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Le Voyage du centurion/Première partie/Chapitre I

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L. Conrad (p. 47-74).

I

INTER MUNDANAS VARIETATES


ARGUMENT. — MAXENCE EST LIBRE. — MALÉDICTION. — TABLEAU DE MAXENCE : IL A UNE ÂME ET UN CŒUR — LA FRANCE DE LÀ-BAS. — BONNES INTENTIONS. — PREMIÈRES ÉTAPES DANS LE DÉSERT. — L’AFRIQUE EST SÉRIEUSE. — SOUMISSION. — LA SOLITUDE.



MAXENCE ne put monter sur un tertre — parce qu’il n’y en avait pas — mais, voulant se rendre compte de la belle ordonnance des troupes dont il venait de prendre le commandement, il piqua son cheval de l’éperon et s’élança au galop le long de la colonne qui sinuait parmi de légers mimosas d’Afrique. Ainsi dépassa-t-il successivement l’arrière-garde qui était un petit groupe compact de méharistes noirs, puis la cohue des domestiques, cuisiniers et marmitons, puis les mitrailleuses oscillant sur l’arête aiguë des dos de mulets, puis le lourd convoi des chameaux porteurs de caisses, puis les cavaliers, de grands nègres écrasant les petits chevaux du fleuve, les méharistes maures drapés dans de larges gandourahs, puis enfin l’avant-garde, au milieu de laquelle Maxence distingua son interprète, un Toucouleur admirablement vêtu de soies brodées. Et devant, il y avait la terre, la terre scintillante, givrée de soleil, la terre sans grâce et sans honneur où errent, sous des tentes en poil de chameau, les plus misérables des hommes.

Maxence, avant achevé sa course, respira profondément. Il se sentait libre, plus léger, plus hardi, et, bien qu’il n’eût que trente ans, plus jeune. Tout cela était à lui, ces hommes, ces animaux, ces bagages, cette terre même qu’il foulait en royal enfant gâté, impatient de tout avoir et de tout oser. La France lui avait donné, à lui, humble lieutenant des armées de la République, cette immense contrée comme un parc où il pût s’ébattre et bondir, aller et venir, selon son caprice et comme au hasard de son bon plaisir.

Mais lui, il n’avait envers sa patrie aucune reconnaissance. Et au contraire il se sentait délivré d’elle, et il la haïssait vraiment, n’en ayant connu jusqu’à ce jour que les désordres et la misère. Que ne haïssait-il pas ? Rien n’avait préparé ce cœur à l’amour et tout au contraire, son mal profond, ses amertumes, ses tourments, l’inclinaient à la haine. Ainsi nul souvenir de noblesse ou de douceur ne le rattachait à son pays pour lequel il avait cependant, dans les marais du Tchad, versé son sang le plus pur d’adolescent.


Maxence était le fils d’un colonel lettré, voltairien et pis, traducteur d’Horace, excellent et honnête vieillard, homme enfin de belles façons. Son point de départ, il le trouvait dans ces heures de jeunesse passées en la compagnie d’Homère et de Virgile, auxquels l’initiait le colonel. Admirable coup d’archet pour débuter dans une vie qui prétende à quelque harmonie ! Pendant toute son enfance, Maxence s’était habitué à la manière de penser latine, et quand il faisait son bilan intérieur, c’était là le seul souvenir qu’il pût mettre à son actif. Mais après, dans ses années d’adolescence, quelles n’avaient pas été sa misère et sa déréliction ! Son père avait nourri son esprit, mais non son âme. Les premiers troubles de la jeunesse la trouvèrent démunie, sans défense contre le mal, sans protection contre les sophismes et les piperies du monde.

À vingt ans, Maxence errait sans conviction dans les jardins empoisonnés du vice, mais en malade, et poursuivi par d’obscurs remords, troublé devant la malignité du mensonge, chargé de l’affreuse dérision d’une vie engagée dans le désordre des pensées et des sentiments. Son père s’était trompé : Maxence avait une âme. Il était né pour croire, et pour aimer, et pour espérer. Il avait une âme, faite à l’image de Dieu, capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal. Il ne pouvait se résoudre à ce que la Vérité et la Pureté ne fussent que de vains mots, sans nul soutien. Il avait une âme, ô prodige, et une âme qui n’était pas faite pour le doute, ni pour le blasphème, ni pour la colère. Pourtant, cet homme droit suivait une route oblique, une route ambiguë, et rien ne l’en avertissait, si ce n’est ce battement précipité du cœur, cette inquiétude lorsque, amoncelant des ruines, l’on se retourne, et que l’on contemple l’œuvre maléfique du sacrilège.

