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Le Travail dans la grande industrie/07

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Le Travail dans la grande industrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 169-194).
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LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

IV
LA VERRERIE[1]

L’ORGANISATION ET LES CONDITIONS DU TRAVAIL


« Parmi les produits si nombreux, si variés, qui attestent le génie industriel de l’homme, il en est bien peu qui aient des usages aussi multipliés que le verre, dont les propriétés soient aussi merveilleuses : aucune autre matière ne pourrait remplacer le verre dans les plus importans de ses emplois, et le fer seul est capable peut-être de disputer la prééminence à cette substance diaphane qui, dans nos climats surtout, nous mettant à l’abri de toutes les intempéries, nous laisse cependant jouir de la clarté du jour. Si nos plus fastueuses demeures sont ornées de glaces, de lustres, de cristaux dont les facettes prismatiques réfractent et reflètent la lumière avec tant d’éclat, il n’est pas non plus d’humble chaumière où l’on ne trouve quelques vitres, un petit miroir et quelques verres à boire. N’étant pas décomposable par les acides (sauf par l’acide fluorhydrique), le verre est éminemment propre à conserver sans altération les liquides de toute nature, dont, par sa transparence, nous pouvons apprécier l’état. Le verre enfin a prolongé la carrière active de l’homme, condamné sans lui à une vieillesse anticipée : la majeure partie de nos hommes d’Etat, de nos savans, artistes, industriels, ne seraient-ils pas, en effet, réduits à une regrettable inaction, si les lunettes ne venaient apporter à leurs yeux un indispensable auxiliaire ? »

Le verre est le serviteur de tous les besoins et l’auxiliaire de toutes les sciences : il rapproche les cieux et il grossit la terre ; la chimie, l’astronomie, l’histoire naturelle ne seraient pas ou seraient à peine sans lui. Sans lui, nous ne connaîtrions ni l’infiniment grand ni l’infiniment petit. L’homme, dans sa lente conquête de l’univers, marche comme vêtu d’une armure de verre ; c’est le verre qui peu à peu met comme une frange lumineuse au noir manteau sous lequel, ignorante et aveugle, étouffait l’humanité. Ainsi, — ou avec autant de poésie, — s’exprime, à la première page de son Guide du Verrier[2], qui demeure, après quarante ans, l’un des classiques du genre, M. G. Bontemps, et l’on voit bien qu’il est orfèvre, c’est-à-dire qu’il était maître de verrerie ; mais, économiquement, philosophiquement ou historiquement, il a beau chanter les louanges du verre, il ne le célébrera jamais trop ; et nous pourrions ajouter encore au panégyrique, si nous ne devions nous occuper ici moins de l’œuvre que du travail, moins du produit que du producteur, moins du verre que du verrier.

Nous n’irons donc pas rechercher en Phénicie, au pied du Carmel, entre le lac Candebœa et la colonie de Ptolémaïs, le petit fleuve Bélus « aux eaux bourbeuses et insalubres, et toutefois honorées d’un culte, » dont le sable, lorsqu’il a été refoulé par les eaux de la mer et agité par les vagues, « devient pur et blanc, et, depuis bien des siècles, n’a pas cessé d’être la mine féconde qui a alimenté les verreries. » Nous ne nous chargerons pas de vérifier la tradition suivant laquelle « des marchands de nitre qui prirent terre sur cette plage, voulant cuire leurs alimens, et ne trouvant pas de pierres sur le rivage pour servir de trépied à leur chaudière, y suppléèrent avec des blocs de nitre qu’ils tirèrent de leur vaisseau qui en était chargé ; » ni d’expliquer comment « le nitre entrant en fusion par l’ardeur du feu, et s’étant mêlé au sable de la plage, on vit couler un liquide nouveau et transparent, formé de ce mélange, d’où vient, assuré-t-on, l’origine du verre. » Nous ne citerons, un peu au hasard des rencontres, ni Pline le Jeune, ni Tacite, ni Strabon, ni Josèphe, ni Galien, ni Plutarque, ni Lucrèce, ni Sénèque, ni Aulu-Gelle, ni Vitruve, ni Vopiscus ; ni, au moyen âge, un certain Eraclius et son traité De artibus et coloribus Romanorum, ni la Diversarum artium Schædula du moine Théophile ; ni, aux XVIe et XVIIe siècles, Georges Agricola, Thomas Garzoni, de Venise, Antoine Neri, Florentin ; ni, plus près de nous, les Français Haudicquer de Blancourt, Henri de Valois, Beneton de Perrin, le chevalier de Jaucourt, Alliot (auteur de l’article Verrerie dans l’Encyclopédie méthodique par ordre de matières), P. Leviel, Bosc Dantic, Loysel, Bestenaire d’Audenart ; ni enfin l’Italien Philippe Buonarotti, ni les Anglais Middleton ou Porter, ni les Allemands Hamberger et Jean-David Michaëlis. Nous ne contesterons, et dès maintenant ne contestons, ni au verre ni aux verriers leurs lettres de noblesse. Mais, plus attentifs à l’ouvrier qu’à ses ouvrages, négligeant les Egyptiens, les Sidoniens et les Romains, et bornant notre étude à un point de l’espace en une minute du temps, nous parlerons surtout de la condition des verriers en France, et surtout de la condition des verriers d’à présent.


I

De toutes les circonstances qui concourent à « situer, » à « localiser » une industrie, — proximité de la matière première, du combustible, des débouchés, — il semble que ce soit la proximité du combustible qui ait d’abord et le plus activement déterminé la répartition géographique de la verrerie en France. Naturellement, tant qu’elle brûla du bois, la verrerie fut une industrie en quelque sorte forestière[3]. — Dès le XIIIe siècle, on trouve des verreries établies dans le Forez. Au XIVe siècle, elles abondent : quatre verreries dans le Hainaut ; verrerie du Perche, à Montmirail ; verreries de Gastine, Saint-Denis-d’Arques, au Maine ; de Nonant, Exmes, Tortisambert, en Normandie ; de Nevers, etc. ; glaceries de Tourlaville près Cherbourg, de Reuilly au faubourg Saint-Antoine, berceau de Saint-Gobain qui, bientôt adulte, va absorber toutes les autres dans sa fortune et dans sa gloire.

Jusqu’aux environs de 1730, on s’en tient là, les créations nouvelles sont assez rares : le Conseil du commerce craint que la multiplication des fours ait pour conséquence la destruction des forêts ; mais, après 1730, les mines de charbon entrent en exploitation, et l’autorisation de fonder des usines est plus facilement accordée. Les religieux de Marmoutiers édifient à Saint-Quirin une verrerie, qui devient, en 1753, la « Manufacture royale de cristaux et de verres en tables, » et qui d’ailleurs elle aussi, finira par fusionner un jour avec Saint-Gobain L’évêque de Metz, Mgr de Montmorency-Laval, en fonde une, qui deviendra la cristallerie de Baccarat. Un arrêt du 6 mars 1755 permet au sieur Lefèvre d’en établir une au village d’Eauplet, près Rouen. Lille possède une fabrique de verre à bouteilles. Celles de Champagne et du Clermontois n’arrivent pas à satisfaire les marchands de vin d’Epernay. Voici des verreries en Poitou, à Decize, à Beauregard, dans le département actuel de l’Ain ; en Aunis, dans le Lyonnais, dans l’Allier actuel, à Blancpignon près Bayonne, à Bordeaux, en Provence, près d’Aix, et à Marseille. Les verreries forestières, les verreries à bois, de Normandie et des Ardennes subsistent ; mais voici maintenant des verreries minières ou houillères, à Carmaux, par exemple, à la Levade près Alais, à Saint-Etienne, à Anzin, etc.[4].

