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Le forgeron de Thalheim/08

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Imprimerie Jaunin Frères (p. 139-159).

viii


Le surlendemain, la veuve Feller était ce qu’on appelle, en style familier, tout chose, du moins ainsi pensait l’ouvrier Thomas, en voyant la bonne femme aller et venir par la forge. Elle ne pouvait rester en place. Et puis toujours ces questions à son fils :

Tu crois qu’ils m’attendent ?… Es-tu sûr qu’ils me recevront bien ?… Que dois-je leur répondre si le père refuse ?… N’as-tu pas quelque crainte ?… Tiens, tu es ému ! Et elle parlait à voix haute, triste ou gaie, sans se lasser. Et lorsqu’elle avait perdu dix minutes, un quart d’heure, elle trottinait de nouveau à sa cuisine, jetait un coup d’œil à son fourneau, revenait et recommençait de plus belle. — Décidément, oui, il y a quelque chose dans la maison, se disait Thomas, que tout cela amusait.

Robert était sérieux comme un prédicateur anglican. Parfois, il est vrai, un léger sourire effleurait ses lèvres, illuminait sa grave figure. C’est que le brave garçon se savait aimé. Une profonde émotion s’était emparée de lui, l’émotion que cause un événement heureux qu’on n’attend pas, une destinée sereine qu’on n’ose point espérer. Suzanne l’aimait ! Alors, que lui importaient les projets de son père, les visites d’Otto Stramm, les surprises de l’avenir ? Il était sûr d’elle ; la mère n’est pas si sûre de son enfant. Elle serait à lui une vie durant ; tous les jours, le matin, le soir, la voix argentine de Suzanne égrènerait dans le logis, le jardin et le verger, ses éclats de rire joyeux et sonores. Et le jeune homme croyait déjà la voir, la voyait, en jupe simple, la taille bien moulée, ses blonds, cheveux noués en torsade sur une nuque d’albâtre, que caressaient des frisons dorés. Quel enchantement ! Quelle pluie de rayons de soleil dans l’existence du forgeron de Thalheim !

Et il souriait de nouveau à toutes ces joies de la vie à deux, qui ne pouvait le fuir, puisque Suzanne était sincère et forte : elle serait à lui, ou demain, ou plus tard. Il n’avait encore que vingt-sept ans. Joseph Teppen se déciderait bien, un jour ou l’autre. Oubliées donc les inquiétudes mortelles qui, ces derniers temps, l’avaient assailli ! Oubliés les tourments de la jalousie ! car on n’est plus jaloux du moment où l’on croit à la bien-aimée.

Vers une heure de l’après-midi, la veuve Käthel, en toilette des dimanches, son bonnet en dentelle noire coquettement posé sur ses blancs cheveux, sortit de la maison, salua d’un air narquois l’ouvrier Thomas qui la regardait la bouche bée, de plus en plus étonné, laissa un mot d’espoir à son fils, mot prononcé tout bas ; puis elle s’achemina, à petits pas réguliers, afin de ne pas arriver trop vite, dans la direction de la tuilerie, le long de la grande route, en passant vers la mare bourbeuse où un crapaud hideux faillit sauter sous les pieds de l’excellente femme. Celle-ci, à l’aspect de l’horrible bête, fut sur le point de retourner à la forge. Superstitieuse comme le sont les mères à cet âge et dans ces circonstances, surtout celles du peuple, ce futile incident la troubla. Toutefois, elle continua sa route en mettant sa confiance en Dieu et comptant beaucoup sur l’amour de Suzanne pour l’heureux succès de sa démarche.

Joseph Teppen était ce jour-là d’une humeur massacrante. La veille, il s’était rendu à la ville voisine où il avait appris que l’un de ses clients, le plus gros, venait d’être déclaré en faillite. C’était une perte sèche de dix mille francs. Et Joseph Teppen tenait à son argent, ferme ! Il y avait en lui de cette passion du lucre, du métal blanc et jaune qui est un des traits du pauvre enrichi. D’ailleurs, il est vrai de dire que, pour sa fortune, deux ou trois brèches pareilles seraient assez sensibles. À cette heure, les affaires marchaient, mais il ne fallait pas que de telles culbutes, devenues très à la mode de nos jours, se renouvelassent trop fréquemment ; autrement, Joseph Teppen, à la longue, n’y résisterait plus.