Maxence avait été élevé loin de l’Église. Il était donc un malade qui ne pouvait en aucune façon connaître le remède. Dégoûté de tout, il ignorait la cause même de son dégoût, bien plus encore le moyen de redonner à sa vie un peu de ton. Pendant huit ans, de sa vingt-deuxième année, à sa sortie de Saint-Cyr, jusqu’à sa trentième, il avait erré à travers le monde et jeté à tous les ciels sa malédiction. Ainsi la bouche pleine d’injures, ignorant tout de l’onction chrétienne, mais pourtant reniflant dans la France qu’il connaissait, le mensonge et la laideur, il fuyait de continent en continent, d’océan en océan, sans qu’aucune étoile le guidât à travers les variétés de la terre.

Cette fois-ci, le destin conduisait le jeune officier vers le désert. Mot prestigieux, dont on a rêvé longtemps, sur lequel on s’est égaré, dans ces heures de spleen où le bruit fait mal, où il faut de la solitude et du silence. À peine a-t-il tourné le coin, et quitté les berges du Sénégal, Maxence frissonne d’impatience à cette belle chose qui est là-bas, derrière les mimosas du pays brackna, et dont il se fait mille images étranges et magnifiques. L’air pur emplit ses poumons, il aspire les chaudes bouffées qui viennent de l’est en vagues pressées. C’est la trêve. Il n’entendra plus parler la langue de sa patrie, il n’en saura plus rien, il oubliera toutes les misères, toutes les folies dont il a été le témoin. L’espace s’ouvre devant lui, il s’y engouffre et la porte derrière lui se referme, sur un grand coup de vent nocturne.

Là, Maxence se trompait. Ce désert est plein de la France, on l’y trouve à chaque pas. Mais ce n’est plus la France que l’on voit en France, ce n’est plus la France des sophistes et des faux savants, ni des raisonneurs dénués de raison. C’est la France vertueuse, pure, simple, la France casquée de raison, cuirassée de fidélité. Nul ne la peut comprendre pleinement s’il n’est chrétien. Pourtant, sa vertu agit, pour peu que dans la fièvre on ait gardé le goût de la santé !


Une des premières étapes de Maxence était le poste d’Aleg, petit fortin crénelé qui couronne une faible hauteur rocheuse. Tout proche du fleuve, il appartient déjà au désert par l’aridité qu’il domine, par cet air de pauvreté fière qui est la marque du Sahara. De loin, le jeune officier vit le drapeau français qui flottait sur le toit le plus élevé. Devant le mur d’enceinte, alors qu’il allait pénétrer dans le réduit, le tirailleur de garde se redressa, présenta l’arme. Autrefois, à l’époque de ses premiers voyages, Maxence frémissait de joie à de tels spectacles. Il se rappelait ces surprises joyeuses quand, aux confins de la Chine, après de longs jours de route, il découvrait, dans l’ombre chaude des flamboyants, le signe bien-aimé de la fraternité française. — Mais, devant le drapeau d’Aleg, il se sentait gêné. La France qu’il symbolisait ressemblait si peu à celle qu’il venait de quitter ! Et puis, dans sa sombre ardeur à s’enfouir dans le grand tombeau saharien, il s’irritait d’avoir encore à se mettre, avec des camarades, en frais de conversation.

Le soir, ayant repris la route du Nord, il se sentit plus à l’aise. Décidément la France, la France de sa misère, s’éloignait ; les amarres, une à une, se rompaient. La petite colonne dépassa le puits de Tankassas, et, comme il faisait pleine lune, elle ne s’arrêta que dans le milieu de la nuit, quelque part, dans la solitude silencieuse.