La proximité de la matière première paraît en revanche avoir eu sur la localisation de l’industrie du verre beaucoup moins d’influence, et cela va de soi : partout en est à proximité de la matière première, parce que cette matière première est partout. Qu’est-ce en effet que la matière première ou les matières premières du verre ? « La silice, dit un auteur distingué entre les plus compétens, est l’élément principal de la composition du verre. Avec de la silice on mêle de la potasse ou de la soude et de la chaux pour obtenir le verre à vitre et le verre à glace ; ajoutez de l’oxyde de fer, vous avez le verre à bouteille ; substituez de l’oxyde de plomb, vous obtenez le cristal ; remplacez par l’oxyde d’étain, vous produisez l’émail… La silice est partout. Le cristal de roche, le grès, le sable, le caillou, sont de la silice ; les cendres des plantes, les eaux des volcans, les sources minérales en contiennent. Le sucre ressemble au verre, et cette apparence ne trompe pas ; fondez les cendres de la canne à sucre, vous avez du verre ; car elles contiennent, avec de la silice, de la potasse et de la chaux. Les substances calcaires composent peut-être la moitié de l’enveloppe supérieure de la terre ; la chaux est dans nos os, et elle est aussi dans les végétaux, dans la paille du blé, comme dans le squelette de l’homme et dans la matière terrestre ; elle est partout, plus répandue encore que la silice. La soude se trouve aussi dans la nature, on l’a tirée longtemps de la combustion de certaines plantes marines ; elle est produite aujourd’hui très simplement par des moyens artificiels. La potasse, que l’on peut employer au lieu de la soude, n’est pas moins connue et commune ; elle est dans toutes les cendres[5]. »

Or, comme les élémens du verre sont partout, le travail du verre peut se faire partout. Et tous les travaux du verre. En France, la verrerie proprement dite, la miroiterie, l’émaillerie, — telle est la nomenclature officielle[6], — occupent plus de 40 000 personnes ; le département du Nord est celui où l’industrie de la verrerie emploie le plus grand nombre d’ouvriers ; 18 usines en ont chacune plus de 300. Le tableau que nous allons reproduire permet d’embrasser dans leur ensemble et les multiples branches de l’industrie du verre, et les divers groupemens du personnel ouvrier qui vit de cette industrie.


INDUSTRIES NOMBRE Répartition de ces établissemens suivant le nombre des employés et ouvriers Principaux départemens de production
Total des personnes occupées des établissemens où travaillent plus de 5 personnes 5 à 50 51 à 500 plus de 500 Proportion p. 100 du personnel occupé à la même industrie dans la France entière
Fabrique de gobeletterie 11 600 43 6 30 7 Seine (18), Nord (15), Meurthe-et-Moselle (23), Vosges (10)
Verrerie (sans désignation de produit) 4 800 30 3 27 « Seine (13), Rhône (9), Seine-Inf. (28)
Fabriques de bouteilles en verre 10 900 48 7 35 6 Nord (25), Aine (10), Marne (10), Loire (18), Tarn (8)
Fabriques de verres à vitre 4 000 23 9 11 3 Nord (80)
Souffleurs, fileurs de verre, bijouterie en verre. 600 15 13 2 « Seine (44), Haute-Loire (11), Calvados (31)
Bombeurs de verre 500 7 5 2 « Seine (19), Côte-d’Or (19), Rhône (59)
Fabriques de verres de montre 100 3 2 1 « Meurthe-et-Moselle (65), Vosges (22), Haute-Savoie (11)
Fabriques de ballons pour lampes 500 11 7 4 « Seine (69), Seine-et-Marne (23)
Fabr. de verres d’optique 600 8 6 «
Fabr. de glaces sans tain 2 700 7 « 5 2 Nord (29), Aisne (32), Meurthe-et-Moselle (15), Allier (21)
Fabr. de miroirs, miroitiers 1 200 54 52 2 « Seine (66), Rhône (9)
Taille de cristaux et verres 500 19 19 « « Seine (90)
Bouchage et ajustage de flacons à l’émeri. 100 3 3 « « Seine (83), Seine-et-Oise (13)
Miroiterie, verrerie d’art, 800 20 17 3 « Seine (82), Meurthe-et-Moselle (10)
Ajustage, pose, peinture de vitraux 800 45 45 « « Seine (47), Oise (12),
Fabr. d’émaux, émailleurs. 800 20 19 1 « Seine (67), Haute-Loire (10)
Fabriques de cadrans de montres et pendules 200 10 10 « « Territoire de Belfort (20), Doubs (52), Seine-Inférieure (21)

Dans ce tableau, qui, sous une vingtaine de rubriques, analyse les spécialités de l’industrie du verre, des plus communes qu’on ne s’étonne pas de voir numériquement les plus importantes, — la gobeletterie, la fabrication des bouteilles, la verrerie en général, la fabrication du verre à vitre et la fabrication des glaces, — aux plus rares, par suite les moins fréquentées, la fabrication des verres de montre, le bouchage des flacons à l’émeri, la fabrication des ballons pour lampe, — le nom du département de la Seine revient douze fois : c’est donc sur douze spécialités différentes de l’industrie du verre que son activité s’exerce ; le département du Nord et le département de Meurthe-et-Moselle y paraissent chacun quatre fois ; le Rhône, trois fois ; les Vosges, la Seine-Inférieure, l’Aisne, la Haute-Loire, deux fois ; la Marne, le Calvados, la Côte-d’Or, Seine-et-Marne, la Meuse, Seine-et-Oise, l’Oise, le territoire de Belfort, le Doubs, la Loire, le Tarn, la Haute-Savoie et l’Allier, une fois. Le quart environ du pays est directement, immédiatement intéressé, dans sa prospérité et dans son travail, à l’une ou à plusieurs de ces spécialités : vingt et un départemens, sur lesquels, la France étant partagée par la Loire comme par son diamètre ou son équateur, quinze départemens du Nord, et seulement six départemens du Midi.

Toute chose au monde a ses raisons, même quand elles ne se découvrent pas d’elles-mêmes, et la localisation de l’industrie du verre a les siennes. Premièrement, une raison géographique, le climat. « A tout entrepreneur d’industrie, écrit M. Bontemps, je dirai d’abord : gardez-vous d’aller établir des verreries dans un pays dont le climat vous obligerait à chômer pendant les mois les plus chauds ; durant ce chômage, il est vrai, vous ne brûlerez ni bois ni charbon, vous ne consommerez pas de matières premières, mais il vous faudra payer une partie de vos ouvriers, les verriers, ou les payer pour neuf ou dix mois autant qu’ils pourraient l’être pour douze, et la plus grande partie de vos frais généraux sera aussi élevée que pour douze mois de production[7]. » Puis, une raison historique, l’aptitude héréditairement transmise, l’adaptation professionnelle, on dirait presque la race : « Je conseillerai également de s’abstenir de fonder une verrerie dans un pays où cette industrie n’est pas encore établie ; car, comme on ne peut pas improviser des verriers, dont il faut dès l’enfance commencer l’apprentissage, il vous faudrait importer une colonie de verriers, que vous ne pouvez expatrier que par l’appât d’un salaire très élevé, qui vous rendra les frais de fabrication onéreux. » Ensuite, une raison plus strictement industrielle, la facilité d’approvisionnement en combustible et en matières premières, la rapidité et le prix des transports. Enfin, une raison sociologique, le milieu. Aux environs d’une grande ville, la main-d’œuvre coûte plus cher, l’ouvrier est plus exigeant ; en outre, « le voisinage d’une grande ville n’est pas aussi favorable à la discipline, au bon ordre des ouvriers d’un établissement industriel, et il y a intérêt, et pour le chef de l’établissement et pour les ouvriers eux-mêmes, à ce que l’usine se trouve éloignée des causes de désordres, qui, on ne peut le nier, se rencontrent plutôt dans les grandes villes. »

