Le chevalier George

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Le chevalier George
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 906-920).


LE
CHEVALIER GEORGE


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Nous n’avons point l’idée d’écrire ici l’histoire de la réformation ; la confession d’Augsbourg, le concile de Trente, restent pour nous hors de page, et nous ne prétendons avoir affaire qu’à cet épisode de la vie de Luther dont la Wartbourg fut le théâtre. Deux faits d’une importance énorme se rattachent à la personne du grand réformateur : la traduction de la Bible, la guerre à outrance déclarée au célibat des prêtres. On sait de quel secours devait être pour l’avenir de la littérature allemande cette traduction, remplaçant le vieux patois par une élocution vigoureuse, serrée, organique. Quant à la question du célibat, des points si délicats veulent être ménagés. Avant d’être ce fougueux chevalier George, implacable pourfendeur de dogmes, qu’il fut à la Wartbourg, Luther s’était appelé le frère Martin, et comme tel, dans sa cellule monacale d’Erfurt, avait dû subir les épouvantes, les macérations, les tortures d’âme et de corps, en un mot toutes les servitudes de cet affreux papisme contre lequel on va le voir mener un si beau train. Nombre de gens prennent encore aujourd’hui ce grand vacarme pour la vengeance d’une nature excédée par l’implacable tyrannie des vœux ; il y eut aussi quelque chose de plus : revendication de la dignité féminine, consécration nouvelle du mariage, de la famille, réinstallation du prêtre dans le droit social, retour vers la femme évangélique travestie, défigurée par les canons d’une esthétique insensée, d’une hiérarchie contre nature. Qu’il eût ou non conscience de ce qu’il faisait, Luther obéissait au vieil esprit germanique, et, brisant les chaînes du célibat, honorait, restaurait le culte de la femme.

Quoi qu’il en soit, la Wartbourg fut le siège de ces deux grands faits, la traduction de la Bible et la lutte contre le célibat. L’histoire a de ces antithèses dont l’étude parfois nous captive, et l’on ne saurait voir sans un curieux et profond intérêt le protestantisme biblique choisir, pour y fulminer ses foudres, le terrain même où sous les pas d’Élisabeth les fleurs du romantisme catholique viennent de pousser leur dernière moisson. Pour Luther, cette période de la Wartbourg fut une sorte de fuite au désert. Il y ceignit ses reins, banda son arc, et, tout en fourbissant ses engins de destruction, soutint avec lui-même, la lutte la plus violente. Quelle différence entre frère Martin et le chevalier George dans sa tourelle féodale ! Chevalier, il l’était de par l’empire et l’empereur, et, comme lui disait ce capitaine à la diète de Worms : « Moinillon, mon compère, le chemin où tu t’engages est rudement pénible, et jamais aucun de nous n’en a parcouru de plus âpre ! » À la Wartbourg, il s’aguerrit l’âme et le corps, et ses fougueux exercices du jour à travers bois, ses retraites nocturnes, tournent au profit des grands combats de l’esprit. Sa vraie lance alors sera sa plume, la libre pensée son hippogriphe ! Laissez-le rassembler ses forces, se faire la main, et dans dix mois le prisonnier sortant de sa cachette, poussant vers ce monde rempli déjà de son tonnerre, écrira à ce même électeur qui le couvrit de son égide : « Si votre altesse s’imagine être encore en mesure de protéger le docteur Luther, elle se trompe. C’est au docteur Luther, qui dispose de la pensée de Dieu, de protéger à son tour votre altesse, et avec elle le genre humain tout entier. »

Dans ces tentations, tragi-comiques de la Wartbourg, le diable aussi jouera son rôle ; nous le verrons rôder par les corridors sombres, l’archi-démon trouvera cette fois à qui parler. Le moine prosterné du chœur d’Erfurt, implorant du ciel grâce et merci contre les agressions du diable, aura fait place désormais au chevalier George, un rude jouteur celui-là, armé de pied en cap, qui ne recule plus devant son adversaire, et, comme entrée en matière, lui flanque à la tête son encrier : exorcisme symbolique dont l’esprit humain a tiré profit. De Luther à Voltaire et de Voltaire à nous, le monde en effet semble avoir reconnu que l’encre était le moyen le plus efficace qu’il y eût pour chasser les diables. Maintenant abordons l’ordre de l’histoire.


C’était le 26 avril 1521. Charles-Quint venait de prononcer sur lui le ban de l’empire. Encore quarante-huit heures, et le sauf-conduit, limité à vingt et un jours, atteignait son terme, Luther, en compagnie de son frère et de quelques amis, voyageait sur le chemin de Wallenhausen, petite ville du duché de Saxe-Gotha, lorsque, à peu de distance d’Eisenach, dans un bas-fond derrière le château d’Altenstein, un groupe de cavaliers masqués l’investit, le force à descendre, et, lui laissant à peine le temps de jeter aux orties son froc de moine, d’endosser une cape, l’entraîne à la Wartbourg. Ce plan d’arrestation à main armée était pourtant l’œuvre d’un ami, de l’électeur de Saxe, lequel, d’avance comprenant qu’il lui serait impossible à un moment donné de se refuser à faire droit aux revendications de l’empereur, avait enjoint à Jean de Berlepsch, gouverneur de la Wartbourg, et à Burkardt de Mundt, gouverneur d’Altenstein, de s’emparer de la personne du fugitif et de l’emmener au gré de leur inspiration dans l’un ou l’autre de ces deux châteaux, de manière que lui, l’électeur de Saxe, pût en toute sûreté de conscience déclarer ne savoir point où était Luther.