Tandis que les tirailleurs s’étendaient sur le sable, enroulés dans leurs couvertures, leur jeune chef, debout au milieu du carré que formait ce camp d’un soir, saluait, le rêve au cœur, la nuit de la délivrance. Des souffles frais circulaient parmi les mimosas épineux. Tout reposait dans la pureté exquise de la lune claire, et sur le ciel blanc, les sentinelles, baïonnette au canon, faisaient de vives découpures immobiles.

Ah ! il la reconnaissait enfin, Maxence, cette odeur de l’Afrique, cette odeur qu’il avait tant aimée ! Il la reconnaissait, cette brise vivifiante qui exalte ce qu’il y a de meilleur en nous, et il se reconnaissait lui-même, tel qu’il avait été en ses années d’adolescence, lorsque, traversant d’autres solitudes, il les appelait auxiliatrices et voulait que leur force portât remède à sa faiblesse. Ô vous tous qui souffrez d’un mal inconnu, qui êtes désemparés et dégréés, faites comme Maxence, fuyez le mensonge des cités, allez vers ces terres incultes qui semblent sortir à peine, fumantes encore, des mains du Créateur, remontez à votre source, et, vous carrant solidement au sein des éléments, tâchez d’y retrouver les linéaments de l’immuable et très tranquille Vérité !

Maxence avait vécu bien des nuits semblables à celle-ci. Il devait en vivre bien d’autres. Ce qu’il voulait ce soir-là, ce premier soir, c’est que l’Afrique retrouvée lui donnât d’utiles conseils. « Puisse chaque étape, se disait-il, être utile à mon cœur ! » Il n’était pas en lui de volonté plus arrêtée, de plus ferme propos que d’aller à travers le monde, tendu sur lui-même et décidé à se conquérir lui-même par la violence, que de demander sans répit à la terre de toutes les vertus la force, la droiture, la pureté du cœur, la noblesse et la candeur. Parce qu’il savait que de grandes choses se font par l’Afrique, il pouvait tout exiger d’elle, et tout, par elle, exiger de lui. Parce qu’elle est la figuration de l’éternité, il pouvait donc lui demander le vrai, le beau, le bien, et toute l’éternité véritable.

Ces longues errances, à qui Maxence allait donner trois années de sa vie, et les plus belles, commençaient bien. Déjà il connaissait la frugalité de la vie nomade. Levé avant l’aube, il parcourait plusieurs lieues le matin, à la tête de ses gens. Vers dix heures, on dressait sa tente, il mangeait son riz avec la viande des biches que l’on avait tuées le matin, puis il recevait les Maures, se renseignait sur les affaires du pays, ou bien vaquait aux mille soins qu’exige en pays désertique, le commandement d’une troupe de quelque importance. Il ne savait pas à quoi lui pourrait bien servir cette austérité. Mais il était ainsi fait de la préférer aux cornes d’abondance que lui présentait sa patrie. Il sentait qu’une vie spirituelle est parfaitement possible au Sahara et peut-être aussi, dans son obscur désir de pardon, espérait-il qu’il pourrait, par cette misère, se racheter de bien des misères.


À onze jours de marche se dresse la falaise gréseuse du Tagant, verticale, et qu’assiège, en vagues écumeuses, le sable. Au delà, le voyageur trouve des fonds d’oueds herbeux qui viennent varier la monotonie des cailloux et des rocs, des plateaux avec de petites plaques de graminées que paissent les moutons errants. Parfois, parmi les rocs, on aperçoit un baobab, ou bien l’on suit quelque champ de pastèques, — faibles notes bucoliques en plein Walpurgis. C’est là que Maxence se proposait d’organiser sa troupe, afin qu’elle fût bien sabrante et bien volante, allégée de tout ce qui est commodité matérielle, lourde seulement des vertus qu’il voulait à des gens de guerre : le courage, la gaîté, l’esprit d’entreprise, l’honneur. Il évita le poste de Moudjéria qui dort, enseveli sous ses sables, au pied de la falaise, et, fuyant déjà ses pairs, il incurva sa marche vers l’horizon oriental, pour suivre jusqu’à la source de Garaouel les deux lignes parallèles de la montagne. A Moudjéria, il se contenta d’envoyer ses impédiments, avec les tirailleurs à pied et les cavaliers. Il ne devait plus y avoir, dans ce désert, que de souples méharas, avec une seule pensée qui était la sienne, et rien d’autre.