Mais, au contraire, et en retour, pour ce qui est des débouchés, « le voisinage d’une grande ville de commerce mérite considération. Il peut y avoir un grand intérêt à établir auprès de Paris une fabrication de bouteilles ou de flaconnerie, parce qu’il y a une infinité d’industries qui ont besoin de modèles particuliers au sujet desquels on veut s’entendre avec le fabricant, et qu’on a besoin de recevoir du jour au lendemain. Dans la fabrication des cristaux, il y a aussi mille articles de fantaisie, que l’on veut avoir aussitôt qu’on les a conçus, et qu’à cause de cela, on ne craint pas de payer plus cher. Le fabricant peut plus aisément se tenir au courant du goût dominant, étant en rapport plus fréquent avec le consommateur. Il sera aussi mieux informé des procédés nouveaux, des perfectionnemens qui auront pu être introduits chez des concurrens nationaux ou étrangers[8]. »

La formule, en somme, est celle-ci : Dans la verrerie, la dépense du combustible représente à peu près le tiers de la dépense totale ; les matières premières, le deuxième tiers ; et la main-d’œuvre, le dernier. Toute augmentation sur l’un de ces chapitres appelle en compensation soit une diminution sur les autres, soit une augmentation correspondante du produit ou du profit. Ces raisons se réunissent donc, s’additionnent, s’équilibrent, et, géographiques, historiques ou sociologiques, se résolvent en une raison économique. Le total fait, l’inconvénient et l’avantage pesés, douze spécialités de la verrerie sur vingt sont venues se grouper dans la région de Paris ; c’est, en conséquence, dans cette région, tout près de nous, aux portes mêmes de la ville, à la Plaine-Saint-Denis, que nous allons prendre notre exemple, et, fidèle à notre méthode, dresser, pour le travail dans la verrerie, exploitée en forme de grande industrie, une monographie d’usine.


II

Les Verreries et Cristalleries de Saint-Denis (établissemens L… et Cie) sont bien du type de la grande industrie, puisqu’elles n’occupent pas moins de 1 200 ouvriers, en deux usines, à la Plaine-Saint-Denis et aux Quatre-Chemins à Pantin, l’usine de Saint-Denis occupant présentement, à elle seule, 862 personnes, dont une centaine de femmes. Elles font à peu près tous les genres, et, comme on disait dans le vieux langage des métiers, « tout ce qui concerne leur état ; » — tous les genres classiques de l’art du verre, — sauf toutefois le verre à vitre et la glace : verrerie pour pharmacie et chimie, pour distillation, services de table et fantaisies décorées. Elles se conforment aux préceptes posés par les maîtres et les experts, en trois points essentiels : en ce que ce n’est point là une création improvisée, de conception financière et de génération spontanée ; en ce que les relations entre patrons et ouvriers y sont, pour ainsi parler, consolidées par une longue coopération ; et en ce que les moyens de production, en comptant le travail humain comme le premier de ces moyens, personnel et outillage, s’y sont développés en proportion des exigences chaque jour plus nombreuses et à plus courte échéance, de manière à faire vite et par grandes quantités.

Ce développement a d’ailleurs été assez prompt. Les 1 200 ouvriers de 1903 laissent loin derrière eux les 60 ouvriers de 1859 ; et la puissante organisation d’aujourd’hui reconnaît à peine son ébauche dans la faible et tâtonnante entreprise d’il y a quarante-cinq ans. L’usine de Saint-Denis ne faisait alors que le « flaconnage, » la grosse gobeletterie de table et les articles communs de laboratoire. En 1864, M. L… entre comme chef de fabrication ; en 1865, il devient directeur ; et, sous l’énergique impulsion qu’il lui donne, malgré la crise nationale que traverse toute l’industrie française, malgré toutes les entraves, toutes les misères et toutes les servitudes de la guerre, de l’invasion, de la Commune, de deux sièges consécutifs, dès 1871, l’ancienne usine est insuffisante : il faut en construire une nouvelle. C’est l’enfance, qui a duré douze ans. Dans l’adolescence, qui dure quelques années encore, l’établissement de Saint-Denis ne cesse de croître, jusqu’à ce que, plus que doublé, il s’épanouisse en pleine maturité. Il l’atteint complètement, sous la forme collective, vers 1897, lorsque la Société L… et Cie acquiert, aux Quatre-Chemins à Pantin, une verrerie tombée, qu’elle relève, en la spécialisant dans la fabrication de certains articles de consommation courante. Usine à Saint-Denis, usine à Pantin, bureaux et maison de vente à Paris, 1200 ouvriers, capitaux associés : on voit que les verreries de Saint-Denis procèdent légitimement de la grande industrie et appartiennent à la variété la plus moderne de l’espèce.

Aux Verreries et Cristalleries de Saint-Denis, le travail est distribué, entre quatre ateliers ou services : 1° halles de fusion et travail du verre ; 2° taillerie et coupage ; 3° ateliers de décoration ; 4° magasins et services d’expédition. Le spectacle d’une verrerie a été trop souvent décrit pour que nous essayions à notre tour de le rendre. D’autre part, le mécanisme de la fabrication du verre est trop connu pour que de nouveau nous l’exposions. Aussi bien, ce n’est ni la matière, ni le procédé, ni la « richesse, » pour employer le langage des économistes, ce n’est même pas, dans la rigueur des termes, le travail, c’est l’ouvrier au travail, c’est l’homme en action que nous venons chercher ici.

Dans un coin de cour, un tas de sable très blanc ; dans des caves ou soutes en sous-sol, où l’on accède par une pente douce, d’autres tas d’une autre substance blanche, la soude ; en bordure sur le chemin, séparés par des planches qui forment grossièrement et hâtivement cloison, des tas de débris bleus, verts, multicolores, les roses seuls mêlés aux blancs, parce que seul le groisil de verre rose mêlé au sable blanc et à la soude blanche peut donner encore du verre blanc. Là-haut, au sommet de la rampe, au-dessus des caves à soude, une vaste halle, trouée de larges ouvertures, et comme coupée en quatre par un double courant d’air, et comme étoilée de taches rouges. D’espace en espace, les fours alignés soufflent, de leur gueule béante, la flamme et la lueur du foyer ardent à quinze cents degrés qui les brûle, qui fond sable, soude et groisil en un liquide visqueux, et d’où va couler le verre. Comme d’autres objets projettent des cercles d’ombre, ils projettent droit à leur bailleur, ils laissent tomber à terre devant eux des cercles de lumière ; et, comme des grains de poussière dansent dans un rayon de soleil, des jeunes gens vont, viennent, marchent, courent dans cette illumination et cet embrasement. On voit passer et repasser, se croiser de longues tiges de fer, avec, au bout, une bulle de feu ; telle, au bout d’une paille, une bulle d’eau de savon. Et l’on ne sait d’abord si c’est là un travail ou si ce n’est pas un jeu : d’autant que ces grandes tiges sont des « cannes, » dans lesquelles soufflent, pour enfler et arrondir leurs bulles, ces jeunes gens qui sont presque des enfans.

La canne est aussi ancienne que le verre lui-même : elle figure, parfaitement reconnaissable ou tout à fait pareille à ce qu’elle est aujourd’hui, sur des monumens égyptiens datant de plusieurs milliers d’années. Il y a des cannes de différentes dimensions, selon les verres que l’on souffle : la longueur ordinaire varie de 1m, 30 à 1m, 80, la grosseur est proportionnée ; le poids, sans être excessif, se fait pourtant sentir à qui garde la canne quelques instans en main. De l’extrémité, qui est renforcée et qu’on appelle le mors de canne, ou « cueille » le verre, par l’ouvreau du four, dans le pot ou creuset où s’est liquéfiée la composition : pour cette opération du « cueillage, » on se sert encore soit du pontil, espèce de tringle ou baguette en fer, pleine tandis que la canne est creuse, soit de la cordeline, qui n’est qu’un pontil plus mince, l’un et l’autre suffisans quand il n’est besoin de cueillir qu’une petite quantité de verre. Mais l’on peut en cueillir d’un coup d’assez fortes quantités : 200 grammes au premier cueillage, de 600 à 700 grammes au second, et, dans la fabrication du verre à vitre, jusqu’à 5 kilogrammes en trois cueillages ; la goutte ou le globe de matière en fusion et en ignition qui adhère au « mors de canne » s’appelle, elle aussi, par extension, le mors de canne : le mors, c’est à la fois ce qui mord et ce qui est mordu.