En vain la mère de Suzanne, avertie par celle-ci, avait cherché à amener la conversation sur la visite qui allait leur arriver. Le tuilier, brusque dans ses relations avec tous les gens de sa maison, avec les siens comme avec ses ouvriers, n’avait pas voulu mordre à l’hameçon, et lorsque Käthel parut sur le seuil de la porte, Suzanne et sa mère étaient aussi inquiètes que la veuve.

— Va au jardin, fit Marguerite Teppen à sa fille. S’il le faut, je t’appellerai.

— Au moins, toi, tu viens avec moi ? dit Käthel à son amie, car au moment d’engager le combat, elle ne dédaignait pas une alliée.

— Sans doute ! Mais je crains bien que la demande n’aboutisse pas. Mon mari est mal disposé. De mauvaises nouvelles… une grosse perte.

— Faut-il m’en retourner sans rien faire ?

— Non, non ! Pas cela ! Suzanne m’a avoué qu’elle aimait Robert, qu’elle ne voulait pas se marier si on le lui refusait. Je la connais : cette enfant a l’énergie de son père. Elle préférerait mourir plutôt que de renoncer à celui qu’a choisi son cœur.

— Brave Suzanne !

— Ah ! oui, c’est une brave fille ! Un caractère d’or ! En toute vérité,’je l’approuve : ton fils Robert la rendra heureuse.

— Je m’en porte garante, Marguerite ! Ces enfants sont faits l’un pour l’autre.

— Eh bien, entrons et voyons ce qu’en pense mon mari.

Elles pénétrèrent dans la chambre où Joseph Teppen compulsait hâtivement, pour la dixième fois depuis le matin, une grosse liasse de factures et de traites.

— Bonjour, Joseph Teppen ! dit la veuve.

Le tuilier, sans se lever de sa chaise, répondit d’un ton froid :

— Bonjour !

— Assieds-toi ! ajouta Marguerite en offrant un siège.

— Merci ! répliqua Käthel.

Puis un silence.

Enfin, la mère de Robert reprit :

— Je regrette que mon arrivée chez vous coïncide avec les mauvaises nouvelles que vous avez reçues, du moins à ce que m’a appris Marguerite. Mais, puisque j’ai tant fait que de venir ici, je veux remplir la mission dont m’a chargée mon fils.

— Votre fils ? Robert ?, interrogea le père de Suzanne, en regardant cette fois la veuve Feller. Que me veut-il ?

— Ne devinez-vous pas ?

— Pas le moins du monde.

— Eh bien, puisque vous ne voulez pas deviner, voici, en quelques mots, le but de ma démarche :

Robert n’a pas pu voir votre fille Suzanne sans éprouver pour cette charmante enfant un amour profond, sincère et honnête. Vous savez que ces sentiments-là, pour des jeunes gens simples comme les nôtres, ne se commandent pas, et qu’ils sont toujours purs lorsque les personnes qui se les avouent l’un à l’autre ressemblent à Suzanne et à Robert. Ils s’aiment donc, et même je crois qu’ils s’aimaient depuis longtemps sans se l’être dit. Les âges se conviennent, les goûts sont analogues ; simples, ils resteront comme ils ont été élevés. Vous estimez mon fils, j’en suis persuadée ; sa conduite n’a donné lieu à aucun bruit fâcheux ; il m’entoure d’affection et il a été décoré sur le champ de bataille. Caractère un peu vif s’il s’agit d’opinions qu’on n’ose pas trop souvent manifester, il sera plus calme une fois que le bonheur, dans la personne de Suzanne, aura pris place à son foyer…

— Vous avez fini ?

— Non.

