du gouvernement. C’est l’honneur des pays libres qu’il y soit toujours permis de dire la vérité sans être accusé de manquer de patriotisme. M. Bright pouvait dire à ses électeurs de Rochdale pendant la guerre des États-Unis : « Je ne trouve pas de mots pour exprimer mon regret en voyant que, de tous les pays de l’Europe, ce pays est le seul qui trouve des hommes disposés à agir en faveur de ce gouvernement, qui veut se fonder sur l’esclavage. Nous lui donnons ses vaisseaux, ses armes, ses munitions de guerre; nous donnons aide et appui au plus abominable des crimes : des Anglais seuls le font. » M. Goldwin Smith, un professeur d’Oxford, dont le style mâle et éloquent n’est que l’expression d’un grand courage moral, flétrissait chaque jour la conduite de ceux qui déshonoraient l’Angleterre par leurs sympathies actives pour la rébellion du sud. M. Cobden ne les épargnait pas à la chambre des communes, où son honnête voix était écoutée avec un respect presque religieux, même par ses ennemis politiques.

Les hommes d’état ne furent pas longs à comprendre qu’une réparation était due aux États-Unis : tous leurs efforts furent dirigés vers une transaction qui conservât un caractère purement financier, et qui, en donnant satisfaction aux intérêts individuels lésés en Amérique, ne parût point ressembler à un acte de repentir ou de faiblesse nationale. Les négociations traînèrent longtemps entre les prétentions contraires des deux pays, tous deux plus indifférens à l’argent qu’au point d’honneur, mais l’un prêt à donner l’argent sans faire aucune excuse, l’autre décidé à obtenir une sorte d’excuse avant de recevoir aucune indemnité. Un moment, les États-Unis semblèrent faiblir ; un projet de traité fut conclu entre lord Clarendon et M. Johnson, qui avait succédé à Londres à M. Adams, et qui avait apporté dans ses relations avec l’Angleterre une complaisance facile et banale. D’un bout à l’autre de ce traité, il n’était question que de griefs individuels ; on faisait une sorte de balance entre les pertes des armateurs américains, victimes de l’Alabama, et les pertes subies par des Anglais à l’occasion de la guerre et du blocus, ou même depuis 1853 (les deux pays avaient fait une convention en 1853 pour régler toutes les réclamations pécuniaires faites depuis le traité de Gand en 1815). Le préambule du traité Clarendon-Johnson ne contenait aucune allusion à la rébellion du sud, au rôle qu’avait joué le gouvernement anglais au début de la guerre ; il n’exprimait aucun regret, il ne posait aucune règle de droit international.

Il semblait qu’il y eût une parité parfaite dans la situation des deux pays, que la violation du droit n’eût pas été plus flagrante en quelque sorte d’un côté que de l’autre. Le traité n’était plus qu’un compte de doit et avoir : aussi la nation américaine n’en fut point satisfaite. M. Johnson fut assailli de reproches, et le sénat refusa de ratifier le traité. L’Amérique exigeait quelque chose de plus ; elle avait bien des moyens de faire sentir à l’Angleterre sa mauvaise humeur. Elle avait dénoncé le traité dit de réciprocité qui avait été conclu par le gouvernement de Washington avec le Canada. Par ce traité, les pêcheries de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick avaient été ouvertes aux pêcheurs américains, et en revanche les États-Unis avaient supprimé ou abaissé les droits d’entrée sur les produits de ces deux colonies anglaises. Le gouvernement américain avait strictement observé les règles du droit des gens contre les fenians qui portaient le trouble soit au Canada, soit en Irlande ; mais il s’était enfermé dans l’exécution la plus stricte de ses devoirs, et les journaux du parti démocratique encourageaient plutôt qu’ils ne blâmaient les tentatives des fenians, qui continuaient à avoir à New-York de mystérieux bureaux de recrutement, des caisses, un quartier-général. Les tentatives des Irlandais contre le Canada n’avaient rien de sérieux, mais elles n’étaient pas sans causer des embarras à l’Angleterre, parce que les colonies demandaient sans cesse à la métropole une protection que la nouvelle école radicale anglaise ne veut plus leur accorder.