Le travail du verre comporte, aux Verreries de Saint-Denis, six catégories ou spécialités d’ouvriers : ouvriers proprement dits, souffleurs, cueilleurs, gamins, chauffeurs et renfourneurs. Chaque pièce de cristal ou de verre à fabriquer exige le concours d’une équipe d’ouvriers, qui forment une place ; et, dans chaque atelier, on compte un certain nombre de places en rapport avec l’importance du four ; par exemple, six places ou six équipes, pour un four à six creusets. L’ouvrier, — en termes du métier, l’ouvreur, — est « le chef de place. » Il a sous ses ordres et comme servans au moins un premier souffleur, un deuxième souffleur, un grand gamin et un petit gamin. « Le petit gamin, dit M. Bontemps, a le département des cannes : il les chauffe, les met au cachon, les bat, et ordinairement porte à l’arche à recuire les pièces fabriquées. Le grand gamin apporte le pontil, chauffe la pièce empontillée (empontiller une pièce de verre, l’attacher) pendant que l’ouvreur termine la précédente. C’est le grand gamin qui (avec la cordeline) cueille les cordons, les anses. Le deuxième souffleur cueille le verre en plusieurs cueillages, commence à le marbrer et à le souffler ; le premier souffleur commence à donner les formes, et, pour certaines pièces, les empontille. L’ouvreur, ainsi que son nom l’indique, « ouvre » les pièces… Comme le principal but à atteindre dans le travail est de produire la plus grande quantité de pièces en un temps donné, de vider le plus rapidement possible un pot fondu, on a augmenté le personnel, et, au lieu de cinq, on a porté à huit, et quelquefois à dix, le nombre des coopérateurs de chaque place. Il y a un gamin qui ne s’occupe que du chauffage des cannes, un autre qui porte à l’arche les pièces fabriquées ; il y a, en outre, un gamin pour les moules, un grand gamin pour les cueillages, un autre pour les pontils. »

D’une manière générale, le gamin fait l’office du petit valet dans une ferme ou, plus exactement encore, du mousse à bord d’un navire. Avant le travail, il balaie sa place et l’arrose, afin que tout à l’heure il ne s’élève point de poussière qui, tombant sur le verre, le rendrait bouillonneux. Il prépare les outils de l’ouvreur, ses fers, ses ciseaux, ses pincettes, sa palette, sa planchette, ses compas ; dispose, s’il y a lieu, ses profils, ses mesures en bois découpé, ses fusées ; nettoie le marbre ; approche les ferrasses ; vide le baquet des écrémaisons et le cachon des fragmens de rebut, qu’on portera aux groisilleuses pour qu’elles en fassent le triage. Quand tout est prêt, l’ouvreur, qui est le maître de l’œuvre, s’assied à son banc, garni de deux bardelles ou bancs, un peu inclinés en avant, bordés sur les côtés d’une bande de fer qui les dépasse un peu, et qui sont les supports du tour sur lequel l’ouvrier façonne ses pièces ; sur ces bardelles, il pose sa canne qu’il roule de sa main gauche, tandis qu’avec les outils qu’il tient de sa main droite, fers, ciseaux, etc, il façonne, il tourne la pièce qui brille, empourprée et brûlante, au bout de la canne, ou du pontil. J’ai vu à Saint-Denis un ouvreur qui finissait, en leur mettant des anses, des carafons en forme d’aiguières : on lui présentait la canne enverrée de pâte, il en détachait un morceau, le rattachait à sa carafe, l’élirait, l’amincissait, l’allongeait, puis, de ses ciseaux, le tranchait, — comme le confiseur, un bâton de guimauve, — et puis, de sa pincette, le courbait, l’arquait, l’arrondissait, l’infléchissait, de tant de lignes fuyantes et de tant de dessins possibles dégageant instinctivement le dessin nécessaire et la ligne définitive.

Les autres auxiliaires de l’ouvreur en verre sont le chauffeur de four et le renfourneur, ses auxiliaires tout proches et indispensables, mais qui peuvent desservir en même temps plusieurs places. Jadis, lorsque le bois était à peu près le seul combustible usité, et maintenant même avec la houille, c’était et c’est encore tout un art que le métier de chauffeur de four ou tiseur, le meilleur tiseur étant naturellement celui qui, à moins de frais, réussit à porter le four à la température la plus élevée et la plus constante. Artiste aussi, le renfourneur, du coup d’œil de qui, s’il sait ou ne sait pas saisir le moment opportun, dépend le bon ou le mauvais succès de la fonte. Artiste enfin, le potier qui, toute l’année durant, est occupé à modeler en argile des creusets vite usés, mais qu’on ne peut faire plus solides, puisque, de tous les métaux connus, il n’y en a qu’un, le platine, qui résisterait à ce feu d’enfer, et que son prix le rend inabordable. Quelle attention à choisir et préparer sa terre ; à la prendre homogène et liante ; à en étendre, à en assouplir, à en pétrir du doigt les pastons ; à en édifier centimètre à centimètre les assises, à en stratifier sans interstice et sans interruption les couches, dans la même direction et dans le même mouvement ; à construire, du haut en bas, ou plutôt de la base au col, ce vase d’apparence vulgaire et pourtant plus délicat que les plus riches ; à chasser de ses parois jusqu’à l’infime bulle d’air dont l’expansion, quand il serait exposé à la chaleur torride du four, le ferait peut-être éclater !

Au total, à force de soins, par la collaboration patiente du potier, du tiseur, du cueilleur, du souffleur et de l’ouvreur, le verre est fait : c’est bien fondu, mais il faut tailler. Il faut rogner les aspérités, polir les fonds et les bords, ôter ce qui est en superfétation, abattre les excroissances inutiles qui sont comme la « masselotte » du verre. Ce sera l’affaire de la taille, qui emploie des tailleurs sur verre, des polisseurs, des boucheurs, des fletteurs, des coupeuses et des rebrûleuses : six catégories encore d’ouvriers ou d’ouvrières, et nous sommes à douze, — à treize, en comptant le potier. Mais le verre, au sortir de la taille, n’a pas revêtu toute la beauté dont il est capable : il reste à l’habiller de fleurs et de couleurs : l’atelier de décoration y pourvoira, par ses peintres décorateurs, ses émailleurs et émailleuses, aidés de moufletiers ou mouffetiers recuiseurs ; et voilà, dans la verrerie, seize catégories ou spécialités, qu’il serait facile d’élever à vingt et au-delà, car on pourrait subdiviser et distinguer, parmi les décorateurs notamment, ceux qui reportent les dessins, les décalquent au papier gras ; les petits garçons et les petites filles qui « font le remplissage du décor, » qui « remplissent » en peinture les dessins ainsi reproduits ; les hommes qui « font le filet, » qui soulignent en quelque sorte la perfection de la pièce et en quelque sorte la signent d’un filet d’or ; ensuite, les graveurs aux différentes manières, depuis le procédé classique jusqu’au procédé mécanique de la chute du sable, précipité violemment par un soufflet à air comprimé à travers des lettres découpées, dont il frappe, de ses petits coups multipliés, d’autant de coups qu’il tombe de grains, l’empreinte nette et vive sur le verre.

D’autre part, ajoutez les ouvriers qui, chaussés de gros sabots et gantés de gants de caoutchouc, pour éviter la corrosion de la chair et des ongles, font le granité, en attaquant le verre à l’acide fluorhydrique. Et ajoutez, comme en toute grande industrie, des menuisiers, des charpentiers, des forgerons, des maçons, professions qui ne sont pas des spécialités de la verrerie, mais qui, ici, vivent avec elle et sur elle ; des emballeurs, des manœuvres, ce travail presque inorganisé qui est, si je l’ose dire, « le train » du travail organisé : cela fait quelques catégories de surcroît, et, en somme, la vingtaine est dépassée.

