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Le journal d’une masseuse/12

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R. Dorn (p. 158-179).

CHAPITRE XII

OÙ L’ON VOIT DES RÉFLEXIONS SALUTAIRES CONDUIRE À UN GRAND CHANGEMENT
Octobre 190…

J’entre demain à l’hôpital de la Charité. Oh, non pas que je sois malade… Je vais travailler. Oui, je suis engagée comme fille de salle depuis deux jours et je commence demain.

Enfin, je vais travailler, je vais gagner ma vie honnêtement, sans faire la « noce ». Ça me paraît tellement drôle ! Ne plus compter sur le bon plaisir des hommes, ne plus subir leur contact hideux, ne plus entendre leurs mensonges…

Ah ! je sens un tel soulagement ! C’est comme une délivrance, comme une résurrection… Je vais travailler.

Que m’importe la dureté du métier, les fatigues que je subirai ! Au moins, j’aurai la paix de l’âme, la satisfaction du labeur accompli dans cette maison de souffrances. Et quelle joie de contribuer un peu à soulager la douleur, quelle joie de se dévouer, malgré la fatigue et les besognes répugnantes.

Ah ! il est bien loin, mon orgueil… Quand je pense que je ne voulais pas être femme de chambre, ni bonne à tout faire… Et puis, qu’ai-je fait, sinon tomber jusque dans la boue.

Mais c’est fini ; je me relève, je redresse la tête, je redeviens une femme après avoir été une fille…

C’est Louisa qui est cause de ce changement. Il y a une quinzaine, elle a eu le malheur — ou la chance — de tomber, étant ivre, et de se casser une jambe. Transportée à l’hôpital, on lui a remis sa jambe, elle en a au moins pour quatre semaines encore.

Je suis allée la voir presque tous les jours, cette pauvre Louisa, et c’est en passant devant la loge du gardien de l’hôpital que j’ai vu une pancarte indiquant qu’on demandait des filles de salle. Alors, j’ai eu aussitôt l’idée de m’offrir. J’ai dû présenter à l’économe mon acte de naissance et mes certificats, entre autres celui de bonne vie et mœurs, oh ironie !

Après quelques jours d’attente, on m’a fait savoir que j’étais agréée et que je devais commencer mon service le 20, à six heures du matin ; conditions : 30 francs par mois, nourriture et logement obligatoire à l’hôpital, etc. Suivait sur la lettre de convocation toute une nomenclature de défenses et d’interdictions… Défense de rentrer après dix heures du soir, sauf cas spéciaux exigeant la remise d’une permission, défense de tenir des propos inconvenants, défense d’entretenir des relations avec les infirmiers, défense d’amener des hommes dans les dortoirs, et patati et patata ; il y en avait comme ça au moins deux pages. Ah ! on peut être tranquille ; ce n’est pas moi qui amènerai des hommes dans les dortoirs ou qui entretiendrai des relations avec les infirmiers. Pour ça, j’en ai soupé !

Ce que je languis ! Jamais cette journée ne finira ; le temps me dure. Ce soir, je vais me coucher de très bonne heure pour être fraîche et bien reposée demain, mais je suis sûre que je ne dormirai pas.

Cette vie nouvelle m’attire et je n’éprouve pas d’effroi du changement. Au contraire, avec quelle joie je romps tous les liens qui m’attachent à la vie de débauche que j’ai subie depuis mon départ de chez Cécilia. C’est fini, bien fini… Plus de parties de cartes au petit café, plus de conversations sales avec les « collègues », plus de promenades au Luxembourg, et surtout, ah ! surtout plus de « travail » dans les hôtels borgnes de la rue Monsieur-le-Prince…

Je vais travailler, demain… Et chaque soir, après le dîner, je ferai quelques pas sur les quais pour prendre l’air, puis je rentrerai bien sagement, toute seule, dans le dortoir, et je dormirai d’un somme jusqu’au matin, jusqu’à l’heure de descendre pour recommencer le travail, le bon, le sain travail.

Et j’aime déjà les malades ; je me les figure enfouis dans le linge blanc, le bonnet de coton tiré sur les oreilles, et regardant les allées et venues des infirmières, des étudiants et des docteurs. J’en vois de vieux tout courbés, avec des cheveux blancs et de petites voix douces, qui geignent quelquefois comme des enfants contrariés. Tout ce monde, ce sera mon domaine, ma famille, mes enfants ; je sens s’éveiller en moi tous les instincts de maternité qui couvent et que je dépenserai à pleines mains pour mes malades.