Ainsi dans cette Wartbourg, où il allait passer dix mois à ergoter, sophistiquer et se chamailler avec le diable, fut installé le mystérieux chevalier George. On dit que l’habit ne fait pas le moine ; il ne fait pas non plus le chevalier. Sous cette casaque de peau de buffle, que Luther avait dû revêtir pour déguiser le secret de sa retraite, chauffaient toutes les biles, fulminaient toutes les colères du réformateur. À cette époque d’incarcération préventive, combien d’homélies, de polémiques, de travaux, se rattachent : le traité sur l’abus des messes, les écrits contre la confession auriculaire et les vœux monastiques, l’exposé du 22e, 27e et 68e psaume, la traduction du Nouveau-Testament. Cette chambre, que tant de visiteurs ont traversée, quels singuliers combats n’a-t-elle pas vus se livrer, de quelles hallucinations bizarres, frénétiques, n’ont pas été témoins les murs de cette retraite inaccessible, de cette Patmos, comme il l’appelle, perdue dans le bleu du ciel, émergeant comme une île du sein d’un océan de verdure où les oiseaux « jour et nuit s’égosillent à chanter la gloire de Dieu ! » — « J’entends que vous n’ayez le moindre souci de ma personne, écrit-il au fidèle Mélanchthon (26 mai) en lui donnant des nouvelles de ses travaux ; je vais bien, sauf les troubles d’esprit qui persistent et les anciennes défaillances de foi qui de temps à autre me reprennent. N’importe, j’aimerais mieux pour l’honneur de la parole de Dieu, le salut d’autrui et mon propre réconfort, griller sur des charbons ardens que pourrir ici moitié vivant dans cette solitude. Aussi n’ai-je rien à t’écrire, pauvre ermite, anachorète et moine que je suis ; moine, entendons-nous, sans tonsure ni froc. En voyant devant toi ce chevalier, à peine tu me reconnaîtrais ! »

Ces troubles d’esprit, ces élancemens intérieurs, il les appelait « tentations de la chair, assauts du démon, » il se voyait, se sentait la proie du malin, lequel, exaspéré de tant de zèle qu’il déployait au service de Dieu, s’acharnait à lui, le harcelait. Plus tard, racontant la chose à ses amis, il leur disait : « En 1521, lorsque j’étais à la Wartbourg, j’habitais une chambre isolée où n’entrait personne à l’exception de deux pages qui, deux fois par jour, m’apportaient à boire et à manger. Je les avais chargés d’acheter un sac de noix que je tenais enfermé dans mon armoire. Une nuit, je venais de me coucher, voilà que j’entends des coups du côté de la muraille, et les noix de siffler dru comme grêle sur les poutres. J’allais commencer à m’endormir lorsqu’un nouveau vacarme éclate sur l’escalier : je ne sais quel infernal boulevari de cent tonneaux qu’on précipite. Je saute à bas de mon lit, ouvre la porte et m’écrie : — Si c’est toi, qu’il en soit selon la volonté de Notre-Seigneur, à qui je me recommande en récitant le huitième psaume, — et paisiblement je retourne me coucher, car c’est la vraie manière de s’en débarrasser : l’affronter avec dédain et invoquer le Christ, il n’y a pas pour lui pire défaite. » On connaît l’histoire de l’encrier jeté par Luther, vers cette époque, à la tête du diable. Sur la muraille de pierre de l’étroit cabinet de travail, la tache noire existe encore, et c’est le moins qu’on puisse faire pour rendre hommage au miracle que d’essayer de la gratter du bout de son canif pour bien s’assurer de son indélébile essence. Ici le merveilleux plaît à tout le monde ; papistes et protestans l’envisagent avec une égale foi, et les gardiens du château, conservateurs patentés de la maculature, se sont arrangés de tout temps pour défier les incrédules. Sérieusement, que peut avoir de vrai cette anecdote ? Luther, qui savait déjà trop bien ce que vaut l’encre pour la répandre inutilement, lança-t-il jamais son écritoire au nez de sa majesté satanique, alors qu’il en pouvait employer le contenu d’une façon bien autrement effective contre l’archi-démon ? J’ai feuilleté à cet endroit les Propos de table, espèce de Confessions de ce Rousseau. Lisons, et dans ce fumier d’Ennius où quelques diamans miroitent, dans ce tas de quolibets cyniques, de vantardises, de sublimités, d’éjaculations incohérentes, nulle trace de l’anecdote ; même silence dans les écrits des contemporains, d’ordinaire si redondans de traits bizarres, de ra-contages légendaires avec pièces et protestations solennelles à l’appui. Et pourtant que de considérations pour donner crédit à cette histoire ! La vie que menait Luther à la Wartbourg, où du reste on le traitait avec les plus grands égards, le laissant jouir de toute la liberté que comportait le soin de sa sûreté personnelle, cette vie inexorablement sédentaire et vouée au travail, aux efforts fiévreux de l’intelligence, devait à la longue déterminer des perturbations dans l’économie physique. Le désordre affecta d’abord les organes digestifs. Mélanchthon, qu’il avait prié de consulter à son intention les médecins d’Erfurt, lui envoie des drogues purgatives et l’engage à se livrer aux exercices violens. Ici la chasse s’offrait d’elle-même. Ce que nous voyons aujourd’hui de ce splendide pays de Thuringe nous raconte ce qu’était à cette époque des landgraves la vieille forêt germanique. On a trop parlé du Rhin allemand et point assez de la forêt.