Aux Verreries de Saint-Denis, le personnel est sous la surveillance d’un directeur-gérant, de deux chefs de service pour la fabrication, un chef pour la décoration, un pour les magasins, un pour la taillerie, et de vingt employés en sous-ordre. Ce sont, pour près d’un millier d’ouvriers, des cadres relativement faibles ; mais il convient de ne pas oublier que l’ouvreur ou chef de place est lui-même un sous-officier dans ce corps d’armée du travail, et que les autres sont hiérarchisés en premiers souffleurs et deuxièmes souffleurs, premiers soldats et soldats de deuxième classe, avec les gamins pour enfans de troupe.


III

Au point de vue de l’âge, les 862 ouvriers et ouvrières de l’usine L…, à Saint-Denis, se répartissent ainsi dans les quatre grands ateliers, et si les documens qui nous sont communiqués n’en donnent point le détail spécialité à spécialité, il est facile de suppléer à ce qu’ils ne disent pas par ce que l’observation nous a permis de constater :

HALLES DE FUSION.


Ouvriers, souffleurs, cueilleurs, gamins (hommes seulement) de 45 à 60 ans. 19 19
« de 18 à 45 — 355
Chauffeurs de fours et renfourneurs de 16 à 18 98
« de 13 à 16 — 159
Taillerie et coupage Hommes 46
« Femmes 19
Décoration Hommes 44
« Femmes 54
Magasins et expéditions Hommes 42
« Femmes 26
Total 862

Aucun renseignement, on le voit, ne nous est fourni sur l’âge des ouvriers occupés aux trois ateliers qui ne sont pas à strictement parler des ateliers de fabrication du verre : la taillerie et le coupage, la décoration, les magasins et expéditions. Nous savons simplement qu’ils emploient des hommes et des femmes, et dans quelle proportion hommes et femmes s’y rencontrent : les hommes en nombre à peu près double à la taillerie et au coupage, aux magasins et aux expéditions, parce que là encore il y a une grosse dépense de force et de lourdes manutentions ; les femmes un peu plus nombreuses à la décoration, qui ne demande que du goût, de l’application et de l’adresse. Quant à leur âge, hommes ou femmes, si je puis faire état de ce que j’ai remarqué en passant et si mes souvenirs ne me trahissent pas, il doit être exact d’une manière générale qu’à la taillerie et au coupage, comme aux magasins et aux expéditions, hommes et femmes sont d’âge mûr, ce sont des hommes et des femmes, tandis qu’à la décoration, les hommes sont plutôt des jeunes gens, et les femmes des jeunes filles.

Pour les halles de fusion, où se fait vraiment le travail du verre, — je suis tenté de dire avec toute l’énergie ancienne du mot : l’œuvre du verre, — pour les six catégories des ouvriers ou ouvreurs, des cueilleurs, des souffleurs, des gamins, des chauffeurs de four et des renfourneurs, nous avons les chiffres, et ils nous apprennent deux ou trois choses intéressantes. C’est, premièrement, qu’on retrouve dans la verrerie ce que nous avions trouvé dans les mines, et ce que nous ne trouvions plus dans la métallurgie et dans la construction mécanique : deux grandes couches d’âge, l’une de 18 à 45 ans (355 ouvriers), l’autre de 13 à 16 ans (159 gamins), qui absorbent à elles seules les quatre cinquièmes du personnel occupé aux halles de fusion (514 contre 117 sur 631), presque les deux tiers du personnel total de l’usine. Deuxièmement, c’est que, dès que la loi les y autorise, à treize ans, les enfans accourent aux verreries (159 gamins de 13 à 16 ans), puis s’en fatiguent et cherchent ailleurs (avant le service militaire, il y a un déchet de moitié : 98, de 16 à 18 ans) ; de 18 à 45 ans, le niveau est pris : les gamins de moins de 18 ans n’étaient pas des verriers, tenaient à peine à la profession, et pouvaient changer ; les hommes de 20 à 45 ans sont de ce métier et non d’un autre, cueilleurs, souffleurs, et ouvriers, ouvreurs de verre, verriers à quelque degré, rien que verriers, jusqu’à la vieillesse, qui, pour eux, vient vite et comme d’une chute brusque, comme d’un écroulement subit, après cette maturité étale. Si les chiffres disent vrai, il en faut en effet déduire, troisièmement, que la vieillesse attend le verrier et le surprend vers sa quarante-cinquième année, puisque, contre 355 ouvriers de 18 à 45 ans, on n’en compte que 19, — soit un peu moins de 3 pour 100 par rapport à l’ensemble du personnel, — de 45 à 60 ans.

Les données recueillies par l’Office du travail sur l’industrie verrière en France ne sont cependant pas tout à fait aussi inquiétantes ; et je me hâte de les rapprocher, comme correctif, d’une observation qui, pour être d’une justesse scrupuleuse, n’en a pas moins le défaut d’être particulière à un établissement, d’être unique, par conséquent très limitée, par conséquent susceptible d’être en partie infirmée, quant aux conclusions à en tirer, par telle ou telle circonstance qui existerait là et ne se reproduirait pas autre part (supposons une circonstance de lieu, proximité d’un grand certre : pour Saint-Denis, Paris, et possibilité de trouver, à l’arrivée de la cinquantaine, un ouvrage moins fatigant ; et peut-être aussi faut-il ne pas omettre, quand il s’agit de l’usine L…, l’extrême rapidité de son développement, de 60 ouvriers à 860 en quarante ans). Voici donc, suivant l’enquête de l’Office du travail, quelle serait la proportion, pour toute la France, des ouvriers par âge, dans la verrerie, et dans les industries voisines de la miroiterie et de l’émaillerie, comparées ensuite à l’ensemble des industries dites des terres et des pierres au feu :


PROPORTION POUR 100 DES OUVRIBRS PAR AGE


Industries Moins de 18 ans 18-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-54 ans 55-64 ans Au-dessus de 65 ans
Verreries 21, 36 17, 21 22, 62 18, 31 12, 18 0,25 2, 07
Miroiterie, émaillerie 9, 73 16, 82 28, 12 23, 22 14, 40 6, 06 1, 65
Ensemble des terres et pierres au feu 14, 18 16, 61 24, 97 19, 66 14, 04 7, 71 2, 83

En toutes lettres, suivant l’enquête de l’Office du travail et pour toute la France, la proportion des ouvriers au-dessus de quarante-cinq ans serait sensiblement plus forte qu’elle ne nous a paru à l’inspection de la seule usine L… ; et, si ce n’est pas de quoi triompher, ni rejeter comme faux ou mauvais l’exemple de cette usine, c’est au moins de quoi réfléchir et inviter à la prudence. Mais il n’y a nulle imprudence à maintenir et à soutenir, — l’Office du travail lui-même nous y engage, — que les ouvriers vieillissent très vite dans la verrerie et n’y vieillissent pas beaucoup ; un peu plus que dans les mines (6, 24 pour 100, contre 6, 11 pour 100, de 55 à 64 ans ; 2, 07, contre 1, 51 pour 100, au-dessus de 65 ans) ; un peu moins que dans la construction mécanique (respectivement 6, 67 et 2, 25 pour 100) ; moins que dans la métallurgie (7, 93 et 2, 62 pour 100). Ici encore, le feu est probablement le coupable ; l’action au feu, plus meurtrière, au témoignage des chiffres, qu’elle ne l’est même dans la métallurgie et dans la construction mécanique, parce qu’elle s’y complique, pour la plupart des ouvriers, d’un effort bref, mais répété, dont l’incessante répétition tourne sans doute, à la longue, en une lente consomption.

