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Le Voyage à Rome d’un volontaire du Pape

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L’Artiste, 1er novembre 1861 (Nouvelle série, T. XII, pp. 201-203)

Étienne Eggis


Le Voyage à Rome d’un volontaire du Pape


FRAGMENTS D’UN LIVRE INÉDIT.

LE VOYAGE À ROME
D’UN VOLONTAIRE DU PAPE
EN TROIS ÉTAPES.


I.

DE FRIBOURG À PONTARLIER.


Revenu de longs voyages dans l’Inde et en Afrique, je m’ennuyais à Fribourg. Connaissez-vous Fribourg ? — C’est une petite ville escarpée et riante où il y a un pont en fil de fer, un orgue fameux, quelques vilaines femmes, et des institutions démocratiques ayant le parfum moisi des jésuites qui ont déserté en 1847.

Un soir du mois de mai 1859, je m’en étais allé hors de ville, vers ce qu’on appelle la Promenade du Pré de l’Hôpital. Une tristesse profonde inondait mon âme. Ah ! les vastes solitudes de l’Inde, peuplées de cosmogonies, ah ! les montagnes de l’Atlas et les vastes rugissements de lions, comme elles envoyaient leurs ardents souvenirs dans mon esprit fatigué ! Oh ! les contes arabes ou hindous, dits sous la tente du désert ou dans les crépuscules bleus des nuits asiatiques ; oh ! cette ardente poésie orientale, comme elle brûle le sein à qui n’y vit plus !

C’est que, voyez-vous, il faut avoir traîné le sabre du légionnaire en ces pays, ou battu le bastringue des saltimbanques en leurs tempêtes, pour les connaître, ces sols luxuriants aux femmes fumantes, aux beaux tigres, aux chatoyants lions.

J’aime mieux l’Inde que l’Afrique. Il y a dans cette placidité sereine de l’atmosphère hindoue, dans ces mille bruits du silence de Bràhmâ ; dans cette tempête intime des atomes de l’être où se débat la pensée aux déserts de Dehly, quelque chose de lumineux comme un dieu vrai, de calme et beau comme un soleil levant, d’immense comme l’air des temps primitifs.

J’écoutais, en ma pensée, le souvenir qui chantait.

Oh ! la belle voix qu’a le souvenir heureux !

« Qu’est-ce que vous faites là, poëte ? me dit une voix rauque ; et une main habituée à ces interruptions de pensées vagabondes chez les poëtes pauvres, me frappa rudement sur l’épaule.

Je tressaillis.

« Je rêvais, répondis-je.

— À combien par heure ? »

Hélas ! pierre qui roule n’amasse pas mousse, dit la bêtise des nations. Étienne Eggis était revenu de l’Inde et de l’Afrique plus pauvre qu’il n’y était allé. Il donnait à Fribourg, sa ville natale, — nul n’est poëte en son pays,  — des leçons de musique à soixante centimes le cachet ; chez M. Egger, coiffeur, chez M. Pontet, capitaliste, chez M. Bertschy, tailleur, etc. Son interlocuteur le savait.

Il s’appelait, cet homme positif, Yeuni. Il vendait, pour le service du pape, des hommes, après la visite, quarante francs pièce.

« Voulez-vous partir pour Rome ? me dit-il.

— Andiamo.

— Et c’est dit ?

— C’est dit. »

Nous allâmes dormir dans la même auberge, Au Paon. Le produit de mes leçons ne me permettait pas d’avoir mon domicile.

Le lendemain matin, à cinq heures, quatre hommes et un caporal paradaient sur la place d’armes de Fribourg, en Suisse, et je prenais avec l’adjudant Yeuni la route de Pontarlier.

Au bout de quatre heures de marche, nous atteignîmes la jolie ville de Payerne, en le canton de Vaud, et nous continuâmes notre route vers Yverdon.

Nous marchions sans causer.

Mon adjudant recruteur pensait à ses quarante francs ; moi, à l’Italie, que je n’avais pas encore vue. Italiam ! Italiam !

C’était la nuit, nuit bleue, rare dans les pays suisses. Un cor de postillon chantait en les lointains. Sur les durs cailloux de la route pesait la lourde diligence.

Nous arrivâmes à Yverdon.

On alla s’étendre sur un lit de paille en une auberge à l’entrée de la ville, pour éviter les gendarmes vaudois. Mon cornac ronfla toute la nuit. Moi, je rêvai à des yeux siciliens, à de vagues sérénades aux grèves des mers amoureuses, à des coups de poignard voluptueux regardés par les étoiles. Et pourtant je venais de l’Inde.

Ce que c’est que le cœur humain !

Le lendemain matin, le vent battait le lac. On se leva, on but la sainte goutte militaire, cette atroce eau de feu, et l’on prit le chemin ardu de l’Aiguille de Beaume.

Ah ! les montagnes, ces saintes du monde physique !

Que c’est beau, la montagne !