— Dans ce cas, hâtez-vous !

— On pourrait peut-être objecter que la fortune de ces deux enfants n’est pas égale et que Suzanne Teppen est un meilleur parti que Robert Feller. J’en conviens et c’est justement ce qui m’a retenue jusqu’ici. Cependant, mon fils n’est pas sans avoir. La maison est franche de. dettes, ainsi que la forge, le jardin et le verger, qui nourrit sa vache, bon an mal an. Cela vaut toujours de huit à dix mille francs, presque une fortune quand on sait se contenter du nécessaire. Nous y avons été heureux, mon mari et moi. Robert et Suzanne le seront aussi, de même que leurs enfants, s’il plaît à Dieu qu’ils en aient.

Je vous demande donc, pour mon fils Robert, la main de votre fille Suzanne.

Un nouveau silence suivit ces paroles, frappées au coin du bon sens et de la tendresse maternelle.

La femme du tuilier intervint :

— Joseph, tu sais que jamais je ne me mêle de tes affaires ; ce n’est pas mon habitude. Mais, ici, il y va du bonheur, de l’avenir de notre enfant. Suzanne aime Robert ; c’est un jeune homme sérieux. Il n’est pas pauvre, tant s’en faut ! Je verrais avec plaisir cette union. Voilà pourquoi j’unis ma voix à celle de mon amie Käthel : Donne ton consentement à ce mariage.

Joseph Teppen était un de ces hommes qui s’aigrissent volontiers. Un rien les jette parfois hors de la droite voie, et, cependant, à leurs yeux, le chemin est tout tracé. Le père de Suzanne avait encore ce défaut qu’une fois engagé dans une telle direction, imbu d’une telle idée, il était difficile de le faire revenir sur ses pas ou à d’autres sentiments. Qui sait ? Il devait peut-être sa fortune à.cette ténacité que d’aucuns envisagent comme une maîtresse qualité. En un mot, il ne voulait pas avoir tort.

Toutefois, en de certaines circonstances, cet entêtement pouvait avoir des résultats funestes. Il reconnaissait — et il se l’avouait avec colère — que les deux jeunes gens avaient de bonnes raisons pour s’aimer, et que, comme le disait sa femme, le bonheur de sa fille dépendait de cette union. Mais il n’avait pas favorisé cette passion naissante, parce qu’il ne lui plaisait pas, à lui, de donner son enfant, dont la fortune, un jour, serait assez considérable, au simple forgeron Robert Feller, et il lui était désagréable d’avoir eu tort. Aussi refusa-t-il.

— Nous ne partageons pas la même opinion à ce sujet, dit-il enfin, après un moment de réflexion.

— Et pourquoi ? s’écria Marguerite.

— Pourquoi ? Je n’ai pas à m’expliquer davantage.

— Cependant, Joseph Teppen, il me semble que vous nous devez bien une réponse.

Quels sont vos motifs de refus ? demanda Käthel.

— Mes motifs ! Mes motifs ! Mais, j’en ai cent, mais j’en ai mille. Mais Robert est fou ! Épouser la fille du tuilier Teppen ! Une dot de trente milliers de francs ! Vous aimez la plaisanterie, voyons ! Car ce n’est pas autre chose, votre démarche, du moins je la considère ainsi.

— Au contraire ! insista, la veuve d’un ton tout à coup attristé, pensant à son fils qui attendait son retour avec impatience.

— Eh bien, je le regrette, vraiment ! Je ne donne pas ma fille.

— Veux-tu la marier contre son gré ?

— Femme, tes questions sont insipides.

— Je défends mon enfant. D’ailleurs, Robert a bien quelque droit sur elle. Sans lui, Dieu seul sait si tu serais encore en vie, Suzanne aussi.