Ces regrets que la diplomatie hautaine n’avait pas voulu exprimer, la nation anglaise commençait véritablement à les ressentir. Il faut avoir vécu en Angleterre pour bien comprendre comment l’opinion publique s’y forme et s’y modifie, comment elle se prête graduellement à la toute-puissance des faits, avec quel art patriotique une presse intelligente sait réconcilier les passions du moment avec les intérêts du pays. A quoi avaient servi à l’Angleterre les sauvages violences de l’Alabama ? Elle voyait revivre le commerce américain, la prospérité des États-Unis prendre de nouveaux élans; elle retrouvait partout l’hostilité américaine, dans l’arrogance croissante de la Russie, dans les révoltes de l’Irlande. Défiante, isolée, en face d’une Europe livrée aux hasards, elle éprouvait une sorte d’inquiétude vague et douloureuse; elle était irritée contre elle-même, car elle avait manqué à toutes ses traditions : elle avait toujours été dans le passé le champion des droits de la belligérance, et elle avait abattu de ses propres mains toutes les limitations des droits de la neutralité. Elle s’était aliéné une nation qui tenait à elle par tous les liens de la race, de la religion, des mœurs, de la littérature, qui, pour être sa rivale, était toujours sa parente. En fait, il y avait entre les États-Unis et l’Angleterre une question de sentiment bien plus qu’une question d’intérêts; mais ce sont les blessures morales qui sont les plus lentes à guérir. M. Adams avait bien exprimé dans son langage contenu les tristesses de ses concitoyens lorsque, prenant congé de lord John Russell, il lui écrivait : ç’a été mon chagrin d’observer pendant la durée d’une si étonnante révolution un degré d’apathie et de froideur là où mes compatriotes avaient tout droit d’attendre une chaude et sérieuse sympathie; si pendant ces grandes épreuves la voix de l’encouragement de ce côté de l’Atlantique ne leur est trop souvent arrivée qu’avec des accens douteux, je conserve l’espoir que le résultat auquel nous sommes arrivés finira par corriger le manque de foi et de confiance dans notre fidélité à une cause juste. »

Cet espoir ne devait pas être trompé : la conversion de l’Angleterre, il faut lui rendre cette justice, n’a pas seulement été causée par la prospérité nouvelle des États-Unis, par le sentiment d’un isolement plein de périls ; il l’a été aussi par la conduite des États-Unis depuis la guerre de la rébellion. Jamais nation n’a montré plus que la nation américaine de sagesse et de modération dans la victoire. Les guerres civiles sont, dit-on, les plus cruelles de toutes; mais on ne trouvera rien dans le triomphe des États-Unis qui l’ait déshonoré. Jefferson Davis est encore vivant, le général Lee est mort tranquillement parmi les siens, les propriétés des rebelles leur ont été rendues. En portant Grant au pouvoir, les Américains n’ont point nommé un dictateur; il n’y a rien de changé dans les institutions, dans les traditions de la république américaine. La guerre a affranchi une race sans en enchaîner une autre. Les États-Unis ont nourri quelque ressentiment contre les puissances qui, pendant leurs malheurs, avaient formé contre leur sécurité de mauvais desseins ou laissé éclater une joie perverse; mais ils n’ont point abandonné leur politique de non-intervention, et ils ont réprimé sur leur territoire toutes les infractions commises contre le droit des gens. Ils ont, en un mot, montré autant de sagesse que de force. Il y a sous la passion américaine, qui par momens semble si âpre et si impatiente, un grand fonds de patience, qui tient à une foi sans bornes dans l’avenir, une prudence très avisée, très éclairée, en même temps qu’une sorte d’humanité qui répugne à l’emploi de la violence.