La forêt, d’élément aristocratique, représente encore à l’heure où nous sommes un dernier débris survivant du moyen âge. Le champ est bourgeois, la forêt est féodale. Elle a ses droits et aussi ses servitudes, appartient au seigneur et au pauvre peuple, qu’elle empêche de mourir de faim, au milieu du morcellement, du particularisme universel.

Il faut au peuple sa forêt, libre, profonde, romantique. Elle est non pas seulement le pain dont il se nourrit, mais aussi le vin dont il s’exalte. Le bois qui plus tard, l’hiver, chauffera le poêle a déjà fécondé, réjoui de sa sève et de ses parfums l’homme intérieur. J’ai dit que la forêt représentait l’aristocratie, le champ la bourgeoisie ; une société où ces deux modes de propriété subsistent en se pondérant depuis des siècles ne saurait jamais être égalitaire. Supprimez la forêt allemande, et vous frappez au cœur l’Allemagne ; vous lui ôtez son éternelle source de ravitaillement ; plus de nationalité politique, littéraire, musicale ; plus de Goethe, de Novalis, de Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Weber ! S’ils ont chanté comme l’oiseau des bois, c’est que les grands bois furent à leur portée, qu’ils s’y plongèrent, y vécurent, ne se contentant point, comme tant d’autres, ailleurs fameux, de noter sur le papier la ritournelle chromatique du rossignol en cage. Que serait même, avec tous les souvenirs qu’elle renferme, cette Wartbourg historique sans le complément de ce paysage, — immenses profondeurs boisées, architecture verdoyante qui sert à la fois de théâtre aux joyeux tournois des jeunes gens et de sanctuaire aux méditations, aux recueillemens de la vieillesse, de salle de concert à toutes les voix divines du printemps ? Chose étrange, pas plus en Allemagne que chez nous, les deux derniers siècles semblent n’avoir eu le sentiment de ce naturalisme transcendant. Voulait-on se bâtir une vraie résidence princière, on avait soin de choisir un site parfaitement plat et dégarni, La forêt paraissait incorrecte, de couleur trop sombre, la montagne n’offrait qu’une collection de gibbosités saugrenues. Tout au plus on lui permettait de figurer au loin dans la perspective ; mais construire un château en pleine montagne, en plein bois, placer son vaisseau sur un promontoire de rochers, au-dessus d’un océan de verdure qui moutonne, et dont les vagues semblent par momens se balancer, jamais le goût d’alors n’eût souffert telle extravagance !

Voyez Poussin, Claude Lorrain, quelle uniformité systématique ! Des temples grecs, des bosquets, et dans le fond, sur une mer dorée, l’inévitable effet de soleil ! On raconte que Claude Lorrain, venu à Munich pour travailler, ne s’enquit pas une seule fois de ce que pouvait être le haut pays environnant, et, conformément au train de l’époque, ne voulut avoir affaire qu’au pittoresque de la plaine, laquelle, chacun le sait, n’a rien de pittoresque. Un certain médecin qui jadis vécut à Cassel, le docteur Walcker, parlant en 1721 des eaux de Schlangenbad, commence par dire de cette adorable contrée tout le mal qu’il en pense, et ne trouve à la fin rien de mieux que de s’écrier pour complément et comble d’injures : « Affreux pays, qui n’a que de la verdure à vous montrer ; partout des arbres, du gazon, un fouillis dans lequel il serait grand temps de mettre de l’ordre ; point de pyramides, d’allées régulières ! Quand donc des plantations méthodiquement ordonnées et des tailles habiles pratiquées par une serpe intelligente viendront-elles corriger ce que la nature offre ici de défectueux, et prêter un aspect moins bizarre et moins déplaisant à ces lieux dont la nymphe solitaire attire chaque année un si grand nombre de gens de qualité ? » J’ignore si les vœux de l’honnête homme furent exaucés de son temps ; toujours est-il qu’il n’y paraît guère, à voir cette splendeur forestière, cette exubérance de frondaisons, de graminées qui, de bas en haut, jusque dans les maisons, vous enveloppent, vous cherchent, vous enguirlandent, vous enivrent, s’étalant devant la porte en tapis de mousse, festonnant vos fenêtres, et, non moins que la dense forêt, aujourd’hui l’attrait et l’agrément de cette romantique contrée de Schlangenbad.

