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Le Verger (Dablon)/13

La bibliothèque libre.
Le Messager canadien (p. 166-178).


Chapitre XIII

TROIS JEUNES HOMMES DANS LA FOURNAISE


Saint-Denis a vu juste ; Jacques est rentré de voyage comme d’une retraite. En serrant la main de son ami, Saint-Denis se refuse énergiquement à désespérer ; il recueille jour à jour les gestes et les mots de Jacques, et établit des points de repère pour suivre le cheminement de son ami. La chose n’est pas facile.

Jacques, au cours de ces mois ardus, compte lever ses dernières timidités.

Il a escompté un instant l’appui fraternel de François Lemieux. Un matin qu’ils allaient visiter les pauvres, et que, François, parlait d’une facture d’épicerie à pointer, Jacques demanda à brûle-pourpoint :

— Te souviens-tu François de ce que tu m’as dit des pauvres la première fois que je t’ai accompagné ?

— Est-ce que j’en ai trop dit ? demanda François en souriant.

— Pas assez ! J’ai réfléchi depuis ton petit discours, François, et… As-tu lu le Témoignage de Marie de l’Incarnation ?

— Je laisse ça au Père Vincent ! Tu sais bien que je ne suis pas un mystique, moi.

— Il n’est pas nécessaire d’être un mystique pour comprendre que l’amour de Jésus-Christ, c’est infiniment plus que l’amour des gueux. L’amour de Jésus-Christ est la seule réalité historique et humaine, François. François, il ne faut pas se laisser blouser par les apparences. Rappelle-toi notre dernière classe sur Platon, l’allégorie de la Caverne…

— Hum ! Tu mêles un peu les choses.

— Moi, je vois le monde étendre, à perte de vue, la nuit opaque de ses steppes ; il n’est pas de vie dans ces pâturages rongés d’ennui, pas de joie, hors des points brillants qui annoncent les feux des bergers ou des caravanes. Beaucoup d’hommes, des individus et des peuples, passent au large de ces signes. L’histoire et la terre n’ont pas d’autre vérité ni d’autre amour que Jésus-Christ ; le reste est impasse ou contrefaçon !

François regarde son néophyte avec stupeur et presse le pas.

Jacques a peut-être parlé trop vite. Il ne possède pas le tact du Père Vincent dans les choses de Dieu.

Jacques se réfugie dans la correspondance avec ses amis et dans son journal ; il couvre des pages et des pages sous les yeux intrigués de Saint-Denis. Le difficile comme toujours est le passage de la raison à la vie.

Jacques se rappelle une histoire idiote qu’un condisciple lui a narrée sur le « Pierre m’aimes-tu ? » de saint Jean, et il souffre de ne pouvoir rafraîchir les images que le souffle de son camarade a desséchées. Jour après jour, il a prié avec des mots qu’il bredouillait, tant ils lui durcissaient dans la gorge. Il frappait avec opiniâtreté le granit revêche des épîtres pauliniennes, et le verbe de l’Apôtre, ligoté, gisait derrière une pierre roulée ; il est allé jusqu’à la nausée pendant les heures livrées à l’esprit des ténèbres, sous le regard du Maître, dans le jardin solitaire. Un matin, à la communion, Jacques goûta les premières saveurs de la manne avant la terre promise. Désormais le vendredi, lorsqu’il suivait le chemin de la Croix avec la Saint-Vincent-de-Paul, les mosaïques de la chapelle s’animaient ; elles échangeaient quelques minutes la hideur commerciale pour la vérité de l’Amour. Ainsi avait-il, au lac des Monts, après le déluge et les bruines d’une journée, redécouvert par une fenêtre du chalet les crêtes submergées des collines. Il prononce des mots compromettants, sans hésitation, non sans trembler, car il sait que la vie chrétienne est un mystère d’unité.

Mais il reste des points à élucider, des problèmes auxquels la vie, quoi que prétende Maurice, ne donne pas de réponse, ou du moins de réponse assez précise, et au moment que Jacques veut une réponse. Le jeune homme quémande l’aide du Père Vincent :

— Père, je sens bien que je change. Le vieil homme… le vieil homme qu’il faut détruire. C’est beau à dire, mais jusqu’où faut-il détruire ?

Le Père s’enfonce dans sa chaise à bascule ; il tient la solution.