Pour toutes ces raisons, l’Angleterre sentait croître chaque jour le désir de renouer de bonnes relations avec les États-Unis. Lord Granville avait succédé à lord Clarendon; il fit sonder l’opinion des principaux hommes d’état américains, et obtint l’assurance que tous les partis verraient arriver avec plaisir aux États-Unis une ambassade extraordinaire ou une commission chargée de régler les différends entre les deux pays. Il fut convenu entre lui et M. Hamilton Fish, le secrétaire d’état de Washington, que cette commission réglerait la question des pêcheries et généralement toutes les questions qui avaient trait au Canada, en même temps qu’elle s’occuperait des réclamations dites de l’Alabama et en général de toutes celles qui tiraient leur origine de la guerre de la sécession. La commission anglaise fut composée de lord Grey, président actuel du conseil privé, de sir Edward Thornton, ministre d’Angleterre à Washington, de sir John Macdonald, ministre de la justice et attorney-général au Canada, de M. Montagne Bernard, professeur de droit international à l’université d’Oxford. Le président Grant nomma de son côté une commission formée de M. Hamilton Fish, secrétaire d’état, du général Schenk, actuellement ministre des États-Unis en Angleterre, du juge Nelson, de la cour suprême, de M. Hoar, de Massachusetts, un légiste distingué, et de M. Williams, de l’Orégon.

La première réunion des deux commissions eut lieu le 27 février, et le 8 mars seulement on aborda la question de l’Alabama. Les commissaires américains tinrent à peu près ce langage : le peuple américain est tout entier pénétré du sentiment qu’il a été la victime d’une grande injustice; la conduite tenue par l’Angleterre au moment où éclata la guerre de la rébellion a été une cause de ruine pour le commerce des États-Unis; les passions qui se manifestèrent et dans la Grande-Bretagne et dans ses colonies ont excité dans le peuple américain des sentimens qu’il lui était pénible de nourrir plus longtemps; l’Alabama et les autres corsaires qui avaient été construits, armés, équipés dans les ports anglais, avaient non-seulement détruit un nombre considérable de navires et de cargaisons, mais ils avaient obligé le gouvernement américain à faire de grandes dépenses en les poursuivant; ils avaient causé à l’Amérique un dommage presque irréparable en forçant le commerce américain presque tout entier à s’abriter sous le pavillon britannique; ils avaient fait hausser le prix des assurances, contribué puissamment à prolonger la guerre et ajouté ainsi à ses frais gigantesques. Ils ajoutaient que l’Angleterre, en n’observant pas avec une rigueur suffisante les devoirs de la neutralité, était devenue responsable des actes des corsaires, que les réclamations individuelles des armateurs s’élevaient déjà à la somme de 70 millions de francs, sans compter les intérêts, que toutefois, en vue d’arriver à un arrangement, ils ne présenteraient aucune réclamation pour les pertes de nature indirecte, quoiqu’elles fussent de beaucoup les plus considérables. Ils insistaient particulièrement sur l’espérance qu’ils formaient d’obtenir des commissaires anglais la déclaration explicite d’un regret au sujet des déprédations commises par les corsaires.

