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Le journal d’une masseuse/04

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R. Dorn (p. 19-22).

CHAPITRE IV

OÙ MOSSIEU LA VRILLE S’ÉVITE UNE BESOGNE EMBÊTANTE, EN PUBLIANT SANS VERGOGNE AUCUNE, ET SOUS SON NOM, LE MANUSCRIT DE JULIETTE AUDÉOUD. LES LECTEURS APPRÉCIERONT.

Enfin seul !!!

D’une main fébrile (je te crois, si on me voyait !) je défais le paquet de paperasseries et un flot de poussière m’entre dans le nez.

Aaat… à vos souhaits. Merci ! trop de poussière ! (certain a dit quelque part : trop de fleurs). Je souffle à poumons que veux-tu et j’arrive enfin à rendre quelque blancheur à ce papier maculé.

Des feuilles et puis des feuilles jonchent ma table, ma belle table escultée. Il y en a de toutes les grandeurs (des feuilles, pas des tables), et vraiment, celle qui les a griffonnées n’avait aucun sens de la symétrie. Les unes ont trois pieds de longueur, d’autres, à peine la hauteur d’un misérable in-8. Ce qu’elle avait surtout, l’autoresse, c’est un don très développé de caricaturiste, et la plupart des feuilles sont ornées de bonshommes et de bonnes femmes telles qu’on en peut voir sur les murs lorsque les gosses de la Maternelle réussissent à chiper un bout de craie.

Heureusement, elles sont numérotées, les feuilles. En effet, c’est bien un journal, le journal de ma vie, les mémoires de mes souffrances…

Elle a dû beaucoup souffrir, la pauvre fille qui pleure en ce manuscrit, car il ne comporte pas moins de 560 pages entrecoupées de caricatures et de dessins hiéroglyfiques. Je cherche son nom… Elle est modeste, elle n’a même pas signé son œuvre. Voyons, pourtant. Ah ! là Ju… Juliette Audéoud, Tiens, Juliette, Jette ! Joli nom. Je parie qu’elle a dû être jolie ; d’ailleurs elle doit le dire au cours de son long sanglot.

N’est-il pas curieux que toutes les femmes, aussi bien les Juliettes que les Pétronies ou les Euphrasies, aient la manie de la comparaison. Ainsi tenez, dans la rue, les voyez-vous se retourner pour dévisager insolemment — oui, madame, insolemment ! la promeneuse qui passe ; et dès qu’elles rencontrent le moindre bout de miroir, aux devantures des cordonniers et des marchands de bidets, les voyez-vous lancer un coup d’œil furtif et porter aussitôt la main à leur voilette ou à leur chignon ! Est-ce de la comparaison, oui ou non ? La femme qu’elles viennent de rencontrer a une boucle comme ça, naturellement, il faut qu’elles aient aussi une boucle, mais comme ceci. Vous me direz : c’est de l’esprit d’imitation. Dites tout de suite que les femmes sont des guenons, pendant que vous y êtes ! Non, elles comparent, elles mesurent la beauté de l’autre au mètre cube de la leur, et naturellement, pour se convaincre que l’autre en aucun cas ne pourrait soutenir la comparaison. Maintenant, vous savez, moi, je m’en f… !

Cette digression ? Dites donc, tâchez d’être un peu poli, hein ! Eh bien, cette digression, à seule fin de prouver que Juliette a dû dire qu’elle était jolie en maints endroits de son manuscrit.

Et vous verrez que j’ai raison.

Je dis : vous verrez ; parce que j’ai une idée. Oh, cela m’arrive souvent, vous savez ! Oui, j’ai une idée ; je vous raconterai l’histoire de Juliette, quand je l’aurais lue. Hein ! Ça va. Vous aurez ça tout chaud, à 3 fr. 50, avec une jolie couverture et un titre épatant :

Histoire véridique et douloureuse de Mamselle Juliette ! Vous voyez d’ici les devantures des librairies. On ne pourra plus passer dans les rues… Chez Flammarion, chez Rey, on établira des barrages avec un tourniquet. Hein, un succès. Je vois ça d’ici.

Oh ! une idée ! Et mais parfaitement, encore ; vous me croyez donc vidé ? Minute, mon bonhomme.

Si je vous copiais tout bêtement le manuscrit de Juliette, en enlevant les sanglots trop douloureux ? Plus simple encore ; je vais l’expurger soigneusement des sanglots et je l’envoie à l’imprimerie. Comme ça, pas la peine de le recopier, pas vrai !

Quoi, qu’est-ce que vous dites ? C’est dégoûtant ? Et puis après ! Est-ce que ça vous regarde, dites donc, gros bouffi ? Est-ce vous qui toucherez les droits d’auteur ? Non. Eh bien alors, la ferme !!!