— Jacques, je vous répondrai par une parabole. Avez-vous peur des mythes ?

— J’ai un ami, Père, qui ne me parle qu’en paraboles, comme Platon…

— Quand j’étais gamin, nous nous levions parfois à la barre du jour, mon frère et moi, et nous descendions sur le quai de la Rivière-Ouelle pour pêcher l’éperlan. Mon frère comptait ses prises au panier ; moi, je faisais plusieurs choses à la fois ; je regardais l’Île aux Coudres sortir des brumes, Saint-Irénée s’éveiller dans les chauds rayons du soleil matinal, et surtout j’écoutais, j’écoutais monter la marée.

Il se redressa et, plantant ses yeux dans les yeux du jeune homme :

— Eh bien ! Jacques, Jésus-Christ entre dans la vie d’un homme au temps et lieu qu’il lui plaît. Tout n’est pas pour autant à recommencer. Au matin des équinoxes, le flot qui bat à grandes pulsations les falaises et les quais, n’afflue pas avant que l’aube ait balayé des dernières ombres les rives et les recoins des grèves ; mais c’est assez, et il n’est pas besoin de démanteler les caps et de pétrir la terre pour la remodeler. Dieu se sert de tout pour établir son règne ; et pour s’adapter à l’humble effort de l’homme, il attend avec patience l’exacte disposition des points d’incidence.

Jacques, satisfait pour une heure, quitte le Père Vincent, et reprend le cours à peine interrompu de ses réflexions ; il feuillette les lettres de Maurice. Réfugiés dans leur superbe, les trois amis ne peuvent plus tenir, force leur est de déchanter ; ils redescendent vers les hommes mais ils craignent de se souiller. « Il ne s’agit pas de toiser le monde avec mépris, répond Jacques à Maurice ; car de ce mépris, tout homme clairvoyant est capable, fût-il païen. Il ne suffit pas de la pitié ; livrée à elle-même, la pitié se départ difficilement de sa hauteur et, quand elle ne tourne pas à l’odieuse philanthropie, elle s’étiole ou se décourage. Le monde ne nous est pas si étranger que nous croyions. Côtoyer les hommes sans contracter définitivement la contagion dont nous portons en nous le virus, n’est-ce pas un peu cela que nous exigeons ? Il n’est question ni de haïr ni de s’apitoyer, encore moins de se cabrer ou de pactiser, mais d’aimer ; le salut est à ce prix ; scander notre marche de ce refrain, Maurice. Et, la lassitude qui nous guette ! Mais comment et jusqu’où pouvons-nous nous engager dans le monde sans renoncer à ce qui me paraît être l’unique raison de vivre, à notre jeunesse ? Je cherche cette ligne de partage que tu prétends introuvable et Noël, inexistante. Je ne tiens pas de réponse plausible mais grâce au Père Vincent, je ne désespère pas. »

Comme au soir du Concerto en ré, Jacques rassemble des souvenirs, tourne des pages qui s’éclairent l’une l’autre. Le mariage de Monique qui l’a rejeté vers Maurice et Noël, et vers la Saulaie, le dialogue avec Louise le soir de la Saint-Jean, les larmes du petit dans le corridor du réfectoire le jour même du grand deuil, la méditation sur le corps de son père, se relaient entre eux comme les phares de l’île et participent d’une même lumière. Maintenant que le trouble et l’amertume se sont dissipés, Jacques voit poindre le jour limpide où il lira dans les figures terrestres de l’amour le reflet de l’amour qu’il poursuit et qui le poursuit.

La musique ne tenait pas d’autre langage. Ses amis ont perdu son sillage, mais lui va toujours, emporté par une marée qui n’a pas de terme. Non une fuite, une conquête plutôt. Il le sait, mais il le sait mal et il appréhende vaguement quelque nouvelle et cruelle leçon de l’expérience.

À la fonte des neiges, la cour n’est plus praticable. On va et vient sous le préau, comme des gens qui foulent les mêmes idées. Saint-Denis n’a pas démissionné ; les pouces aux goussets de son gilet, il remorque ses jambes flasques auprès de son ami avec une assiduité que le Père Dreux ne prise guère. Jacques Richard est du domaine des objets précieux ; depuis que le Père Vincent s’intéresse à lui, on ne peut plus toucher à ce garçon hautain.