Les envoyés anglais répondirent que le gouvernement de la reine ne pouvait admettre que la Grande-Bretagne n’avait point accompli les devoirs que lui imposait la loi internationale, et qu’elle dût accepter la responsabilité des actes des corsaires. Ils rappelèrent que divers navires suspects, notamment deux navires cuirassés, avaient été arrêtés sur la dénonciation de M. Adams, que le gouvernement anglais avait même dépassé quelquefois les obligations strictes du droit des gens, qu’il avait par exemple acheté à grands frais une flottille anglo-chinoise qu’on soupçonnait devoir passer au service des confédérés; mais, bien que le gouvernement anglais dut rejeter toute responsabilité dans les actes de l’Alabama, il était prêt, dans l’intérêt de la bonne harmonie entre les deux pays, à reconnaître le principe d’un arbitrage, pourvu que l’on pût trouver des arbitres acceptables et définir les points sur lesquels l’arbitrage devait porter. Les commissaires américains répondirent qu’il ne suffisait point de définir le sujet de l’arbitrage, mais qu’il fallait également préciser les principes qui devaient guider les arbitres. C’était aller au plus vif de la difficulté, car le conflit entre M. Adams et lord Russell avait été en réalité un conflit entre le droit municipal anglais et le droit international. L’on ne s’était jamais entendu sur les principes mêmes de ce droit supérieur qu’on appelle le droit des gens. Tandis que lord Russell croyait faire tout son devoir en forçant les sujets de la reine à obéir à la lettre de la loi municipale anglaise, qui interdit certains actes définis et nettement précisés, le gouvernement américain maintenait que les obligations de l’Angleterre, en tant que neutre, vis-à-vis d’une puissance belligérante étaient complètement indépendantes des lois mêmes de la Grande-Bretagne, que, si ces lois étaient insuffisantes, elle devait les modifier. Il est bien certain qu’il n’appartient à aucune nation en particulier de définir à son gré dans ses codes les devoirs de la neutralité : les rapports de nation à nation sont fondés sur un droit qui s’impose aux gouvernemens les plus absolus comme aux gouvernemens parlementaires. C’était le rôle des juges anglais d’interpréter le foreign enlistment act comme toute autre loi ; le rôle des ministres était différent : chargés de veiller à la sécurité, à l’honneur, aux intérêts généraux de l’Angleterre, ils devaient chercher et trouver les moyens de faire respecter les règles du droit des gens.

Ce droit n’était pas un vain mot : l’Angleterre avait elle-même, plus qu’aucune autre puissance, contribué à le créer. Quelques-uns des principes qu’elle avait posés au temps où elle était elle-même belligérante avaient été contestés par d’autres nations, et elle avait elle-même paru y renoncer en signant la fameuse déclaration de Paris à la suite de la guerre de Crimée en 1856; mais elle considérait toujours, avec les États-Unis, la collection des arrêts des cours des prises comme la base d’une sorte de droit international. Ce droit changeant, pour ainsi dire organique, accru par le temps et les précédens, d’accord en ses traits principaux avec certains ouvrages français, américains, anglais, consacrés par le respect de toutes les nations, n’était point un code véritable; mais il était toujours possible de le rectifier, de le compléter, en l’appuyant sur quelques principes généraux qui intéressent également tous les pays.

Les négociateurs américains tenaient essentiellement à la reconnaissance de ces principes. Un mois presque entier fut consacré à en discuter la formule. Le 5 avril, les envoyés anglais firent la déclaration suivante : leur gouvernement ne pouvait reconnaître que les règles internationales proposées par les Américains eussent force de loi au moment où avaient pris naissance les difficultés relatives à l’Alabama ; il consentait cependant à permettre aux arbitres de les prendre pour règles, comme si elles avaient déjà été en vigueur et reconnues pendant les années précédentes. L’Angleterre cédait ainsi sur les deux points principaux; elle exprimait un regret, elle reconnaissait, indirectement il est vrai, qu’elle ne trouvait plus bonne en 1871 l’interprétation qu’elle donnait au droit des gens en 1861.

Le regret se traduisit ainsi dans l’article 1er du traité : « attendu que sa majesté a autorisé ses hauts commissaires à exprimer dans un esprit amical le regret qu’a ressenti le gouvernement de sa majesté eu égard à l’évasion, en quelques circonstances qu’elle se soit produite, soit de l’Alabama, soit d’autres vaisseaux hors des ports anglais, soit aussi en considération des déprédations commises par ces vaisseaux... » Dans la suite de l’article, on indique la composition du tribunal arbitral : la reine d’Angleterre et le président des États-Unis nommeront chacun un arbitre; trois autres seront nommés par le roi d’Italie, par le président de la confédération helvétique et par l’empereur du Brésil.