Arrivé à Garaouel, il dit : « Me voici au pied du mur ! Je suis aux rocs qu’il faudra escalader pour entrer dans cette terre nouvelle, le Tagant. » Dans un repli de la montagne, au fond d’une gorge étroite, il y avait trois vasques, et des arbres se penchaient lourdement sur le noir miroir de l’eau. Aux flancs de la paroi, des grottes basses. Des oiseaux chantaient, invitant au lourd repos celui qui tout le jour avait marché dans l’ardent brasier de la plaine. Maxence s’étendit dans une des grottes. De là, il ne voyait qu’une vaste coupe emplie d’eau, un grand figuier poussé dans le roc. Il pensait au Tagant, car son esprit était toujours en avance, d’une étape au moins, sur son corps, et il voyait mieux les spectacles du lendemain que ceux du jour, « Derrière ceci, disait-il, il y a une vie nouvelle. » Et, se dressant gaiement sur son séant : « Vita nuova ! Vita nuova ! » répétait-il. Vie aérienne, sautillante, comme la sauterelle sautille sur l’écorce du globe, — des coups de sabre ; une action forcenée, brisant la rigidité de l’enveloppe corporelle ; un esprit souple dans un corps souple — des soirs de bataille, les Musulmans poursuivis jusqu’en leurs repaires, la haine ; et puis, dans ces dépressions ventilées du haut plateau, de longues stations à méditer, le doigt au front, les causes et les effets. Il oubliait son âme de France, son âme brisée, perdue, démolie, et ces claquements de dents, sur le pavé de Paris, dans l’enveloppement circulaire de la pluie.

Maxence retomba sur la natte, déroulée à même la pierre grenue. Et il s’endormit. La nuit était venue, quand une voix douce vint le tirer de sa torpeur.

— Veux-tu dîner, lieutenant ?

— Oui…

Des feux piquaient l’ombre : c’étaient les cuisines des tirailleurs. Auprès de chacune, un grand noir, accroupi, chantait. Maxence fit un effort de mémoire pour se rappeler comment était le paysage dans la nuit. Il retomba sur un coude et se sentit heureux. L’heure était douce, de renoncement total, de doux abandonnement. L’Afrique est ainsi, tout à fait semblable à cette heure. Elle est de soumission, la terre d’Afrique, et non de révolte. Il y faut obéir, et non plus se cabrer sous le joug. À tout jamais lointaines, les malédictions de l’ouvrier qui jette, harassé, sa pioche, en un coin de la mansarde. À tout jamais lointains les blasphèmes, et lointaines les imprécations, quand, la tête renversée en arrière, on assure son front par des hochements. Oui, cette heure-là était d’obéissance, de confiance éparse. D’obéissance à quoi ? De confiance en quoi ? Maxence l’ignorait, il était pénétré de la mansuétude de cet instant nocturne, dans le recreux du roc, près de ses gens, tandis que l’humble riz crevé bouillonnait dans les marmites, au-dessus des brindilles fumeuses.

Ainsi son cœur plein d’affection débordait. Jadis ses maîtres n’avaient point entendu que ce cœur se donnât jamais. Mais voici qu’il était tout près de s’abandonner à la Règle austère de l’Afrique, austère et suave, suave par le dedans et austère par le dehors, ainsi que toute Règle. Deux jours avant qu’elle ne trouvât à Garaouel le repos de l’ombre, la colonne avait trouvé, à l’heure où les gorges sèches ravalent la salive, une mare entre les rocs, de celles que les Maures nomment « gueltas ». L’eau était noire, et pleine d’immondices, parce que des troupeaux de chameaux y avaient bu la veille. « Je bois toutes les eaux de l’Afrique avec délices, avait dit Maxence, car c’est ici, très loin des mensonges et des capitulades, que j’ai élu ma vraie patrie. Et cette eau, telle qu’elle est, je l’aime. » Voilà ce que le persuasif désert lui sifflait déjà aux oreilles.