C’est ce que M. Bontemps semble n’avoir pas voulu admettre : « Il est, dit-il, un autre préjugé assez généralement répandu, relatif à l’insalubrité de la profession de verrier. On croit que ces ouvriers, exposés à une grande chaleur, et ayant souvent et longtemps les yeux fixés sur le four incandescent, sur le verre en fusion, meurent jeunes et deviennent aveugles : cela est tout à fait inexact. La salubrité des ateliers est incontestable, l’air y est constamment renouvelé par le fait de la combustion et du tirage. Les vapeurs sulfureuses ou arsenicales qui pourraient provenir de la houille ou de la composition du verre sont emportées par le courant. Resterait donc le rayonnement du calorique comme cause délétère et que ne peuvent supporter les personnes qui viennent accidentellement dans une verrerie, mais auquel les verriers et autres personnes employées dans l’usine s’habituent aisément, et qui n’entraîne jamais d’état morbide. Les verriers transpirent beaucoup, mais, comme ils travaillent au milieu d’un air constamment en mouvement, ils ne souffrent pas comme les moissonneurs exposés au soleil par une journée calme. Je n’ai jamais appris qu’un verrier près du four soit tombé anéanti par la chaleur ainsi que cela arrive à ceux-ci. » Aussi ne l’a-t-on jamais prétendu et n’a-t-on jamais parlé d’un « coup de feu » comme d’un « coup de foudre » ou d’un « coup de soleil. » Puis le Guide du Verrier reprend : « La chaleur du four agit seulement d’une manière sensible sur quelques ouvriers ayant une peau plus délicate, et dont le nez et la joue qui se présentent au feu sont légèrement excoriés et rouges, mais la santé n’en est nullement altérée ; et je puis attester que non seulement il n’y a aucune maladie qui soit spéciale aux verriers…, mais ils jouissent généralement d’une bonne santé. J’en ai connu un grand nombre ayant exercé leur état jusque dans un âge avancé, un grand nombre qui n’avaient cessé de souffler que parce qu’ils s’étaient acquis par leurs économies la faculté du repos ; et, dans ma longue carrière de verrier, je n’ai connu qu’un souffleur devenu aveugle dans sa vieillesse par suite d’une cataracte. »

À ces considérations optimistes, les chiffres indifférens ont déjà répondu : 6, 11 pour 100 au-dessus de cinquante-cinq ans ; 2, 07 pour 100 au-dessus de soixante-cinq ans, pour l’ensemble en France des industries du verre ; à l’usine L…, 19 ouvriers sur 862 au-dessus de quarante-cinq ans. Et ils peuvent répondre encore : à l’usine L…, aux Verreries de Saint-Denis, 32 ouvriers ont dix ans de services ; 36, quinze ans ; 56, vingt ans ; 10, trente ans ; soit 134 en tout sur 862, soit un huitième environ du personnel ouvrier ; et c’est-à-dire que les sept huitièmes de ce personnel sont à l’usine depuis moins de dix ans. Je veux bien qu’ils ne meurent pas tous, heureusement, et même qu’ils ne soient pas tous frappés, les vieux ouvriers, au-dessus de quarante-cinq ans d’âge et de dix ans de services ; mais ils ne demeurent pas, ils ne se fixent pas, ils ne s’enracinent pas, pour des causes multiples. Nous avons distingué, dans le travail du verre, six catégories professionnelles, mais il y a des spécialités de spécialités : il y a souffleur et souffleur. Les souffleurs de verre à vitres ne sauraient pas faire les bouteilles ; ceux qui font les bouteilles s’acquitteraient assez mal du soufflage des cristaux. « Il résulte de ces spécialités mêmes, du nombre limité des verreries de chaque espèce, et de l’éloignement de ces verreries les unes des autres, que les verriers sont une classe d’ouvriers essentiellement nomades ; ils ne se disent pas Lorrains, ou Flamands, ou Provençaux ; car, s’ils sont nés dans le département de la Meurthe, ils l’auront peut-être quitté dans la première enfance pour aller avec leur famille dans le département du Nord, où ils ne seront peut-être restés que peu d’années, pour aller ensuite à Givors ou à Rive-de-Gier. »

Le mal n’a fait que s’aggraver par la concurrence : concurrence des patrons entre eux, depuis que les usines se sont multipliées ; et concurrence des ouvriers eux-mêmes, depuis que la caste s’est ouverte ; depuis qu’est abandonnée l’ancienne loi du métier par laquelle il était interdit aux verriers de faire des apprentis qui ne fussent pas de leur sang ; depuis qu’aux ouvriers de race, à l’aristocratie verrière, se sont mêlés des corniaux, — c’est ainsi que l’on nomme ou que l’on nommait ceux des verriers qui ne sont pas du sang[9]. Depuis lors, comme toujours et plus que jamais, d’un établissement à l’autre, et du Nord à la Loire, une forte portion de la population ouvrière des verreries roule, « justifiant du reste assez généralement le proverbe, que pierre qui roule n’amasse pas mousse ; et, quoique les salaires des verriers soient presque tous très élevés, ce n’est pas la Majorité des verriers qui pourvoit par l’épargne au repos des vieux jours ; » — de ces vieux jours si tôt venus.


IV

Au résumé, dans la verrerie comme dans la métallurgie et dans la construction mécanique, c’est une circonstance du travail, l’action au feu, qui rend ce travail pénible, plus que sa durée ou son intensité. Et la peine augmente, quand, pour une cause ou pour une autre, — chaleur solaire ou chaleur du foyer, — la chaleur augmente. Des Verreries de Saint-Denis, on remarque : « Le travail n’est pénible pour les ouvriers travaillant le verre que l’été, en raison de la chaleur à supporter. » Faisons une petite correction et disons : « Le travail n’est pénible que pour les ouvriers travaillant le verre, surtout l’été… » Dans les autres ateliers, taillerie, coupage, etc., où l’on ne travaille pas à la gueule béante du four, le travail n’a rien de particulièrement dur. Je sais bien qu’aux halles de fusion elles-mêmes, la ventilation est excellente, et même abondante ; et qu’il faut qu’elle le soit, que c’est comme une condition du bon fonctionnement de l’industrie ; mais, précisément, peut-être l’est-elle un peu trop, et y a-t-il dans cette abondance, malgré tous les écrans qui servent à la modérer et à la régler, un nouveau danger pour les hommes placés au centre du tourbillon que forment en se rencontrant le violent courant d’air chaud qui souffle du brasier et le violent courant d’air froid qui souffle du dehors. De là beaucoup de précautions à prendre, que sans doute tous les ouvriers ne prennent pas : aussi bien, quoi de plus difficile que de faire prendre aux ouvriers les précautions les plus simples ?

Pour les ouvriers travaillant le verre, — ouvreurs, souffleurs, cueilleurs et gamins, — la journée est de dix heures, avec deux repos : un grand, d’une heure, entre onze heures et midi ; un petit, d’un quart d’heure, de trois heures à trois heures un quart. Pour les autres services, la journée est de dix heures un quart ; plus longue d’un quart d’heure, comme, dans les mines, elle est plus longue pour le herscheur que pour l’ouvrier à veine, et par le même motif, qui est que leur travail est subordonné, dépendant, en fonction de la production, laquelle le commande et qu’il suit. Aux halles de, fusion, le travail est continu, à deux équipes, qui font alternativement une semaine de jour et une semaine de nuit : les autres ateliers ne travaillent que de jour.

Jadis les ouvriers verriers des halles de fusion fournissaient en deux fois leur journée, qui était également de dix heures : ils travaillaient cinq heures, puis se reposaient sept heures, puis reprenaient de nouveau le travail pour cinq heures, de sorte que les vingt-quatre heures se trouvaient ainsi partagées : cinq, sept, cinq, sept. Maintenant, depuis la loi du 30 mars 1900, l’inspection du travail oblige à couper : dix et quatorze, à faire consécutivement les dix heures de la journée ; et cela contrairement au vœu, malgré les protestations des ouvriers, qui ne le désiraient pas, qui ne le demandaient pas ; — ce qui accuse encore un péché du législateur et peut-être son plus gros péché en matière sociale et ouvrière, qui est de légiférer trop théoriquement, par des lois trop générales ; de prétendre, en dépit du bon sens et contre la nature des choses, ramener à une unité irréalisable tant de diversité et de complexité ; de créer des obligations positives sans tenir assez de compte des obligations plus positives encore que l’industrie elle-même impose à l’industriel, et le travail au travailleur : l’erreur justement, et le péché, quand l’acte législatif la consolide en quelque façon et la consacre, de dire : l’industrie ou le travail, et non « les industries » et « les travaux, » qu’il faudrait dire, car ce sont des questions qu’il faudrait ne jamais traiter qu’au pluriel, en y mettant autant de nuances, en y distinguant autant de cas qu’il y a d’industries différentes et de travaux différens dans chaque industrie. La question ouvrière est une question d’espèces.