Les articles suivans désignent Genève comme lieu de réunion du conseil arbitral, et déterminent la procédure de ce tribunal suprême et sans appel. L’article 6 fixe les règles que devront suivre les arbitres. « Les arbitres se guideront pour rendre leur décision sur les trois règles suivantes, à savoir qu’un gouvernement neutre est tenu : 1° d’user de toute vigilance pour prévenir la construction, l’armement ou l’équipement, dans les limites où s’exerce sa juridiction, de tout vaisseau que l’on peut raisonnablement soupçonner être destiné à une croisière ou à un acte d’hostilité contre une puissance avec laquelle ce gouvernement n’est point en guerre, — d’user de toute diligence pour empêcher le départ, dans les limites de sa juridiction, de tout navire soupçonné de devoir croiser ou faire la guerre, quand ce navire aura été spécialement adapté, en tout ou en partie, dans les limites de sa juridiction, à des usages belligérans; 2° de ne permettre ni souffrir qu’aucun belligérant fasse usage de ses ports ni de ses eaux comme d’une base d’opérations navales contre un autre belligérant, ni pour renouveler ou augmenter ses munitions militaires et son armement, ou s’y procurer des recrues; 3° d’exercer toute diligence dans ses ports et ses eaux pour empêcher qu’aucune personne soumise à sa juridiction ne viole les précédentes obligations. »

« Sa majesté britannique a chargé ses commissaires de déclarer que son gouvernement ne saurait reconnaître que les trois règles précédentes fussent en vigueur au moment où se sont élevés les griefs des États-Unis; mais, pour donner un témoignage de son désir de fortifier les relations amicales entre les deux pays et de prendre en vue de l’avenir d’utiles précautions, le gouvernement de sa majesté consent à ce que les arbitres tiennent pour accordé qu’il a voulu agir en conformité avec les règles précédentes. »

Cette dernière réserve, sur laquelle insistait tant le gouvernement anglais, ne sert, ce semble, qu’à mieux faire ressortir l’étendue de la concession qu’il fait aux États-Unis, car le langage des commissaires anglais revient en dernière analyse à ceci : nous ne voulons pas reconnaître que nous n’ayons pas eu raison, mais nous consentons à ce que les arbitres se conduisent comme si nous avions été dans notre tort. Dans la discussion qui eut lieu le 12 juin sur le traité de Washington à la chambre des lords, lord Russell s’éleva avec véhémence contre le caractère rétrospectif de cette nouvelle loi internationale; lord Derby montra l’Angleterre se mettant elle-même sur la sellette et consentant à être jugée pour des actes commis il y a dix ans et qu’alors elle ne trouvait pas coupables; mais il n’en est pas de la loi internationale comme de la loi municipale. Celle-ci ne doit jamais être rétroactive, parce qu’elle se corrige aussi rapidement qu’on le veut, tandis qu’il n’y a point de parlement, de conseil permanent, qui règle les rapports des nations. La loi internationale n’est fondée que sur l’équité. Une nation n’a point rempli ses devoirs envers les autres nations quand elle a violé l’équité, lors même qu’elle a observé la lettre de ses lois municipales. Celles-ci, en ce qui regarde l’étranger, n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont une expression fidèle des devoirs de la neutralité. Ces devoirs étaient les mêmes en 1861 qu’en 1871 ; qu’importait à la nation américaine, aux armateurs ruinés de New-York et de Boston, que lord Palmerston ou lord Russell pût maintenir, en invoquant les avis de juges anglais, que personne n’avait violé le foreign enlistment act?