Avez-vous, dans des matins lumineux ou dans des nuits prodigieuses, écouté les montagnes et les forêts haleter comme une poitrine humaine ? Ah ! comme alors la grande poésie des bohèmes vous arde le cerveau, comme la main brûle en serrant le bâton des aventures, baigné dans la mer des rosées de la nature voyageuse !

Nous, nous nous assîmes près du village frontière Les Tours ; et mon adjudant m’offrit poétiquement sa gourde pleine d’eau-de-vie.

« Vous avez de l’avenir, » me dit l’adjudant Yeuni.

L’adjudant Yeuni est un homme sérieux, calme et réfléchi.

Il sait. Il a beaucoup vendu d’hommes.

« Vous avez de l’avenir, répéta-t-il ; vous savez plusieurs instruments, vous pouvez devenir facilement chef de musique. On est adjudant-major, c’est tentant. »

Et signor Yeuni avala une gorgée philosophique de la sainte liqueur contenue en sa gourde.

« C’est vrai, répondis-je ; je rabote du piano, je tousse du cornet à pistons, je roucoule de la flûte, j’éternue de la clarinette, et, au besoin, j’étranglerais bien du triangle ; mais, — j’ai la vue si basse.

— Niente ! répondit M. Yeuni, vous êtes un fameux musicien. »

On dormit. Que j’ai souvent dormi dans cette fraîcheur calme des nuits étoilées, en l’Inde, en Afrique, et ailleurs.

On s’y fait vite, quand on a le cœur robuste. La santé vient du cœur. Le lendemain, nous gravîmes la montagne Sainte-Croix, et les formalités de frontières remplies par un laisser-passer du capitaine Vuilleret, nous entrâmes en France.

On s’en alla par ces jolis pâturages et l’on arriva à Pontarlier.


II.

DE PONTARLIER À ROME.


Jolie ville que Pontarlier ! Une rue et deux casernes. Les Suisses engagés pour Rome descendent au restaurant de madame Brenet, Au Cheval blanc. Nous y fûmes accueillis par un laid sergent-major et par une jolie fille. L’une fit passer l’autre. Ils étaient sept là, déjà.

L’un revenait d’Afrique.

L’autre avait été saltimbanque.

Le troisième, avec des parfums de bonne maman dans son mouchoir de poche et des restes de confitures autour des lèvres, s’était sauvé de la maison paternelle parce qu’on voulait le faire tailleur et qu’il avait rêvé devenir horloger.

Un quatrième avait soixante ans : il avait toujours été tailleur et avait envie de devenir soldat.

Un autre se faisait volontaire du pape par conviction religieuse.

On rit beaucoup de lui ; il eut le courage de son opinion ; il fut tué à Pérouse.

Quelles vies ! quelles aventures ! Ce qu’ils disaient était beaucoup, ce qu’ils ne disaient pas était plus. Et l’on était gai. On nous donna à dîner, et chacun reçut cinquante centimes. C’était un dimanche. Les autres allèrent boire, moi j’allai voir la ville. Je revins content. J’avais vu deux jolies filles. Que c’est beau et bon de voir une belle femme !

Nous passâmes ainsi huit jours à Pontarlier, attendant du renfort. Il nous en arriva. Gens de tous pays ; aventuriers négatifs ; grands hommes manqués ; généraux au printemps ; bohèmes enfin ; — tous sentant un peu la prison ; bannis d’ici, bannis de là ; les uns instruits, les autres expérimentés, légion étrangère. Je conquis mon grade le premier jour, à une retraite où je sonnai du clairon.

On ne m’appela plus qu’adjudant de musique. On partit. Trois carrioles nous amenèrent jusqu’à un village, sur la route de Salins, village dont les maisons en ruine attestaient les ravages d’un incendie récent. Une auberge restait debout à la sortie du village. Nous nous y réfugiâmes. Une pluie battante inondait la route. À peine entrés dans la piètre auberge du village incendié qu’une altercation furieuse s’éleva entre nous et le sergent major Vésin, qui nous conduisait à Marseille.

Il nous réclamait à chacun deux francs cinquante centimes sur notre pauvre solde pour les carrioles. On se battit. Nous avions le droit, la gendarmerie eut raison.

Quelques heures après, on partit à pied pour Salins, ville noire, enfumée, triste.

Ah ! quel voyage ! Vaincus dans nos droits, nous arrivâmes à Lyon.

« Croyez-vous à l’amour ?

— Je crois aux gardes champêtres.

— Eh bien ! croyez à l’amour. »

Arrivés à Lyon, nous devions être punis pour insubordination dans la route.

Mais dans l’osteria où nous descendîmes, notre sergent major Vésin avait mis son cœur pour toujours dans le cœur d’une jolie fille.

Amour ! tu perdis Troie et quatre fois nos cœurs. Cette fois tu gagnas notre pardon. Splendide brunette, aimée de notre sergent major, c’est à toi que nous dûmes une réconciliation complète. Et l’on partit pour Marseille.