Le tuilier éclata :

— Ah ! ah ! fit-il d’un ton légèrement sarcastique, voici la grande arme de réserve ! La reconnaissance ne va pas si loin. Et puis, votre Robert n’a fait que son devoir, tout le monde eût agi comme lui. En outre, est-ce bien vrai, ce que tu me dis là ? Mon cheval serait revenu à la maison, tout bellement, comme cela arrive quelquefois. Au surplus, je crois avoir prouvé que son action m’a inspiré pour lui beaucoup d’estime : je l’ai invité à dîner, il s’est assis à ma table — ce que je n’aurais jamais dû faire, car je lui ai offert l’occasion de voir Suzanne, de lui parler et de lui avouer son amour, au dos des parents. Dame ! J’ignorais qu’un forgeron pût songer à ma fille !

— Joseph Teppen, riposta Käthel, c’est assez de refuser, n’insultez pas mon fils ! Si vos richesses vous élèvent tellement au-dessus de vos semblables, vous, jadis pauvre, je vous plains, et je vous trouve bien malheureux. Robert a un état honorable, aussi honorable que le vôtre, ne vous en déplaise. Cette digne femme que voilà, qui était plus riche que vous, n’hésita pas, cependant, à vous donner sa main, parce qu’elle vous avait donné son cœur. En ce jour, et d’une façon très cruelle, vous brisez l’existence de Robert, vous le poussez peut-être au désespoir. Libre à vous ! Mais, sachez-le, vous n’avez pas le droit de violenter les sentiments de Suzanne. L’amour quelle éprouve pour mon fils est honnête et sacré. Prenez garde ! On ne fonde pas le bonheur d’une jeune famille en se jouant de ce qu’il y a de plus sublime au monde.

Joseph Teppen, encore une fois, est-ce votre dernier mot ?

— Parbleu ! c’est clair ! je crois m’être assez nettement exprimé.

— Dans ce cas, adieu ! Je ne franchirai plus le seuil de cette maison. Adieu, Marguerite !

— Non, vous ne partirez pas encore, dit tout à coup une voix.

C’était Suzanne, qui se précipita aux pieds de son père. Puis, levant sur lui ses beaux yeux bleus tout humides, elle dit :

— Père, père ! Aie pitié de ton enfant, de ta Suzel, que tu aimes tant, et qui te le rends bien, va ! Que veux-tu ? Cet amour pour Robert m’est venu sans que je sache comment ; il y a longtemps que je pense à lui. Depuis quand ? Je l’ignore. Il ne me disait pas qu’il avait pour ta fille une profonde affection, et, cependant, je n’en doutais point. Mon cœur me le murmurait toujours et je me plaisais, je m’habituais tout doucement à écouter cette musique. Pourquoi es-tu si méchant avec ta Suzel ? Elle n’a jamais cherché qu’à effacer les rides de ton front, à évoquer des sourires sur tes lèvres. Tiens, si tu refuses, je serai malheureuse, extrêmement. Notre fortune, un obstacle ? Mais, je ne désire rien de cela ; gardez-la pour vous, pour mon frère, pour agrandir ton commerce. Est-ce que j’ai besoin d’être riche ? Robert est bon, et il m’aime. Vois-tu, pour nous autres simples filles, c’est tout ! Et puis, nous aurons bien assez pour vivre. Il nous faudra si peu ! Et nous te chérirons tant ! Tu viendras chez nous, nous te réserverons la meilleure place au coin du feu, au chaud, entre lui et moi, et Käthel et ma mère près de nous. Et nous causerons, et tu nous parleras, et nous t’écouterons, et le foyer bavardera gaiement ! Quelle bonne vie pendant les longues soirées des hivers !

Car, petit père, nous attendrons, si telle est ta volonté, un an, deux ans, et plus encore ! C’est si vite passé. Je suis jeune, Robert aussi, nous nous aimerons d’autant, mieux, puisque, pour être l’un à l’autre, nous aurons eu plus de mal. Donc, je t’en prie, sois mon bon père ! Dis oui, un tout petit oui, et je serai bien heureuse !

— Allons ! Lève-toi ! fit brusquement le tuilier, plus ému qu’il ne voulait le laisser voir. Ce sont de vrais enfantillages. Je dis non, non, mille fois non !