Ce n’est point s’abaisser que de reconnaître une erreur et de chercher à la réparer. On a souvent reproché à l’Angleterre d’adorer le succès, de laisser toujours ses sympathies suivre les courans de la fortune. Lord Russell, en attaquant le traité de Washington, citait une phrase de Henry Drummond. « Il y a deux siècles, disait ce dernier, il y avait un mot qui gouvernait le monde, c’était le mot credo; aujourd’hui il y en a un autre, c’est le mot crédit. » — « Il y a deux siècles, ajoutait lord Russell, nous maintenions notre credo, nous maintenions notre foi protestante; au temps de Jacques II, nous l’avons fait triompher. La destruction de l’Armada espagnole et la bataille de la Boyne confirmaient notre puissance, et le credo national triomphait. Aujourd’hui il ne s’agit plus que de notre crédit, et l’on vient nous dire : Que nous importe l’honneur anglais? que nous importe notre caractère national? Les cours de nos fonds sont élevés, ceux des bons américains sont hauts; qu’importe le reste ? » Une douleur pareille perce dans le langage de lord Carnarvon, de lord Salisbury, l’éloquent chef du parti tory. Il n’est pas mauvais que des voix respectées avertissent les nations qu’il y a quelque chose de plus précieux que les choses matérielles, des trésors plus importans que la richesse et la sécurité; mais ces trésors ne sont pas près d’être épuisés sur le sol libre de la Grande-Bretagne. On s’y sent encore assez fort pour ne pas se croire déshonoré pour réparer une faute. La fausse grandeur aime à s’emprisonner dans ses propres chimères, elle prend l’entêtement pour la fermeté, l’aveuglement pour la fierté, et elle se précipite à travers des rêves vers des catastrophes inattendues. Les hommes d’état auxquels l’Angleterre confie en ce moment ses destinées ont bien fait, suivant nous, de chercher à écarter de l’Angleterre les dangers, les angoisses, peut-être les révolutions où pourrait l’entraîner une lutte ouverte avec les États-Unis. La vérité doit être le vrai fondement de la politique. La Grande-Bretagne ne peut supprimer les États-Unis, ni leur influence, ni leur prospérité, ni leur ardeur patriotique. Ne vaut-il pas mieux mettre de son côté tant de forces redoutables que de les avoir contre soi? Une réparation qui n’a rien d’humiliant, qui prend les formes solennelles et juridiques d’un arbitrage, est-elle une assurance trop chère contre les dangers qui naîtraient d’un état d’hostilité permanent? En obtenant la neutralité morale de l’Amérique, l’Angleterre reconquiert deux choses dans le présent : l’apaisement de l’Irlande, la liberté de son action politique; elle s’assure dans l’avenir le concours de tous les instincts secrets qui tendent à rapprocher deux nations d’une commune origine.

Il y a, jusque dans les concessions que les commissaires américains ont arrachées aux commissaires anglais, des ressources indirectes pour la fierté de la Grande-Bretagne. Ainsi que le faisait remarquer avec beaucoup de finesse sir Roundell Palmer, qui était attorney-général au moment où l’Alabama sortit de Liverpool et qui défendait récemment le traité de Washington à la chambre des communes, l’arbitrage pur et simple était beaucoup plus périlleux pour l’honneur de l’Angleterre qu’un arbitrage dont elle a elle-même consenti à définir les bases. Dans le traité Clarendon-Johnson, la tâche des arbitres n’était point délimitée; ils pouvaient toucher à tout, aller jusqu’à critiquer la proclamation de neutralité de la reine; ils pouvaient infliger à la nation anglaise un blâme que son orgueil eût subi avec bien plus de ressentiment qu’un simple sacrifice pécuniaire. Si au contraire les arbitres, laissés sans guide, sans programme d’arbitrage, avaient exonéré l’Angleterre, les États-Unis, justement irrités, étaient pour ainsi dire autorisés à lancer à la première occasion autant d’Alabamas qu’il leur plairait. Sir Roundell Palmer croit encore aujourd’hui que l’Angleterre n’a manqué à aucune de ses obligations strictes pendant la guerre de la sécession; mais il la félicite d’avoir volontairement posé des règles nouvelles de droit international, et d’accepter ces règles dans un arbitrage nettement circonscrit. Il voit dans cet acte de sagesse et de modération une garantie contre les dangers de l’avenir, une manière facile d’entraîner toutes les nations du monde dans une politique maritime dont la race anglo-saxonne aura posé les bases.