Un soir, à la fin de mars, le Frère Portier vint quérir Jacques à l’étude :

— Un jeune homme qui a de grands yeux surpris, et une jasette avec ça ! Il marche dans le parloir.

C’était Noël. Il refusa de s’asseoir et entraîna Jacques dans le corridor. Il tenait un livre dont il se frappait le plat de la main.

— Je sors de chez le Provincial.

— Qui, le Provincial ?

— Le Provincial des Pères Blancs ! Diable ! As-tu oublié ce dont je t’ai parlé sur le quai de la gare ?

— J’ai pensé que tu étais un peu fou ce soir-là.

— Je suis toujours un peu fou, tu le sais bien, moins fou en tous cas que Maurice et toi dans votre satanée correspondance ! Avec vos subtilités et vos joliesses de décadents, vous finirez dans la foutaise. Ce soir-là, quand je t’ai entretenu de ma décision, je n’étais pas fou ; mon ange m’avait empoigné par la chevelure et il me secouait, il fallait bien que je crie !

— Pourquoi les Pères Blancs ?

— Pourquoi ? Parce qu’on ne fait pas les choses à moitié quand on se donne au bon Dieu. Leur Provincial commence à me prendre au sérieux, un petit homme à barbiche qui ressemble à un vieux bouc (je suis irrévérencieux à l’égard de mes futurs supérieurs !), un homme de cœur. Pendant que je divaguais devant lui, la barbiche lui tremblait ; il souriait de quoi ? Enfin, me trouves-tu si béjaune que ça ?

— Il pensait à ta visite manquée cet hiver…

— Tu peux en parler ! C’est le Provincial qui a refusé de me recevoir. J’avais inutilement demandé à un Père de la rue Sainte-Ursule de me ménager une entrevue. Et encore aujourd’hui, le Provincial, il ne consent à m’admettre qu’en septembre ; il n’en démord pas, têtu comme un bouc. Ils veulent m’exposer aux bêtes. Ils en prennent à leur aise, eux, ils sont casés. Que veux-tu que je bourlingue à l’île ou au Portage avec mes parents pendant l’été ? Quand c’est fini, c’est fini… Jacques, j’expierai mes péchés, et ceux des autres… et les tiens, mon vieux !

Jacques écoutait son ami. Noël ne reviendrait pas sur sa résolution. Heureux homme de trancher ainsi à vif et sans barguigner ! Noël ne lancerait plus de cailloux dans les vitres des gens qui ne pensaient pas comme lui. Ils avaient donc tant vieilli tous les deux, en ce court laps de temps, que leur amitié pour se maintenir exigeât, dès ce soir, une orientation nouvelle de leur âme ? Ils arpentaient le corridor mal éclairé et leurs ombres se nouaient et se dénouaient sur le mur au badigeon gris.

Noël touchait la porte du collège. Il revint en courant :

— J’oubliais le livre de Louise.

Il tendit à Jacques une lettre de Maurice et un volume enveloppé dans un papier blanc.

— Nous nous sommes rencontrés chez le libraire, Louise, Maurice et moi. Il paraît que c’est ton anniversaire de naissance ces jours-ci. Nous avons décidé de t’offrir un cadeau. Louise a prêté l’idée, Maurice a suggéré le Grand Meaulnes et moi, je suis le messager des dieux. Bonjour, mon très cher !

Sur ce, il lui tira une révérence et pivota sur ses talons.