Que si d’ailleurs, étant une question d’espèces, — alors que la loi est de son essence une abstraction, — étant multiple et multiforme, — alors que la loi est uniforme et une, — il s’élève entre la question ouvrière et sa solution par la loi comme une antinomie foncière et radicale, comme une contradiction dans les termes qui rend cette solution impossible ; ou si peut-être une telle contradiction ne serait pas inconciliable, en tâchant de donner à la loi plus de souplesse et plus de facilité d’adaptation aux espèces changeantes de la question ouvrière, mais si, malheureusement, ceux-là qui réclament avec le plus d’énergie et de certitude, en tout domaine et à tout propos, l’intervention législative sont les premiers et les mêmes qui en faussent les effets et qui la compromettent par leur manie puérilement pseudoscientifique de systématiser à outrance ; ce n’est point ici le lieu d’en discuter, et je me hâte de refermer tout de suite une parenthèse que je n’aurais pas dû ouvrir. Je veux constater seulement une fois de plus, pour n’en pas laisser échapper une occasion lorsque les faits nous l’offrent, combien il est malaisé, d’une part, de légiférer sur les questions ouvrières, à cause de la rigidité de la loi ; d’autre part, d’assouplir la loi comme il conviendrait ; et cependant combien il serait périlleux en certains cas de ne pas le faire, si ne pas le faire était fatalement ne rien faire : ce qui revient à confesser bonnement que c’est un métier bien difficile que le métier de législateur et que c’est une médecine redoutable que la médecine sociale ; que, pour le législateur comme pour le médecin, c’est déjà faire du bien que de ne pas faire du mal et de se contenter d’aider, celui-ci la nature, et celui-là la société ; mais que le plus sûr moyen de ne pas faire du mal, d’aider et de ne pas nuire, est encore de savoir et de voir autant qu’on le peut ce que l’on fait.

Les salaires, aux Verreries de Saint-Denis, atteignent, par catégories ou spécialités, les moyennes suivantes :


HALLES DE FUSION Par mois Quotidien
francs fr. c.
26 jours de travail par mois Ouvriers verriers (chefs de place ou de chantier) 250 9 65
« Premiers souffleurs 170 6 55
« Deuxièmes souffleurs 140 5 50
« Cueilleurs 100 3 85
« Gamins 50 1 95
TAILLERIE 180 6 00
COUPAGE (femmes) 90 3 00
DECOR Peintres de riche 190 7 35
« — d’ordinaire 150 5 80
« — filles émailleuses 60 2 30
MAGASINS ET EXPEDITIONS. Hommes 130 5 00
« Femmes. 50 1,95[10]

Les formes ou modalités du travail varient, avec le genre même de travail, et par atelier : les halles de fusion travaillent au mois ; la taillerie et le coupage sont aux pièces ; la décoration, à l’heure et aux pièces ; les magasins et les expéditions, au mois ; et les raisons de ces différences ne sont pas à chercher bien loin : régularité dans la production et dans l’écoulement des produits ; mais le décor taillé ou gravé, c’est le caprice, c’est l’accident, c’est l’exception industrielle : cela n’est plus mécanique, arithmétique, ou cela Test moins ; cela veut être mesuré et rétribué à part. Avantage d’un côté ou de l’autre ? La régularité du travail fait la sécurité, la stabilité du salaire ; et c’est certainement quelque chose que de pouvoir compter sur son mois.

Les paiemens ont lieu le 5 et le 20, soit par quinzaine ; mais on consent des avances et des acomptes, qui s’intercalent le 12 et le 27, et c’est le paiement par semaine. Des amendes d’un franc et de deux francs peuvent être infligées, — en fait, elles le seraient assez rarement, — « pour insultes graves et mauvaise fabrication de parti pris. » Le produit, quel qu’il soit, en est intégralement versé à la Caisse de retraite des ouvriers, et les chefs de service peuvent seuls les infliger. M. Bontemps notait qu’en Angleterre, « il y a des verreries où les verriers entre eux s’imposent des amendes qui frappent celui qui arrive au travail quand il est déjà commencé ou qui dans la suite du travail deviendrait incapable de le continuer pour cause d’ivresse. » On ne signale rien de pareil en France, du moins aux Verreries de Saint-Denis ; mais c’est une indication intéressante, à savoir que, dans la verrerie, l’unité de travail est la place, comme, dans les mines, c’est la taille, et, dans la métallurgie, l’équipe ; qu’ici et là l’individu ne fait pas un, mais seulement une fraction de un, laquelle doit trouver en un autre ou en plusieurs autres son complément ; et que l’industrie, du haut en bas, et l’usine de coin en coin, se décomposent ainsi, ou plutôt se recomposent, en cellules organiques.


V

Point de contrat de travail particulier à la verrerie. Les parties s’engagent sous la loi, conformément au Code civil, titre du louage de services. On ne demande aux ouvriers adultes, avant de les embaucher, qu’un certificat de sortie de la dernière maison où ils ont travaillé. Aux enfans âgés de moins de dix-huit ans, filles et garçons, aux gamins, on réclame un livret et, selon le cas, le certificat d’études primaires ou un certificat d’aptitude physique. Et l’on fait bien d’être exigeant ; et l’on ne le sera jamais trop ; et peut-être y a-t-il des usines où l’on ne l’est pas assez : certaines confidences que j’ai reçues me laissent à cet égard des doutes qui sont des inquiétudes.

« Une seule chose est à regretter dans le travail des verriers, c’est l’âge trop précoce où les enfans commencent à servir les verriers comme gamins : le développement physique et intellectuel de ces enfans ne peut que souffrir de cette vie irrégulière, où parfois le jour est consacré au sommeil, tandis qu’il faut travailler de nuit. De certaines constitutions en sont altérées… On arrivera, je l’espère, à retarder de quelques années l’admission des enfans au travail des fours, et à régler ce travail de manière à ne souffler le verre que le jour, ce qui, d’ailleurs, sous bien des rapports, sera dans l’intérêt du maître de verrerie. Les lois sur le travail des enfans et sur l’instruction primaire, une plus grande sollicitude de l’autorité et des chefs de fabrique, ont déjà amené de grandes modifications à cet état de choses regrettable[11]. »

Ces lignes datent de trente-cinq ans : et, depuis trente-cinq ans, en effet, des précautions ont été prises. Mais elles ne peuvent empêcher que, comme il n’y a pas, dans la verrerie, de période d’apprentissage, en ce sens que les apprentis eux-mêmes gagnent tout de suite en entrant (40 francs par mois aux Verreries de Saint-Denis), les parens ne soient tentés de faire travailler et rapporter le plus tôt possible leurs enfans, avec d’autant moins de scrupule que c’est une vieille tradition, une vieille habitude du métier, par laquelle de bons juges ont expliqué le fait, à première vue surprenant, qu’il y eût tant d’illettrés parmi les enfans de verriers au salaire relativement élevé : « Cette ignorance tenait en grande partie à ce que les ouvriers verriers faisaient travailler leurs enfans dès leur bas âge comme gamins, et que les heures de travail ne s’accordaient généralement pas avec celles de l’école[12]. » Et si ce ne sont pas les parens, ce sont d’autres, auxquels ils délèguent leurs droits, auxquels ils vendent leur puissance, comme dans la lamentable histoire de ces petits verriers italiens que nous a contée récemment le marquis Paulucci de’ Calboli[13]. Mais que l’on ne s’empresse pas de faire de cette misère, et, si l’on veut, de ce crime, an thème aux ordinaires déclamations sur « l’exploitation patronale » et « les exploiteurs patronaux ; » car enfin, qui donc ici est « l’exploiteur ? » et je ne dis pas que quelques patrons, quelquefois, ne puissent être complices, mais la plupart, le plus souvent, sont trompés.