Le jeune homme attendit, pour quitter sa grotte, la paix du prochain soir. Alors, encore étourdi du jour trop lent à mourir, il donna l’ordre du départ. L’ascension de la montagne, presque verticale à Garaouel, fut très rude et dura longtemps. Maxence, sur le roc le plus haut, regardait simplement la plaine qui était déroulée à ses pieds, comme la feuille du livre qui a été lue et que l’on va tourner. — L’air sur tout cela était immobile, mais l’on sentait des tempêtes dans le fond, courant au-dessus du premier ciel de la basse plaine, et lui, déjà dans les étages supérieurs, devinait les remous fluant, au plus haut de l’éther, comme des courants marins.


Dans le Tagant, ils passèrent des rocs où les chameaux, malgré l’ombre venue, ne trébuchaient pas, mais, au contraire, dirigeant d’en haut leurs pieds lointains sur les arrondis, et de leurs semelles ventousant délicatement les obstacles, ne cessaient pas de se balancer harmonieusement, selon la manière accoutumée. Maxence, ivre d’espace, poursuivit la marche. Mais bientôt il dut, certains éléments traînant à l’arrière, jalonner sa route en faisant allumer de grands feux. Alors, de derrière chaque pan de la montagne surgirent de grandes flammes, comme des feux de Bengale au-dessus des buissons. Plusieurs plans apparurent et chacun avait son embrasement propre. Par derrière les promontoires des rocs, dans la nuit froide, sereine, la terre était embrasée jusqu’aux étages inférieurs de la montagne. Les hommes, silencieux, sinuaient à travers les hauts portants, découvrant à chaque détour, un feu nouveau, et marchaient dans une route de flammes. Ce spectacle exalta Maxence. Il se voyait, chef d’une troupe de guerre, par ce soir sans lune, au plus épais de la terre, et seul de sa race, au nord de Garaouel, où personne ne pensait qu’il fût.

Le lendemain, ils entrèrent dans une sorte de large dépression, mal charpentée, et où le regard s’évaguait sur des touffes pâles, des sables. Elle se dirigeait vers le nord et faisait donc une bonne route pour la colonne qui tendait avec un peu de hâte vers l’Oued el Abiod et ses ruines ceinturées de tribus. Pendant plusieurs jours, Maxence suivit la molle vallée, marche monotone, que venaient pourtant ennoblir, de loin en loin, les souvenirs de la conquête : ici une motte de terre où le sang français avait coulé, là, quelques pieux commémorant la défense repliée d’une poignée de braves, là encore, quelques murs en ruines, vestiges d’un poste éphémère. Mais partout, c’était la même austérité, et le même maintien de noblesse et de dignité. Les matins surtout : ces matins sans surprises. qui ne recèlent rien, mais s’étalent en nappes de lumière tranquille, surabondent de simplicité et de vertu. Maxence ressentait jusqu’à la douleur le sérieux de ces paysages d’aurore, dont l’assemblage ne laissait plus aucune place à l’ironie, de ces aurores où le chef est soucieux, parce que la journée sera longue, pleine d’embûches, minée de soucis. Là, rien n’est donné au sourire, à la détente, à cette satisfaction du père, tendant ses bras, après la journée de labeurs, au premier-né !

Ah non ! ils ne rient pas, ces gens d’Afrique. Jamais ils ne seront des sceptiques. Ils choisiront. Ils ne seront pas avec ceux qui veulent concilier tout, le vrai avec le faux, et qui abordent toute chose la main tendue et leur sourire empoisonné sur les lèvres ! Que les délicats s’en aillent, ceux qu’effraie le poids du jour et que blessent les sentiments un peu rudes. Que ceux qui ne peuvent supporter l’éclat du soleil s’en aillent et que les hommes au cœur simple, ceux qui ne refusent pas la simplicité, restent au contraire et prennent pied dans la vertu de la terre. Que tous ceux qui hésitent, avancent un pied, puis le retirent, comme l’homme de la ville sur les grèves, et tous ceux qui trembleraient devant une vérité trop forte, comme l’homme de la ville cligne des yeux devant les facettes ensoleillées de l’océan, que ceux-là à tout jamais s’en aillent. Cette rude nourriture de l’Afrique n’est pas pour eux. Là, il faut un regard ferme sur la vie, un regard pur, allant droit devant soi, un regard de toute franchise, de toute clarté.