Jacques déposa le Grand Meaulnes chez le Père Préfet pour demander l’Approbatur et ouvrit la lettre de Maurice. « Je n’avais pas coutume de t’écrire pour ton anniversaire de naissance. Noël t’aura dit pourquoi j’ai pensé à toi. Il t’a appris sa décision ; c’est grand, n’est-ce pas ? Je suis fier d’avoir Noël pour ami. Il m’a semblé que notre amitié était menacée. Que de traits nous pourrions nous rappeler : nos chicanes de terrain, rue Charlevoix, nos excursions à bicyclette, nos séances de placotage dans ma chambre quand nous avons découvert Pascal auquel tu m’as initié ! Jacques, mon ami, on ne nous enlèvera pas le plus clair de nos souvenirs. Mais pourrons-nous restaurer ces moments précieux et affronter la vie ensemble ? Chaque fois que je t’ai écrit (ce furent de trop rares fois), je l’ai fait dans des états d’esprit qui confinaient à la peur. Je ne prenais pas la peine de répondre à tes questions. Tu es mon ami ; c’est un fait acquis, et je me repose sur cette assurance, courant après de petites aventures assez banales. Notre amitié n’est pas une chose qui se chante mais qui se vit. Je parle souvent de toi ; j’ai même ici, cela ne te surprendra pas, deux lettres que je t’ai écrites et que je ne t’ai pas envoyées. J’avais besoin de calmer un conflit et, à le dire, je l’ai calmé. J’avais besoin de laisser voir mes faiblesses ; je ne soigne rien avec toi, je ne cherche pas à épater, je me sais faible, indécis. Je me montre aux autres l’homme le plus confiant, le plus volontaire, le plus décidé qui soit. J’ai mes doutes, et je refuse de croire à leur existence. Ce n’est pas tout de persuader son entourage de sa force, il faut s’en persuader soi-même. L’amitié est égoïste ; un ami est celui dont on abuse. Je pense à toi, mais j’avoue vivre trop en dehors de toi. Quelle mécanique que notre vie ! J’ai fui le monde ce mois-ci, le monde qui ne peut consoler mais auquel je le sens bien, je retournerai par la banalité voulue de mon caractère. Notre colloque sur le mont des Quatre-Sœurs aura donc été vain ? Après coup, ces instants de liberté me paraissent trop étrangers à ma vraie nature pour se prolonger, pour m’accompagner dans la plaine. Car j’aime à me planter en face de la vie. Je me souviens d’une théorie que j’ai maintes fois développée devant Noël qui vibre, comme tu sais, à un diapason peu terrestre : être assez réaliste pour comprendre la bassesse de l’homme et assez indulgent pour la lui pardonner ; bien plus, se convaincre de la petitesse de chacun et par suite ne pas se surprendre de celle d’un particulier. Mépriser toute chose pour n’être affecté d’aucune, s’accommoder au mieux de toutes les situations. Cette idée n’a rien de dérisoire et elle ne conduit pas nécessairement au cynisme ; je l’ai pratiquée moi-même ; je me suis préparé de la sorte des surprises agréables et j’ai acquis une grande compréhension de l’homme. Excuse-moi de te parler si peu de toi. Pourquoi ne pas écouter Duhamel, et ne pas comprendre ce que peut avoir de fatuité celui qui cherche à intéresser un autre à ses petites, bien petites misères ? Ces misères sont tout de même notre vie, mon cher Jacques. »

Cher Maurice ! Combien meilleur qu’il le disait ! Il avait ceci d’original, qu’il était, dans son mécontentement, plus cruel pour lui-même que pour les autres. Des amis de Jacques, Maurice était celui qui lui ressemblait le moins, celui qu’il préférait.

Un post-scriptum apprenait à Jacques que Pierre Morand était sorti de chez les Bénédictins et s’était inscrit à la faculté de Droit. Au peu de trouble que lui causa cette nouvelle, le jeune homme jugea que sa vocation à lui, s’il en avait une, greffée un instant sur l’aventure de Pierre avait pris racine. Mais jusqu’où ?

Le lendemain, la visite de Noël produisit son effet : une euphorie que Jacques assimilait à l’innocence originelle. Le Père Préfet lui remit le Grand Meaulnes. En séparant les feuillets, Jacques découvrit une lettre de Louise. Candeur de petite fille qui aurait pu coûter cher ! Cette lettre, il la lut, la relut avec imprudence, à l’étude, en récréation, en classe, sous les yeux du Père Dreux et à la barbe de Monsieur Legris. Qu’avait-elle donc de si extraordinaire, cette lettre qui lui gondolait entre les doigts ? Elle n’avait rien. Elle était une lettre, une vraie. À quelles sources la jeune fille avait-elle puisé l’allégresse et la fraîcheur qui gonflaient et faisaient éclater chacune de ses phrases ? La vraie Louise, celle qu’il n’avait jamais connue, celle dont il s’était peint un portrait, apparaissait aujourd’hui plus aimable qu’il ne l’avait rêvée. Elle proposait un mystère neuf à la sagacité de Jacques et donnait les arrhes d’une ascension en pleine lumière.