En face de telles considérations, les reproches de détail que l’on a pu adresser au traité de Washington ne soutiennent pas longtemps l’examen; nous ne nous étendrons pas longuement sur la portion des protocoles de la commission qui a trait aux indemnités réclamées par l’Angleterre pour les incursions des fenians au Canada, aux pêcheries et à la navigation des fleuves canadiens. Les commissaires américains refusèrent absolument de discuter la question des indemnités réclamées pour les incursions des fenians au Canada. Le gouvernement américain ne se considérait pas comme responsable de l’entrée de bandes très peu nombreuses dans le Canada. Ces aventuriers n’avaient jamais pu rester que quelques heures au-delà de la frontière, ils n’avaient jamais pu la dépasser que de quelques pas, et les dommages qu’ils avaient causés étaient, au dire de lord Kimberley lui-même, absolument insignifians.

La question des pêcheries est beaucoup plus grave. On admit le principe de la réciprocité. Les pêcheurs américains pourront désormais aller librement dans les eaux de la province de Québec, de la Nouvelle-Ecosse, du Nouveau-Brunswick, de la colonie du Prince-Edouard et des îles voisines à toute distance des côtes; ils pourront débarquer sur toutes les côtes, toutes les îles, pour sécher leurs filets et saler le poisson. Réciproquement les sujets anglais pourront pêcher dans les eaux des États-Unis jusqu’au 33e degré de latitude nord. Comme les pêcheries canadiennes et américaines ne sont pas également riches, des arbitres spéciaux doivent se réunir à Halifax pour fixer la somme qui sera payée par les États-Unis à l’Angleterre à titre de compensation.

Le Canada, Il faut le confesser, a fait mine au début de vouloir résister aux stipulations qui le concernent dans le traité de Washington; mais l’irritation des colonies anglaises du nord de l’Amérique est déjà calmée. Ainsi que le faisait remarquer à la chambre des communes sir Charles Adderley, l’un des hommes politiques qui sont le plus familiers avec les questions coloniales, les Canadiens trouveront toujours de grands avantages à pêcher dans leurs propres eaux; ils sont assurés d’un marché rapproché, et ils n’ont pas grand’chose à redouter des pêcheurs américains. Cependant à la suite de longues controverses les chambres canadiennes avaient fini par considérer la question des pêcheries et celle du traité de réciprocité comme absolument connexes; elles sont mécontentes que les commissaires anglais ne les aient pas résolues du même coup. Quoi qu’il en soit, il s’établira tôt ou tard entre les États-Unis et le Canada une sorte de libre échange qui vaut mieux que tous les traités de commerce, et rien ne favorisera aussi bien l’établissement d’un tel régime que la confiance dans la paix et les bons rapports entre l’Angleterre et les États-Unis.

La dernière partie du traité est consacrée à la navigation du Saint-Laurent et de ses affluens, des canaux canadiens, du lac Michigan, au transit des marchandises canadiennes à Boston, Portland et New-York, etc. L’assentiment du parlement canadien a été réservé par les deux contractans pour tous les articles qui touchent aux intérêts des colonies anglaises dans l’Amérique du Nord. Enfin la fixation de la limite entre les États-Unis et les possessions britanniques, restée incertaine dans la partie orientale du continent, a été réservée à l’arbitrage spécial de l’empereur d’Allemagne.