— Père, père !

— Non ! te dis-je ! Jamais !

Suzanne se releva, et, s’approchant de Käthel :

— Mère Käthel, fit-elle, dites à Robert qu’il peut compter sur moi. Dès ce moment je me considère comme sa fiancée.

— Nous verrons bien, grommela Joseph Teppen.

Suzanne s’avança vers la porte.

A cet instant même elle s’ouvrit, et livra passage à Otto Stramm, frais et beau.

— Voici l’ennemi, pensa la mère de Robert.

— Je le hais ! balbutièrent les lèvres de Suzanne.

— Il me déplaît vraiment, murmura Marguerite.

Quant au tuilier, il s’était dressé promptement, et, tendant la main au nouvel arrivant :

— Bien le bonjour, M. Stramm, fit-il. Comme vous voyez, nous sommes presque en conseil de famille. Il faut vous dire qu’une mauvaise nouvelle est venue nous surprendre.

— Et quelle est-elle ?

— Oh ! une bagatelle ! L’un de mes clients a été déclaré en faillite. Mais ce n’est rien. Cette perte peut se réparer.

— La lettre que je vous apporte y aidera beaucoup. Voici une commande de trente mille tuiles pour les nouveaux bâtiments militaires.

— Ah ! M. Stramm. Vous êtes bien le plus charmant homme que je connaisse. Femmes, laissez-nous seuls !

À cette injonction assez brutale, les trois femmes sortirent de la chambre très affligées.

Avant de quitter la tuilerie, la veuve Feller dit encore à Suzanne :

— Je m’en vais le cœur triste, et je crains d’arriver à la maison. Robert s’imaginait si naïvement que rien ne s’opposerait plus à son bonheur !

— Oh ! répétez-lui mes paroles, mère Käthel : Je l’aime et je lui.resterai fidèle, toujours !

— Mais s’il voulait chercher à te voir, ma chère enfant ?

— Non, il ne le fera pas, parce que nous ne devons point mécontenter le père encore plus qu’il ne l’est. — Laissons passer l’orage : le ciel redeviendra clair. J’espère !

— Au revoir, donc. Conserve cette précieuse affection à Robert, il en aura besoin, peut-être.

— Je n’y manquerai pas. Au revoir !

Et elles se séparèrent, l’une pour aller porter à son fils le résultat de son entrevue avec Joseph Teppen, les deux autres pour retourner à leurs occupations habituelles, très résolues de lutter contre la volonté du père, s’il essayait de forcer la main à sa fille.

Ce dernier s’entretenait avec Otto Stramm qui, en quelques minutes, avait habilement gagné la confiance et la sympathie du tuilier, de son beau-père in spe. Ses relations avec Georgette ? Un amusement ! Une distraction d’automne ! Une fleur effeuillée entre deux rayons de soleil ! Rien de plus ! Épouser la pauvre fille ? Il n’y avait jamais songé. Lui qui était en si beau chemin d’arriver à la fortune, grâce à Suzanne et à sa dot, s’arrêter à la jupe effiloquée de la jeune bûcheronne ? Il n’aurait pas cette naïveté-là !

Et Suzanne, aimait-elle le forgeron ? Le forestier ne le croyait pas. Et encore, que cela eût été ? Otto Stramm savait par expérience qu’une passion de cette nature n’est pas éternelle. Il ne descendait pas du Werther de Gœthe, l’employé de l’administration des forêts.

Comme si le hasard capricieux eût juré d’offrir à Suzanne, ce jour-là, deux prétendants au lieu d’un, le forestier demanda au père Teppen s’il lui était permis de revenir souvent, bien souvent même, car, ajouta-t-il sur un ton parfait, j’aime votre fille, je l’aime de toutes les forces de mon jeune cœur. Joseph Teppen sourit. Cette seconde mise en demeure de décider du sort de son enfant lui parut quelque peu brusque ; néanmoins, il répondit qu’il verrait ses visites avec plaisir, et que sans doute Suzanne accueillerait favorablement ses hommages. Mais, assez mécontent de lui-même, quoi qu’il en eût, et voulant en finir une bonne fois, il adressa deux mots d’excuse au forestier, et sortit de la chambre, le laissant seul. Un instant après, Suzanne entrait.