Serait-ce donc que chaque siècle a sa manière d’envisager la nature, comme il a sa manière propre d’envisager l’histoire, la philosophie, les beaux-arts ? Ce n’est pas le point de vue qui change, c’est notre œil : l’œil intérieur aussi bien que l’œil extérieur ; l’antiquité, pas plus que la renaissance et le XVIIe siècle, ne semble s’être doutée de la beauté pittoresque des Alpes. Humboldt remarque que pas un écrivain de l’ancienne Rome ne fait mention des Alpes autrement que pour se plaindre de l’impraticable difficulté du passage, et que Jules César emploie, en les traversant, à rédiger un traité grammatical de analogia, ses loisirs de voyage. C’est du romantisme que nous vient le sentiment des vraies grandeurs de la nature, et le romantisme est d’essence toute chrétienne. J’ai parlé de la dignité plastique d’un Poussin, de la tendance d’un Claude Lorrain à tout niveler : prenez les vieux peintres italiens et allemands, et voyez au contraire comme leurs fonds se hérissent de pics aigus, d’âpres et sauvages escarpemens. Tandis que le XVIIe siècle, réaliste, étend en largeur ses paysages, eux poussent vers le haut, l’infini. Derrière le souriant visage d’une madone à l’enfant s’étagent vers le ciel des blocs granitiques, un site montagneux, strapassé, encadre l’honnête et prosaïque figure d’un bourgeois bien emmitouflé. Sur une gravure représentant la légende des onze mille vierges est représentée une ville de Cologne dont une ceinture de rochers forme la perspective. Cologne cependant, pas plus à cette époque qu’aujourd’hui, n’était située au pied des Alpes. Le peintre sans aucun doute le savait ; mais à son idéal le pays monotone et plat ne suffisait.

L’idéal d’alors, c’était le pittoresque abrupt, dentelé, plus imaginaire encore que rendu, plus accessible au regard qu’au pied. Cette montagne avec sa Wartbourg pour couronne, les immenses forêts de la Thuringe, dont l’épaisseur inexplorée contenait pour l’œil même du chasseur autant de mystères que la mer profonde en peut avoir pour le pêcheur, là s’égarait Luther des journées entières, cherchant des distractions physiques aux élucubrations bilieuses du cerveau ; là ce Nemrod théologal s’évertuait à courre un autre gibier. Peine perdue ! la distraction ne venait point, la diversion se faisait mal. Jusque sous l’immense dôme de la cathédrale verdoyante, son démon le poursuivait, le harcelait d’images, de symboles : chasseur d’un côté, proie de l’autre ! Même au milieu des chiens et des veneurs, ses idées théologiques le galopent. « Autant le plaisir, par sa nature, me charmerait, écrit-il à Spalatin (15 août), autant il me répugne et me contriste par le sens mystérieux qu’il recouvre. Que signifie en effet cet emblème, sinon que le diable, à l’aide des évêques et des théologiens, — ses chiens à lui et ses veneurs, — furtivement chasse, traque et attrape les pauvres petites bêtes ? Ames simples et crédules, comme je vous avais là devant mes yeux ! » Une circonstance épisodique devait encore fortifier l’impression du symbole. « J’étais à grand’peine parvenu à saisir un malheureux petit lièvre, que je portais enveloppé dans un pli de mon manteau, ayant soin de me tenir moi-même un peu à l’écart. Tout à coup les chiens dépistent le pauvre animal, m’attaquent, me l’arrachent, et à belles dents me le déchirent. N’est-ce pas ainsi que le pape et Satan s’acharnent sur une foule d’âmes sauvées d’abord par moi, et que toute ma peine, hélas ! ne parvient pas à préserver de leur curée ? J’en ai assez de cette chasse, et de beaucoup je préfère celle où, les pieux et la javeline en main, on court sus aux sangliers, aux ours, aux loups, aux renards et autre gent sans foi ni loi, représentant les docteurs de l’église. » Rien ne détourne certains esprits de leur chimère. Le mouvement, l’agitation du corps excite, avive la pensée. Déjà du temps de Pline le Jeune, cet effet produit par la chasse était connu : jam undique sylvæ et solitudo, ipsumque illud silentium quod venationi datur magna cogitationis incitamenta sunt.

On s’élance au-devant de Diane, et c’est Minerve qu’on rencontre. Combien le savent mieux que nous qui se targuent d’être des Nemrods devant le monde. Montant à cheval, on prend avec soi, comme le Romain, ses tablettes et son stylet. Une fois la chasse mise en train, on s’en détache, on s’assied tranquillement sous un arbre, et là, causant avec un ami, notant sur le papier quelque pensée, on échappe à l’obsédante loi de ce plaisir traditionnel. J’ai, pour ma part, souvent plaint les grands d’avoir à subir ainsi une foule de divertissemens qui s’imposent à eux dès leur naissance, et dont la périodicité seule suffirait à faire un supplice. « Comme on s’ennuie aux Tuileries quand on n’y est pas né ! » disait une personne d’un rare mérite et d’une exquise sagacité d’observation, Mme de Lamartine. J’estime que la naissance même ne saurait être toujours un préservatif efficace contre l’immense ennui qui s’attache à certains plaisirs stéréotypés dont le programme inexorable vous enserre et vous gouverne fatalement du berceau à la tombe. En outre, sans vouloir médire de ce caractère aristocratique de la forêt, consacrée de haute date à fournir un théâtre privilégié aux ébattemens des races souveraines, il est permis de reconnaître que depuis le moyen âge les temps ont marché, et qu’un prince d’aujourd’hui n’a pas besoin d’être un grand philosophe pour se demander ce que peut, après tout, avoir de si noble, au milieu de la politesse des mœurs modernes, cette coutume de se répandre avec sa cour dans la profondeur d’une forêt pour y jouer à la barbarie, et systématiquement, à heure fixe, venir en quelque sorte épeler l’alphabet de la civilisation.