Maxence, après de longs jours, arriva en ce point de Ksar el Barca où il comptait asseoir son camp pour quelque temps, ayant des hommes à recruter dans les tribus, des chameaux à acheter et une troupe encore informe à mettre sur pied. Cette ville en ruines repose à côté de mols palmiers, dans le fond sableux de l’Oued el Abiod, mais adossée vers le nord aux rocs du haut Tagant. Vus des arbres de l’Oued, les murs droits en pierres sèches, que nulle toiture ne surmonte, ont encore un grand air antique. Tout de suite, en Occidental, Maxence alla vers ces rudes témoins du passé. Mais sa tête bourdonna sous l’excès du soleil répercuté de mur en mur, et il revint vers la palmeraie. Il se trouvait dans une serre chaude, lumineuse et bruissante, très loin de la vie, très près des choses. Il croisa des hommes qui venaient à son camp, un vieillard à barbe blanche, des jeunes gens dont les yeux brillaient. Il dut causer avec eux quelques instants. Puis il rejoignit ses gens et tout de suite donna l’ordre d’établir tout autour du camp une forte clôture en branches épineuses. Et puis enfin, il se retira sous sa tente, un peu étourdi, mais heureux d’avoir jeté l’ancre, après avoir tant de jours marché dans le soleil et les vents brûlants du large.

Alors commence pour Maxence une vraie vie de solitude et de silence. Là, dans ce carré de trente mètres, n’ayant plus même le bourdonnement des départs et des arrivées, il apprit réellement ce qu’est la solitude, enfouie au sein même de la silencieuse nature. Car la Règle de l’Afrique est le silence. Comme le moine, dans le cloître, se tait, — ainsi le Désert, en coule blanche, se tait. Tout de suite, le jeune Français se plie à la stricte observance, il écoute pieusement les heures tomber dans l’éternité qui les encadre, il meurt au monde qui l’a déçu.

Pendant l’écrasante chaleur des jours, tandis que partisans et méharistes dormaient sous leur soleil familier, Maxence restait d’ordinaire sous son frêle abri de toile, et là, les genoux au menton, il attendait simplement, il attendait, non le soir, mais il ne savait quoi de mystérieux et de grand. Ainsi, dans cette terre morte, où jamais être humain n’a fixé sa demeure, il lui semblait sortir des limites ordinaires de la vie et s’avancer, tremblant de vertige, sur le rebord du plus haut ciel.

Le soir, il montait sur les rochers abrupts qui dominaient le camp vers le nord. Jusqu’où le regard pouvait s’étendre, il ne voyait que des arbustes rabougris aux maigres frondaisons, dispersés sur des aires désolées. Au loin, des collines gréseuses encerclaient l’horizon, mais plutôt que de s’y perdre, son regard revenait vers les palmes dont l’ombre claire abritait les tentes des soldats. Seules, elles étaient un peu de vie dans le total accablement, — un faible battement d’ailes dans l’éther.

Après la chaleur du jour, le frais crépuscule mettait en Maxence une sorte de légèreté, et comme l’exultation de l’esprit bondissant dans l’espace. Plus grand encore que durant le jour, cet espace s’ouvrait alors en abîme au-dessus du petit cercle de la terre. Et lui, l’homme lourd de pensée, au centre de ce cercle, il s’abîmait dans le rêve aigu, vraiment oublieux de ses misères particulières et emporté dans le mouvement immense de l’orbe plongeant lui-même dans l’ombre.


Telle est la figure que fait Maxence dans ce désert. Il s’allège de tout un passé de querelles, mais il ne trouve devant lui qu’une forme vide. C’est un visage glacé, le masque de la mort, que lui présente l’Afrique. Tout le sensible se résorbe dans le silence. La douce chaleur des hommes ne soutient plus l’abandonné. Et c’est pourtant de ce néant qu’il devra tirer quelque chose qui soit, de cette carence qu’il devra tirer une surabondance. Ou sinon, plus misérable que jamais, il rentrera dans sa patrie ayant consommé le total échec de sa vie, les mains vides et le front honteux.

Certes, Maxence se souciait peu de poser de tels dilemmes. Sur son rocher, la seule joie des étoiles retrouvées l’occupait. N’était-il pas leur compagnon, errant comme elles, et comme elles solitaire ? Et, perdu sur la terre, il fixait des yeux la noble Orion, qui, seule, émergeait des voiles secrets de l’horizon.