— Quoi, mademoiselle, vous daignez venir me… ?

— Mon père m’a informée que vous aviez quelque chose à me dire.

— Ah !

Et un sourire plein de fatuité passa sur ses lèvres. Il se redressa, et, d’un ton caressant :

— Oui, charmante enfant, j’ai beaucoup de choses à vous apprendre, commença-t-il. La première fois que je vous ai vue, j’ai compris que ma vie avait un but : vous aimer et être aimé de vous. Combien je bénirais l’heure où j’arrivai dans ce modeste village, si votre cœur répondait aux battements du mien, si l’amour que j’éprouve pour vous était payé de retour ! Voyez, pour cette destinée, je sacrifierais ma carrière, je viendrais, si vos parents le désirent, m’établir ici, auprès d’eux, afin qu’ils eussent le plaisir de voir toujours leur Suzanne bien-aimée.

Mademoiselle, je vous en prie, un mot, un seul mot de vos lèvres, et vous aurez devant vous le mortelle plus heureux de la terre.

Oh ! Suzanne, ajouta-t-il aussitôt, si votre âme n’a pas encore trouvé la mienne, si mes paroles n’évoquent pas en vous les mêmes désirs qu’en moi, ne vous prononcez pas ; attendez, j’attendrai aussi ; mais je serai si soumis, si aimant, je tâcherai de vous entourer d’un amour, d’une sympathie si grande, si profonde, que, sous peu, je l’espère, vous me direz alors : voici ma main, je vous aime !

Il s’arrêta, très ému en apparence.

— Puisque vous avez la franchise d’un tel aveu, répondit Suzanne avec un calme qui surprenait chez cette jeune fille de vingt ans, à mon tour je vous dirai qu’il m’est absolument impossible d’agréer votre recherche.

— Oh ! ne parlez pas ainsi.

— Pourquoi pas, si cela est ?

— Vous vous l’imaginez.

— Nullement ! D’ailleurs, ai-je l’air si légère ? Je ne le pense pas. Savez-vous ce que signifiait la présence de la veuve Feller, la mère du forgeron de Thalheim, que vous connaissez à coup sûr depuis la fête ?

— Cette famille ne m’intéresse pas !

— Mais moi, et grandement ! Elle, venait de demander à mon père son, consentement pour mon mariage avec Robert Feller. J’aime Robert, et je n’aimerai jamais que lui.

— Vous changerez d’idée.

— Vous vous trompez, M. Stramm ! Mon aveu, que je n’étais pas tenue de vous faire, le prouve surabondamment. Au reste, que je ne fusse pas, à mes yeux, la promise de Robert, je ne pourrais — pardonnez-moi ma sincérité, vous m’y obligez, — je ne pourrais jamais devenir votre femme.

Elle était légèrement pâle en prononçant ces mots d’un ton ferme.

— Et la raison ?

— Vous ne la comprenez pas ? Je suis Française, et vous, vous êtes Allemand.

— Enfantillage !

— Pas pour moi !

Est-ce tout ce que vous aviez à me dire ? Adieu !

Et elle s’éclipsa, furtivement, sans beaucoup de pitié pour le forestier, qui paraissait assez embarrassé de son aimable personne.

Deux minutes après, Joseph Teppen le rejoignait. Otto Stramm lui fit part de la réponse de sa fille. Le tuilier se fâcha, jura de briser l’opiniâtre volonté de son enfant, et l’employé, jugeant qu’il était prudent de laisser agir le père, sortit de la maison avec l’amère consolation que si son bonheur se réalisait jamais, ce ne serait pas sans de vives difficultés, ayant assez de perspicacité pour comprendre que le caractère de Suzanne était de ceux que la résistance fortifie au lieu d’assouplir.