Le traitement que Luther recevait à la Wartbourg était celui d’un hôte et non pas d’un prisonnier. L’unique gêne qu’il eût à subir venait d’un excès de surveillance dont lui-même, pour sa propre sauvegarde, n’eût jamais été capable. Dans ses excursions, dans ses chasses, il fallait l’accompagner, le tenir en vue, empêcher le moine mis au ban de l’empire d’être reconnu sous la cape du chevalier George, tâche qui certes n’était pas commode, grâce aux intempérances de langage, aux atrabilaires soubresauts du personnage. S’arrêtait-on dans une auberge pour se rafraîchir, aussitôt le prédicant de déchaîner ses foudres. Quatre manans attablés à table lui devenaient une occasion de dauber sur l’antéchrist de Rome. Un jour, passant devant l’abbaye de Reinhardtbrunn, il entre, court à la bibliothèque ; les moines, étonnés de voir un si grand clerc porter l’épée et l’éperon, se regardent, s’interrogent, et sans l’intervention de Jean de Berlepsch et de ses cavaliers, qui le ramènent à la Wartbourg en toute hâte, l’imprudent réformateur, dont l’incognito commençait à se trahir, risquerait de passer un mauvais quart d’heure. Ces neuf mois que Luther vécut à la Wartbourg forment assurément la période la plus active de sa productivité cérébrale. « Je vois qu’il est grand temps que je mette la main à la cognée pour m’attaquer aux troncs énormes dont la voie est encombrée. » Ce qu’il abattait de besogne en effet ne saurait se calculer. Qu’on songe à ses innombrables écrits théologiques, à sa traduction de la Bible. À tant de travaux menés assidûment de front s’entremêlait une incessante correspondance, poursuivie au péril de sa liberté vingt fois compromise, aux dépens de sa santé, qu’en même temps que les excès d’occupation désorganisait une chère trop substantielle. Ne fallait-il pas, du haut de son nid d’aigle, tout administrer, tout gouverner ? ne fallait-il point endoctriner l’univers, maintenir dans le droit sentier les bons apôtres, ramener au pas les dissidens ? car, ainsi qu’on devait s’y attendre, les dissidens n’avaient tardé à paraître. C’est le propre des réformateurs de susciter à leur tour la protestation, de voir à un moment donné l’arme dont ils se sont servis contre les autres se retourner contre eux entre les mains de leurs plus chers disciples. « Et si tu te trompais, s’écriait-il, s’interrogeant lui-même, si tant d’âmes entraînées par toi allaient payer de leur damnation éternelle l’erreur de t’avoir écouté ! » Cependant de partout le flot montait, l’envahissait ; si élevé que fût le promontoire où son navire était placé, la tempête l’y venait chercher. Il avait, de son autorité suprême, émancipé tous les couvens, toutes les sacristies, convoqué à la liberté de la primitive église des milliers de victimes du célibat, et sa victoire l’épouvantait, le doute le ressaisissait au spectacle de ce vil troupeau de moines et de prêtres libertins, accourant vers lui de tous les coins de l’Allemagne, comme à l’inventeur d’un remède infaillible contre la plaie honteuse des invétérés concubinages. Lui-même se prenait à douter de la vérité de son enseignement. Un jour que le prédicant de Rochlitz, Antoine Musa, venait se plaindre de ne pouvoir croire à ses propres sermons, « Dieu soit loué ! s’écria Luther, autant en arrive donc aux autres ! Je ne suis donc pas le seul ! » Illusions, pièges, léthifères insufflations, c’étaient les noms dont il finissait toujours par appeler ces voix de sa conscience qui sous mille formes l’obsédaient, le harcelaient, car nul, se disait-il complaisamment pour se rassurer, n’avait d’un plus rude coup démantelé l’édifice de Satan : de là ses luttes corps à corps avec les mauvais esprits, ses batailles nocturnes. Il se croyait vraiment alors doué de lumières surnaturelles, un serviteur spécial du ciel, un guerrier choisi combattant comme général à la tête d’une troupe fidèle contre une gigantesque armée de mauvais génies que dirigeait en personne le prince des ténèbres. Je dis en personne, car ici le sens métaphysique ne saurait être invoqué. Poète d’un tempérament extraordinaire, Luther remplit l’espace des images de son cerveau, et ces images tout aussitôt deviennent des substances distinctes de lui-même, des monstres qui le harcèlent, le domptent ! Rien d’impossible, ainsi que très judicieusement l’a remarqué Coleridge[1], à ce que dans un de ces rapides passages de l’état de sommeil à celui de demi-éveil, qui sont la vraie matière aux revenans :


