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Le chant de la paix/VI

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CHAPITRE VI

L’INSTABILITÉ DE L’AMOUR, MYSTÈRE DE LA VIE.


Après le départ de Rita, c’était toujours, au château de la Roche-Brune que Jean venait prendre les courts instants de repos dont il avait besoin pour supporter les fatigues qu’exigeaient tous ces préparatifs de guerre. Il lui semblait alors revoir le lieu ou s’étaient écoulées tant d’heures de douce quiétude ; cela calmait le supplice de la séparation et lui faisait oublier momentanément le drame de la guerre qui se jouait là-bas.

Avec ses intimes, il éprouvait un bonheur infini à causer de Rita, vantant son courage et sa bonté, mais respectant toujours le secret qu’il lui avait promis de garder, au sujet de leur amour. Au cours de ses visites, la baronne dont la fortune immense avait pu soulager d’innombrables détresses, tout en restant au château pour prodiguer à ses vieux parents les soins indispensables qu’exigeait leur âge avancé, avait pu à loisir admirer la distinction de Jean Desgrives. Tout de suite, elle avait éprouvé pour cet homme une sympathie qu’elle ne chercha nullement à dissimuler, mettant même à profit toutes les occasions qui lui permettaient de lui laisser deviner son profond attachement. De cette manière, Jean ne pouvait tarder à remarquer tout l’intérêt qu’elle semblait lui porter. Or, comme elle était d’une beauté ravissante et d’un esprit très cultivé, sa conversation ne manqua pas de captiver au plus haut point Jean Desgrives, si bien, qu’après quelque temps, il s’effraya des conséquences que pouvaient occasionner ses visites au château. Déjà, dans sa pensée l’image de la baronne lui apparaissait souvent tandis que le souvenir de Rita tendait à s’effacer de sa mémoire. On comprend qu’en se rendant compte de la chose il n’hésita pas un seul instant. Malgré que cette décision lui en coûtât beaucoup, il résolut d’espacer ses visites, espérant qu’en agissant ainsi son cœur retrouverait sa tranquillité d’autrefois. Pourtant il se trompait ; il ne tarda pas à comprendre que l’amour est bien le plus étrange mystère de la vie. Si dans des cœurs son empreinte demeure ineffaçable, dans d’autres, il faut souvent peu de temps pour que le souvenir s’efface. L’esprit ne peut commander aux sentiments du cœur. Jean faisait la triste expérience de tout cela. L’amour nouveau qui avait germé dans son âme, semblait croître à mesure qu’il cherchait à s’en défendre. Malgré son grand désir de rester fidèle au souvenir de Rita, il ne put repousser ni anéantir ce nouvel amour. Alors dans une vision des plus douloureuses, la douleur de Rita lui apparut. À cette pensée, son cœur se brisa. Il ne put retenir ses larmes.

— Pauvre enfant, se disait-il souvent, lorsque son esprit se reportait vers elle, si tu savais que l’amour qui sans doute ranime ton courage en ce moment, n’est plus partagé, aurais-tu la force de supporter ton injuste douleur ?… Non. sans doute, ton faible corps serait bien vite terrassé sous l’effet de ce coup terrible, inattendu… Je me rends compte, va, en ce moment que c’est mon devoir d’accepter toutes les souffrances pour moi seul… qu’il n’est plus en mon pouvoir d’éloigner de moi les terribles conséquences. Ma situation est sans issue, même en brisant ta vie je ne peux être heureux, ton image se dresserait sans cesse entre nous deux pour me reprocher mon lâche abandon… Puisqu’il est inutile et que de plus, ma conscience m’empêche de trahir mes serments, je me résigne à la volonté de la Providence. La vie exige de moi un suprême sacrifice, je l’accomplirai au prix même de mon propre bonheur… Rita, tu ignoreras toujours mon douloureux secret… il restera enfermé au fonds de mon cœur comme dans un tombeau…