Comme leur amour avait crû aux moments qu’il le croyait assoupi ! Le bonheur, ne le tenait-il pas enfin ? La vie chrétienne n’était pas grillée dans les cloîtres. Jésus-Christ était à cette époque entré dans la vie de Jacques et avait comblé le vide d’un amour trop humain, en lui proposant un modèle et un aliment. Il serait peut-être donné à Jacques de vivre dans le monde comme n’y vivant pas et, sur la pierre du sacrement signée d’une croix, d’édifier un foyer où l’on aimerait comme Jésus aime l’Église. Le Père Vincent ne lui avait-il pas donné à lire la correspondance de Dupouey ? Jacques avait douté de Louise, et, par une seule lettre, elle manifestait une ferveur et une jeunesse dont il n’était pas lui-même capable. Les exigences de la vie chrétienne se conciliaient avec le bonheur de la terre, avec un bonheur qui soufflait du large les parfums violents et sains de la mer, et qui invitait au départ. Il ne chasserait pas de sitôt un rêve où ses aspirations jusque-là confuses trouvaient leur accomplissement ; elles montaient unanimes, à la surface de son âme, comme sur le pont sonore l’équipage d’un navire en partance.

Cette fois ce n’était pas un leurre.

Jacques avait atteint, comme le fleuve devant l’île, le point où les eaux se divisent. Deux courants avaient vu le jour au clair pays de l’enfance, mêlé leur onde sur un long parcours, reçu au passage l’élan d’apports nouveaux, et s’il fallait les séparer, ils se tordraient comme des métaux en fusion.

À compter de ce jour et pour quelques semaines, le Grand Meaulnes ne le quitta pas ; la page de garde portait, sous l’Approbatur du Père Préfet, trois couples d’initiales dont le mystère avait échappé au flair de la Préfecture et qui conféraient au volume une valeur d’incunable. Jacques vivait comme un reclus.


Quand Jacques referma le livre d’Alain-Fournier, il le refusa net à Saint-Denis, outré de ce procédé, et l’envoya chez le relieur. Sa décision était prise. Délibérément et de haute lutte, il renonçait au bonheur entrevu. Ce n’est pas lui qui hériterait le Verger. Le bonheur, il tenterait de le conquérir pour le porter aux autres. S’il était heureux, ce serait par surcroît. Il n’était pas assez fort pour porter le bonheur terrestre qui fleurissait dans la lettre de Louise. Il avait escaladé avec Meaulnes le mur d’un domaine merveilleux. Il ne méprisait rien ; il jetait même sur le message de la jeune fille un regard attendri, comme on envie, au sortir de son jardin, le rosier qui fleurit la fenêtre de la moindre demeure.

On pouvait concilier la vie chrétienne et la vie dans le monde, l’amour de Jésus-Christ et l’amour humain ; lui ne le pouvait pas, il ne le pouvait plus. La pureté conquise aux prix de durs recommencements n’était plus seulement l’armure qui barde le corps, mais un feu émanant de son cœur, et elle brûlait de plus en plus, comme la passion, d’une flamme immatérielle qu’elle empruntait à l’amour. Il l’apprenait d’une femme aussi, cette pureté, d’une femme qui était la Mère de Dieu. Purifier le monde jusque dans ses recoins de conscience était peut-être une entreprise chimérique, dont Maurice souriait à bon droit, mais assainir de vastes portions d’humanité pour y planter des frondaisons jeunes et vigoureuses, voilà une tâche possible, grâce à Jésus-Christ, une tâche urgente ; amorcer l’entreprise par l’exemple quotidien et sans réserve du renoncement et de l’amour : résolution précise qui expulsait les chimères.


Jacques doublait le pas ; il fredonnait les thèmes héroïques du Concerto en ré et subissait une dernière fois le mirage de la musique. Il croyait heurter du pied la montagne sainte. Il avait en route sans trop s’en rendre compte laissé tomber la main de son guide ; il n’éprouvait pas même le besoin d’écrire à Noël. Saint-Denis lui ressassait qu’on ne fait pas les héros avec de bons sentiments dérobés aux livres ; Jacques s’obstinait à voir en Saint-Denis un prophète de malheur. Le Père Vincent ne laissait pas d’être inquiet. Car il restait à Jacques une leçon à prendre, celle de l’humilité, et une phrase de l’Évangile à méditer à l’instar de son Père Spirituel : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis. »