                                The season
Wherein the spirits hold their wont to walk,


dans un de ces assoupissemens momentanés, où souvent à la suspension absolue succède une anxieuse intensité de la pensée, — rien d’impossible à ce que Luther ait eu la vue complète de la chambre où il était assis, de sa table à écrire, de ses livres et de tous les objets environnans, tels qu’ils existaient réellement, et à ce qu’en même temps une perception de son cerveau lui ait montré à quelques pas le diable en chair et en os, très apparent et très vivant, et par les proportions de la distance, comme par la juste distribution de l’éclairage, se confondant avec les objets véritablement empreints sur les sens extérieurs.

Figurons-nous Luther naissant et se développant dans un milieu tel que le nôtre : assurément ni le génie ni la puissance ne lui feront défaut ; mais ce génie et cette puissance comme nous les concevons suffiraient-ils à soulever seulement les montagnes qu’il renversa ? Hercule chrétien, balayeur des étables d’Augias de l’apostasie, les propres noms dont il se plaît à s’intituler n’affirment-ils pas l’idée de ces temps héroïques où la force marche environnée de barbarie et de ténèbres ? Comment les erreurs et les superstitions d’un âge qui réclamait un pareil réformateur n’eussent-elles pas, jusqu’à un certain point, ému, tourmenté son esprit ? Comment, sans cette possession, eût-il trouvé la force, l’enthousiasme pour agir sur les masses qu’il devait entraîner ? Luther est un immense poète, mais un poète qui vit ses œuvres. La Bible est son arsenal spirituel, le véritable magasin de ses dépôts de guerre : là, il s’arme lui-même pour le grand combat, de là il tire sans relâche le casque et la cuirasse, la lance et le bouclier, pour les élus. Le voyez-vous assis dans cette étroite chambre, compulsant, méditant, sa lampe de minuit projetant sur les textes épars une clarté que le voyageur attardé par la plaine de Bischofsroda prend de loin pour l’étoile de la montagne ? La Bible hébraïque est là ouverte devant lui. Le front appuyé sur sa main, il étudie, couve quelque verset obscur qu’il cherche à rendre intelligible au paysan, à l’ouvrier ; mais ce passage qu’il s’efforce à traduire pour tous dans la langue qu’on parle, cette lettre qu’il veut faire vivre, voilà que lui-même ne les comprend point : d’épaisses ténèbres couvrent le texte originel. Il presse les syllabes, désarticule les mots, prend à part les racines, qu’il interroge comme il ferait des esprits familiers : peine perdue ! l’obscurité se prolonge ; pas un rayon de sens ne perce à travers l’implacable nuit. Irrité, dédaigneux, il saisit la Vulgate, sa vieille ennemie jurée, la perfide confédérée de l’antéchrist, la Vulgate, ce diabolique répertoire d’abominations « intronisé dans le sanctuaire même par l’idolâtrie ! » Pensée humiliante, en être réduit à consulter un pareil document ! devoir appeler à son aide un si damnable auxiliaire ! Et le pire de tout, c’est que cette fois l’interprétation se trouve être plausible, — une interprétation à laquelle il faut nécessairement que le malin esprit ait travaillé, car elle ne dément ni la doctrine du purgatoire, ni l’intercession des saints, ni l’efficacité des prières pour les morts ! Qu’un suppôt de l’enfer ait dû forcer en ce sens le texte hébreu, la chose va de soi ; mais comprend-on qu’en dehors de ce sens arbitraire, damné, rien ne soit possible, et que pas plus l’allégorie que la cabale n’offre ici le moindre recours ! Enchantement, sorcellerie, piège tendu à sa foi, brouillard magique interposé entre la vérité de la lettre sacrée et les yeux de son entendement par la fureur du mauvais ange ! S’avouera-t-il vaincu, scellera-t-il du nom de Luther une exégèse faite pour devenir une arme aux mains de la hiérarchie idolâtre ? Jamais ! jamais ! Un auxiliaire lui reste : la version des Septante. Les Grecs d’Alexandrie, antérieurs à l’église elle-même, n’ont pu ni subir l’influence de sa corruption, ni profaner l’autel de la vérité d’un encens exclusivement destiné à réjouir les narines de l’évêque universel. Cette fois encore son espoir l’a trompé. Ne dirait-on pas un fait fait exprès ? Justement, à ce passage énigmatique, il semble que le traducteur alexandrin ait donné congé à son intellect et laissé sa plume courir l’école buissonnière. 0 Luther honoré, docteur et glossateur intrépide, aussi aisément auriez-vous pu convertir Rome entière, y compris le pape et le sacré-collège, qu’extraire de la version alexandrine une parcelle de lumière ! C’était à s’écrier comme Hamlet, prince de Danemark : Words ! words, words ! Des mots ! toujours des mots !