Il faut le reconnaître avec tristesse, le nom de la France n’est même pas prononcé dans le traité de Washington; et cependant on peut bien rappeler que notre pays a été un des défenseurs les plus constans du droit des gens. Dans la discussion qui s’est élevée en Angleterre au sujet des règles du droit international désormais adoptées par la Grande-Bretagne et par les États-Unis, qui le seront certainement aussi par les pays dont les souverains sont désignés comme arbitres, on n’a parlé de la déclaration de Paris que pour dire qu’elle n’avait point la valeur d’un traité, et n’était qu’un simple exposé de principes. L’article 6 du traité de Washington constitue un code du droit des gens qui a été écrit sans nous. La France a-t-elle le droit de s’en plaindre? Pendant les laborieuses discussions de la commission anglo-américaine, elle était déchirée par la guerre, et ne pouvait songer qu’à défendre sa propre existence. D’ailleurs il n’y a rien dans les principes posés dans le traité de Washington qui soit contraire à ses traditions. Pendant la guerre de la sécession, son gouvernement a observé strictement les règles que l’Angleterre accepte aujourd’hui. Les États-Unis n’ont point vu des corsaires confédérés sortir de nos ports pour se jeter sur leur commerce. L’expédition du Mexique était pour eux une menace, mais elle ne violait que la doctrine de Monroë, qui ne fait point partie du droit des gens.

La France, bien qu’elle ait été comme ignorée par les signataires du traité de Washington, peut se féliciter que cette œuvre diplomatique ait pu être achevée, car l’hostilité sourde de l’Angleterre et des États-Unis a pesé bien lourdement sur nos destinées : elle avait noué les liens d’une sorte d’alliance morale entre la république américaine, la Russie et l’Allemagne; elle avait ainsi neutralisé l’Angleterre sur le continent européen et l’avait condamnée à une véritable impuissance, elle avait retenu l’essor des vieilles sympathies qui se portent toujours vers la France dans le pays de Jefferson. De quelle voix l’Angleterre pouvait-elle parler au chancelier de la confédération germanique, qui n’avait que des caresses pour les États-Unis, qui tenait les secrets de la Russie, qui pouvait mettre en faisceau les haines et les rancunes de deux continens? Il ne faut point croire qu’elle ait vu d’un cœur tranquille le triomphe inoui de l’Allemagne, qu’elle n’ait point trouvé notre chute trop lamentable. Sa politique est toujours la même, il ne peut lui convenir qu’il y ait sur le continent européen une puissance trop prépondérante; elle s’est réjouie de l’unité allemande, elle ne saurait se réjouir d’une dictature allemande. La vieille formule de l’équilibre européen est encore celle qui représente le mieux ses intérêts. Que les petits états disparaissent, peu lui importe, pourvu qu’il reste quelques grands états capables de se contre-balancer. Depuis la guerre d’Amérique, son action diplomatique n’a plus été que défensive en quelque sorte; derrière la moindre complication, ses hommes d’état, si clairvoyans, si patriotes, apercevaient le danger formidable d’une alliance des États-Unis et de la Russie. Ils savaient bien que dans tout cœur russe il y avait écrit le mot Sébastopol, dans tout cœur américain le mot Alabama. L’Angleterre peut aujourd’hui respirer plus librement : elle a tellement pris l’habitude de n’intervenir que le moins possible dans les affaires du continent, qu’elle restera peut-être fidèle à cette habitude. L’affreux spectacle de nos guerres n’est point fait pour la rendre plus martiale. Il y a cependant quelque chose dans sa nature et dans le génie même de sa race qui ne s’accommode pas volontiers longtemps d’un état modeste, d’une médiocrité résignée. Elle a porté sa fortune si haut qu’elle doit quelque chose à sa propre fortune. Le jour reviendra peut-être, il reviendra quand elle le voudra, où elle pourra encore rendre de grands services à l’Europe et montrer qu’elle n’a point dégénéré, comme le disent ses ennemis.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1864.