Marseille, le soir ! — La mer qui mugit, des becs de gaz qui font semblant de se souvenir de Paris, quelques pauvres filles arriérées sur les trottoirs ; un vent du Midi aux douceurs acides ; puis la caserne des Petites-Maries, avec ses lits de sangle qu’on fait soi-même, et son vin à quinze centimes le litre.

Le lendemain, repos.

Je courus la ville.

Ce que je trouvai de plus remarquable fut une magnifique statue de l’Immaculée Conception, érigée près de notre caserne. J’ai toujours aimé les symboles.

Le surlendemain, à quatre heures, on prenait pied sur le bateau pour Civita-Vecchia.

Traversée paisible, avec intermèdes de mauvais bœuf roulant sur le pont hors du bidon quand on voulait y toucher, et rappelant le mythe de Tantale.

Civita-Vecchia, le chemin de fer, Rome.


III.

DE ROME À FRIBOURG.


Descendus du chemin de fer de Civita-Vecchia, nous entrâmes deux à deux dans la ville éternelle.

On nous arrêta à la porte de la cité des Césars pour nous restaurer d’un mauvais boudin et d’un verre de piquette, bâtard de cidre.

Puis nous arrivâmes à Limar, à la caserne de Santa-Maria-Maggiore.

Belle caserne ! Un temple antique : vastes escaliers d’un palais de la Renaissance, sombres salles d’un temple païen, cour moderne où le régiment Schmid jouait au loto, cantine rappelant une piscine.

On était à Rome.

Le lendemain matin, à la visite.

Pour la visite, on entre dans une salle immense où se trouve il signor Dottore. On s’y met dans l’état du serpent d’Ève au paradis terrestre, et l’on en sort élu ou gracié.

J’en sortis gracié.

Malgré mes immenses talents en musique instrumentale, je fus trouvé trop myope pour qu’on acceptât que j’eusse l’honneur de jouer du clairon ou de siffler du piccolo pour la cause de Sa Sainteté. Mes camarades vendirent leurs habits bourgeois et endossèrent le pantalon rouge pontifical. Moi, gracié, je m’en allai me coucher sur mon lit de camp.

Je passai huit jours à Rome.

J’eus trois permissions de sortie.

J’ai vu :

Une fontaine avec toutes sortes de vilaines bêtes qui jettent de l’eau par les narines. J’aime mieux Versailles.

Une belle femme vivante. J’y pense souvent.

Le pape. L’hymne de Rossini ne ment pas.

Le Colisée. « Nessùn maggior dolor que ricordarsi del tempo felice nella miseria, » diceva il poeta soverano Dante.

La colonne Trajane. Quels vilains jardins !

Des moines romains. Ils étaient gras.

Le château Saint-Ange. Des Français le masquaient.

Saint-Pierre. Cela m’a paru petit, j’aime mieux la gravure.

Le Tibre. J’ai presque regretté le paganisme, etc.

On me donna six scudi. Je partis.

Je quittai Rome sans regret.

Je ne trouve les vieilles femmes agréables que lorsqu’elles sont gaies, — et Rome est triste.

De retour à Civita-Vecchia, j’y tombai dans des processions de moines à l’occasion de la fête de la ville, et dans une illumination splendide à propos de la prise de Milan.

Civita-Vecchia est une jolie rue sur la Méditerranée.

Je m’y ennuyai huit jours avec des saltimbanques qui m’apprirent à dire la bonne aventure, et un matin d’azur je montai le beau vapeur l’Amalfi, qui soutint près de Gênes la plus belle bourrasque dont se puisse targuer le lac français.

Gênes ressemble à Alger, moins la Madonna qui la domine.

Ce qui m’a plu à Gênes, ce sont ces ruelles dallées et sombres, où l’on croit à chaque instant voir surgir le passé splendide et mystérieux.

De Gênes à Turin, un pas ! la distance d’hier à demain.

Gênes est autonome. Grand passé vit encore.

Turin est moderne. Turin est une belle ville.

Mais ce que j’ai vu de plus colossal à Turin, ce sont les puces. La femme est née d’un serpent et d’un sourire de Dieu ; les puces de Turin viennent d’un scorpion qui s’est cru boa constrictor.

De Turin à Suza, le chemin de fer. Des soldats, des moines, des femmes, mais déjà plus d’Italiennes : le doux parler ausonien s’enwelche ; on approche du mont Cenis.

Je franchis le mont Cenis par une belle neige du mois de juin, et j’y rencontrai force fourgons français. Lanslebourg, Modane, Saint-Michel, Saint-Jean de Maurienne, Aix-les-Bains, Genève.

À Genève, j’ai encore senti souffler Jean-Jacques.

À Lausanne, Sainte-Beuve était encore dans l’air.

Et je revins à Fribourg en Suisse, ma ville natale, — punition de vies antérieures coupables.

Et voilà comment j’ai fait le voyage de Rome aux frais du pape.

ÉTIENNE EGGIS.