Désappointé, irrité, furieux, il veut planter là l’ingrate besogne, s’efforce de n’y plus penser ; mais son cerveau mis en mouvement continue à travailler dans le vide : d’étranges, d’effroyables images y passent et repassent, souvenirs des anciennes persécutions, doutes et défiances, visions terribles que traverse la vivante personnalité de l’être sinistre, l’auteur présumé de tous maux. Insensiblement le sommeil le gagne, un sommeil fiévreux, plein de transes, pendant lequel la pensée, libre du contre-poids des sens et de leurs impressions, sent décupler son énergie, un de ces états métaphysiques où nos perceptions les plus extravagantes se forment, se condensent en objets, en réalités. Se réveillant à diverses reprises, et ses paupières presque aussitôt se refermant, les objets qui en réalité l’environnent composent la scène et le décor de son rêve. Soudain, de cet endroit même de la muraille où ses yeux, durant le trouble de la méditation, s’étaient, selon toute apparence, fixés tantôt, il voit sortir l’archi-démon. Il le voit, entendons-nous bien, non plus cette fois comme une apparition, comme un spectre, mais en personne ; il l’a pour interlocuteur, et tout ce qui advient est si réel que l’encrier joue aussi son bout de rôle en cette affaire. Dans un de ces efforts de rage impuissante qui presque toujours dans ces affreux cauchemars précèdent l’effroi haletant du réveil, il s’imagine qu’il lance son encrier à la tête de l’intrus maudit. Rêvait-il bien encore ? Et ne serait-ce pas plutôt à l’instant même du réveil, alors que son esprit et ses yeux sont encore en proie à l’hallucination, qu’il s’empare au hasard du premier projectile placé sous sa main et le lance à toute volée ?

Quelques semaines plus tard, après avoir retourné, examiné l’incident sous toutes ses faces, après s’être inutilement demandé ce qu’il fallait penser de l’entrevue et s’il s’agissait d’une visitation de Satan corporelle ou non corporelle, il découvre pour la première fois la tache noire sur la muraille. Désormais plus de doute permis ! le témoignage est là vivant, la preuve écrite.

Cette preuve, il vous faut l’aller voir pour y croire, et, quand vous l’avez vue, vous n’y croyez pas davantage. C’est qu’à tout ce mysticisme de Luther la poésie manque. Cet indomptable pourfendeur des idoles de son siècle n’est lui-même que superstition. Impuissant à déraciner de l’âme humaine la divine plante du surnaturel, il souffle sur la fleur bleue et la dessèche. Entre ses mains, ce n’est pas le cuivre qui devient or, c’est la poésie qui se change en prose. De là un art bourgeois qui n’a jamais su produire que des portraits : la froide, rigide et vilaine peinture d’un Lucas Cranach par exemple. Si vous voulez dans Luther contempler le héros, sentir toute sa grandeur historique, envisagez le polémiste, le foudre d’opposition que sa confiance en Dieu remplit de force et de gaîté, et qui, comme Samson avec sa mâchoire d’âne, brandissant à tour de bras l’arme de sa parole, défait, renverse, assomme, tue sur son passage les bandes de l’esprit de corruption, d’ignorance et de ténèbres : un moine contre un monde ! L’émotion et le respect vous pénètrent lorsqu’en mettant le pied dans cette cellule de la Wartbourg on se dit : De ce sein étroit, nu, misérable, l’esprit de réforme a soufflé sur l’humanité ! Ne cherchez pas au-delà, oubliez l’Italie esthétique et ses tendances, n’évoquez ni les Grecs ni les Muses, car les pauvres filles n’auraient, hélas ! à vous montrer que des visages grimaçans et les corps émaciés, squelettiques, affreux, de la fabrique du bon Lucas Müller. Il était né à Cranach, de là son nom ou plutôt son surnom. Il signe maître Lucas, peintre ; mais combien d’autres métiers ne pratique-t-il pas, sans compter celui de teinturier ! C’est le Hans Sachs de la peinture. On ne saurait imaginer une activité pareille, une existence plus diversement occupée. Il ne lui suffit point de faire tout ce qui concerne son métier à cette époque où l’art s’exerce professionnellement, où le peintre relève de la corporation des teinturiers et des doreurs, il fabrique des couleurs, des laques, des portraits, des armoiries sur verres, taille le cuivre et le bois, et trouve encore moyen de s’employer à toute sorte d’industries et de fonctions de l’amalgame le plus burlesque. Il est apothicaire patenté, bourgmestre, homme de cour. Charles-Quint l’invite à dîner, il a place au couvert princier « à la seconde table. »