Quoi qu’il en soit, nous dont la besogne n’est ni celle du juge d’instruction ni celle de l’inspecteur du travail, nous nous en tenons à nos observations. D’une part, de sévères et minutieuses précautions ont été prises : par la loi, avant le travail et pour le travail ; dans le travail, par les patrons eux-mêmes. Mais, d’autre part, on nous a conviés à admirer la bonne mine des gamins qui couraient tout autour de nous en maniant la canne ou nous poursuivaient en nous offrant la merveille de leur verre filé : eh bien ! non, nous n’avons pu l’admirer sans réserve ; et, s’il y en avait assurément de robustes, combien étaient pâles, faibles, malingres, peu développés pour l’âge qu’ils annonçaient avec l’espèce d’orgueil qu’ont les enfans, et surtout les enfans forcés de gagner leur vie de bonne heure, à faire précocement les hommes !

Malgré toutes les précautions, il reste donc là, je ne veux pas dire un problème, — ne voulant rien grossir, — mais il reste un point à fixer. Et, au demeurant, il y en aurait plus d’un. L’impression totale et finale sur la verrerie, — lorsque l’on vient de visiter une usine, même très belle et très moderne, — est que c’est bien une industrie, d’origine très ancienne, et qui, de cette ancienneté, a gardé jusque dans le présent on ne sait quoi d’ancien et de primitif. Pour moi, je revois toujours l’image où deux artisans égyptiens sont accroupis, soufflant, dans des cannes semblables à nos cannes, du verre semblable à notre verre. La seule différence, à plusieurs milliers d’années d’intervalle, c’est qu’ils sont assis près d’un foyer fait de quelques pierres à même le sable, tandis que nos ouvriers sont debout et s’agitent entre plusieurs fours ; et ce n’est peut-être que la différence de l’Orient à l’Occident : aggravation de peine pour l’Occident. Peu de progrès, à travers tant de milliers d’années : on dirait que cet art a atteint sa perfection du premier coup, sinon dans ses produits, du moins dans ses procédés, ou mieux dans son outillage.

Et, devant tant d’efforts fournis, tant de forces dépensées, tant de vie compromise, tant d’ « humanité » — muscle humain, capital humain — engagée, on se prend à crier vers les inventeurs, si féconds ailleurs en imaginations et en améliorations ; on rêve de bras de fer, de bras articulés, qui feraient infatigablement ce geste, aussi bien machinal et automatique, d’aller cueillir le verre à l’ouvreau du four, puis d’aller le porter au chef de place à son banc ; comme on a déjà trouvé le soufflet à air comprimé qui permet d’épargner la respiration humaine, il faudrait tâcher de trouver la main métallique qui permettrait d’épargner l’action humaine, puisque c’est principalement cette action à une température dévorante qui consomme et use des hommes, alors que toute autre matière est faite pour économiser de la matière humaine. — Voilà, en somme, l’impression persistante, qui n’est pas la même que dans les mines, dans la métallurgie, dans la construction ; qui est à peine, sauf la grandeur des ateliers et le nombre des ouvriers, l’impression d’une grande industrie. Dans les mines, dans la métallurgie, dans la construction, la mécanique paraît avoir donné à l’homme tout ou presque tout ce qu’elle lui devait : dans la verrerie, elle lui doit encore tout ou presque tout.


Charles Benoist.
  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 15 août, 15 septembre, 1er décembre 1902, 1er juin et 15 août 1903.
  2. Guide du Verrier, traité historique et pratique de la fabrication des verres, cristaux, vitraux, par G. Bontemps. 1 vol. in-8o ; 1868. — Cf. Jules Henrivaux, La Verrerie au XXe siècle, 1 vol. gr. in-8o ; 1903 ; et du même, Une Maison de verre, dans la Revue du 1er novembre 1898.
  3. Et peut-être est-ce une des raisons, peut-être est-ce parce qu’elle était alors naturellement et nécessairement forestière, qu’elle fut une industrie noble, les bois n’appartenant guère qu’à des gentilshommes et l’art du verre étant considéré comme un moyen de tirer des forêts un meilleur parti.
  4. Voyez Germain Martin, la Grande Industrie en France sous le règne de Louis XIV, p. 195-197 ; La Grande Industrie en France sous le règne de Louis XV, p. 149-151. — Cf. ibid., p. 110. Par un mémoire du 28 décembre 1727, le sieur de Sartres demandait l’autorisation d’établir à Cette une verrerie qui serait alimentée par le charbon des houillères : « Les Anglais et les Allemands ont appris l’usage du charbon de terre qui produit non seulement l’avantage d’épargner le bois, mais encore de faire beaucoup plus d’ouvrage que dans les autres verreries ; ce secret n’est point commun, et il n’y en a que quatre dans le royaume : une dans le Boulonnais, une à Bordeaux, une à Bourg-sur-Dordogne, et une établie depuis peu à Sève (Sèvres), sur le chemin de Versailles, à la maison de Mme Dargenton, où est l’arcade de Saint-Cloud. »
  5. Augustin Cochin, La Manufacture des glaces de Saint-Gobain, de 1665 à 1865, p. 12-13. — Cf. G. Bontemps, Guide du Verrier, ch. II. Des élémens qui constituent et qui composent le verre ; Péligot, Douze leçons sur l’art de la verrerie ; et les travaux de MM. J. -H. Dumas et Pelouze.
  6. Résultats statistiques du recensement des industries et professions (Dénombrement général de la population du 29 mars 1890), t. IV, Résultats généraux, p. LVII.
  7. G. Bontemps, Guide du Verrier, livre I, ch. IX. Des localités les plus convenables pour les verreries, p. 218-223.
  8. G. Bontemps, Guide du Verrier ; ibid., p. 221.
  9. G. Bontemps, Guide du Verrier, p. 177-179.
  10. Il y a trente-cinq ans, M. G. Bontemps, dans son Guide du Verrier (p. 635), donnait, entre beaucoup d’autres chiffres, ceux-ci, dont quelques-uns peuvent être comparés aux nôtres :
    - Ouvreur 200 francs par mois.
    Premier souffleur 120 —
    Deuxième souffleur 90 —
    Troisième souffleur ou carreur 50 —
    Grand gamin 40 —
    Deuxième grand gamin 35 —
    Petit gamin 30 —
    Deuxième petit gamin 30 —


    Cf., ibid., passim, surtout à la fin des chapitres, sous la rubrique Prix de revient, un certain nombre de salaires d’alors, tant en France qu’en Angleterre et en Allemagne. — M. Augustin Cochin, La Manufacture des glaces de Saint-Gobain, ch. IX, la Condition des ouvriers, p. 93, se borne à dire, ce qui est trop peu : « Les salaires dépassent en moyenne 3 francs par jour à Chauny et à Saint-Gobain, non compris les primes, les logemens, les jardins. » La moyenne ; mais que sert de faire une moyenne entre le salaire du chef de place : 9 fr. 65, et celui du gamin : 1 fr. 95 ? Qui touche cette moyenne ? Ni le chef de place, ni le gamin ; personne.

  11. G. Bontemps, Guide du Verrier, p. 182.
  12. G. Bontemps, Guide du Verrier, p. 180.
  13. Dans un article de la Nuova Antologia ou de la Rassegna nazionale que je regrette de ne pas retrouver. Il est juste de remarquer que les petits protégés de M. Paulucci de’ Galboli avaient beaucoup plus à souffrir hors de l’usine, chez le « traitant » qui les avait amenés du pays natal, que dans l’usine même, et que l’auteur est le premier à le reconnaître.