La Thuringe regorge des œuvres de ce peintre ; à Eisleben, Nordhausen, jusque dans l’intérieur de la Saxe, à Naumbourg, à Wittenberg, pas une église où ne figure quelque pietà de Cranach. On a de sa main quatre cents tableaux, trois cents gravures sur bois. De Luther seul, il a fait quarante-cinq portraits. Pictor celerrimus, cette épitaphe inscrite à Weimar sur sa tombe est-elle bien celle qu’il faudrait lire ? N’était-ce point celeberrimus qu’on voulait mettre, et le hasard, enfant terrible, n’aurait-il pas rectifié le texte tout en ayant l’air de faire des siennes ? Cranach ne visita jamais l’Italie, cela va de soi : d’un tel voyage au pays de l’idéal, son luthérianisme étriqué l’eût détourné. Les Pays-Bas au contraire parlaient à son sens bourgeois, réaliste. Il y vint, leur emprunta sa couleur : ce fut tout. Quelle anatomie ! quels modelés et quelles perspectives au temps de Vinci, de Michel-Ange ! Néanmoins cet art barbare a parfois son mérite ; il faut l’étudier dans ses portraits. Comme naturel, reproduction sincère, littérale, c’est excellent, presque beau, pourvu que l’expression demeure calme, rigide, car chez lui, où s’arrête l’impassibilité, la contorsion commence. On croit trop souvent dans les arts que l’exagération vient d’un surcroît de vie, d’une surabondance de vertu géniale. Rien de plus faux. C’est le manque d’imagination qui presque toujours amène un peintre, un musicien, un poète à se contourner. Les belles choses sont parce qu’elles ne peuvent point ne pas être. Beethoven fait la symphonie en ut mineur avec quatre notes ; il ne la cherche pas ; il ne peut point ne pas la faire. Et pour m’en tenir à la peinture, l’art complet, le grand art, celui qui n’est ni un bégaiement ni une cadence, cet art qui s’évertue à ne produire que des choses ayant un sens imprescriptible, il ne lui suffit pas d’emprunter un trait aux livres saints, un a moment historique » aux gestes humains ; il faut encore qu’en dehors de toute espèce d’intérêt historique ou divin et par la seule beauté de la forme, ce but suprême puisse être atteint. C’est ce vol vers l’idéal qui manque à Cranach, à cette école.

Comment, sans imagination, sans rêverie, sans mysticisme, je ne dis pas religieux, mais simplement poétique, peindre jamais une Vierge à la chaise, un Christ au tombeau ? Si vous voulez voir un chef-d’œuvre de cet art luthérien, d’une intensité dans le naïf, d’une bonhomie dans le terre-à-terre qui parfois vous désarme, allez à Weimar vous arrêter devant un Christ du cher maître Lucas Müller. Un ruisseau de sang, jailli à flot de pourpre du cœur du fils de l’homme, vient baigner le front de notre peintre, placé au premier plan du tableau. Lorsque, dans la Genèse, Noé aperçoit l’arc-en-ciel où le regard pieux de la créature adore son créateur, le symbole aussitôt se manifeste : la terre et le firmament sont unis, l’Ancien-Testament déploie l’écharpe de lumière, et sous cette image sublime l’intelligence du plus simple enfant saisit l’allusion mystérieuse ; mais que signifie dans le tableau de Cranach cet horrible arc-en-ciel de sang ? Encore si c’était un arc-en-ciel : hélas ! non, vous diriez plutôt une saignée qu’un misérable chirurgien de village a pratiquée à l’homme-Dieu, dont la plaie continue à rester ouverte parce qu’on n’a point su la bander. Prosaïsme, trivialité ! avec cela beaucoup de bonne volonté ; mais que peut la meilleure volonté du monde sans l’imagination, l’effort sans la grâce ? Il en est de la conception de l’esprit comme du fruit des entrailles de la femme, la bénédiction doit intervenir. Point de salut angélique, de mystique Visitation, point de Raphaël ni de Mozart, de Michel-Ange ni de Beethoven !

Tel était Luther sous les influences du siècle et du pays dans lesquels et pour lesquels il naquit, Supposez-le citoyen de Genève et contemporain de Voltaire, donnez-lui pour mère la langue française, pour objet d’application la philosophie critique et morale des libres penseurs du XVIIIe siècle, et Luther ne rêvera plus archi-démon ni antéchrist. D’autres angoisses troubleront son cerveau, et sa mélancolie n’aura fait que changer de sentiment et dépouiller, pour se vêtir à la moderne, les fantastiques draperies du sombre personnage d’Albert Dürer. En face de cette société pourrie jusqu’à la moelle, mais très vivante encore, et répondant par le sarcasme aux révoltes, aux prophéties de son illuminisme dévergondé, il sera Jean-Jacques. Sa sensibilité, qui s’exalte à la simple vue d’un pauvre animal endolori, qui souffre de l’outrage fait à la fleur qu’on foule sous ses pas, que deviendra-t-elle au spectacle de ces passions nouvelles, de ces romanesques éplorations, combats effrénés de l’amour et du devoir, d’où sortent les Clarisse et les Julie ? Quels sujets sa pitié si prompte à s’émouvoir jusqu’à la rage ne trouvera-t-elle pas dans l’inégalité des conditions, dans la tyrannie des gouvernemens et la misère des peuples ? Au lieu du grand réformateur religieux, du théologue halluciné, vous aurez le missionnaire plébéien, l’humanitaire, l’apôtre des colères indéfinies, précurseur de Robespierre, et les rêves de gouvernement de raison pure, de contrats sociaux, de rénovation absolue, remplaceront, la restauration de l’église visible et l’unité de foi dans la Jérusalem nouvelle.


H. Blaze de Bury.

  1. Coleridge, The Friend, t. Ier p. 189.