Oui, grands enfants que je vais voir, oui, je vous soignerai bien, j’aurai pour vous toutes les attentions, tous les sourires, toutes les caresses. Vous verrez, vous verrez, elle va vous aimer tout de suite et elle vous dorlotera, et vous serez bien sages et vous l’aimerez bien aussi, n’est-ce pas, la fille de salle, l’ancienne putain ?…

Ouf, la journée est finie ; je suis lasse ; mes reins me font un peu mal, par défaut d’habitude, mais je suis si contente.

Il est dix heures. Quelques camarades ronflent déjà dans le grand dortoir où s’alignent vingt lits ; à côté, dans les autres pièces, on entend des voix, les conversations des infirmières qui rentrent et qui babillent un peu avant de s’endormir. Au-dessous, l’hôpital tout entier repose, plongé dans la demi-obscurité des veilleuses. Il monte une grande paix des salles pleines de souffrance, une sorte d’apaisement après les douleurs lancinantes de la journée. Au delà, la grande ville bourdonne sourdement, dans le frôlement gigantesque du peuple, et, par endroits, des lueurs plus intenses indiquent l’emplacement des lieux de plaisir où la foule se rue. Il fait bon, il fait doux ; le grand calme m’endort.

Ah ! cette première journée ! Dès six heures, j’attendais à la porte de l’hôpital. Des gens passaient, à pas rapides, pressés par l’heure. Quand la porte s’ouvrit, cela me fit l’effet d’une chute dans un inconnu délicieux. N’étais-je pas un peu comme le pécheur qui attend à la porte du Paradis et qui entre enfin dans le séjour éternel du bonheur parfait.

Le gardien me conduisit aussitôt à la salle Rayer où j’étais affectée ; la plupart des malades dormaient encore ; d’autres s’étiraient en bâillant.

Pierre, le garçon, me prit de suite sous sa haute direction, en attendant la surveillante.

— Ah, c’est toi, la nouvelle. Tiens, v’la ta blouse et ton tablier ; passe-les par-dessus tes frusques. Tu t’arrangeras demain.

Je fus prête en un tour de main. À l’autre bout de la salle, un malade, le bras en l’air, criait sur un ton chantant :

— Le bassin s’y ou plaît, le bassin s’y ou plaît…

Et ce fut mon début ; j’apportai le bassin et je le repris après usage ; ça devait me porter bonheur bien sûr. Cependant, je n’allai pas jusqu’à mettre les pieds dans la… chose pour activer la vertu du spécifique.

À sept heures, la surveillante arriva. C’est une petite femme maigre, un peu anguleuse, mais très douce ; on l’appelle Mlle Marguerite et elle est Suissesse. Les malades semblent l’aimer beaucoup.

Puis vint l’heure du déjeuner ; à un coup de cloche, ce fut un bruit de pas lourds dans les escaliers et des théories d’infirmiers et d’infirmières en blouses et en tabliers blancs qui se dirigeaient vers le réfectoire, portant leur couvert à la main.

Comme ordinaire, du café au lait et du pain. Jamais le café ne me parut si bon et le pain si appétissant ; mes nouveaux camarades, les hommes surtout, me regardaient curieusement. Je tremblais que l’un d’eux me reconnût et m’ait vue, alors que je faisais le « truc au Quartier ». Mais personne ne bougea. J’étais une figure nouvelle, voilà tout.

Les infirmières et les filles de salle placées sur un côté des longues tables causaient fort et riaient en disant des bêtises. Ah ! sûr qu’on en devait entendre de raides ; du temps des sœurs, c’était du bon Dieu qu’on parlait, et maintenant, c’est du bon diable, du bon petit diable qui engrosse les femmes et qui fait faire tant de folies aux hommes.

À tout prendre, l’un vaut l’autre, puisque les extrêmes se touchent.

Ici tout se fait au signal. C’est à croire que la cloche est à mécanique. Un quart d’heure pour déjeuner… Bing, bing, boum, sortez ! Midi… Bing, bouffez… Six heures… Bing, Boum… mangez…

La matinée passa rapidement ; Mlle Marguerite me parlait avec douceur… Faites ceci, faites cela… et jamais un mot d’impatience malgré les exigences parfois excessives des malades ; je dus balayer la salle, avec Pierre, épousseter partout, nettoyer les longues tables, changer les draps de deux ou trois vieux bonshommes qui s’étaient oubliés dans leur lit…

Vers neuf heures, le chef de service entra, suivi des étudiants, pour faire sa visite. Les externes travaillaient déjà depuis longtemps, auscultant celui-ci, pansant celui-là, analysant des urines, préparant des instruments…

Le père Boche… Ah ! le bon vieux, ah ! l’excellent homme… Un peu gros, très grand, avec une belle tête blanche de diplomate du dix-huitième siècle ; il s’arrêtait devant chaque lit et avait une parole d’amitié et d’encouragement pour tous les malades.

— Eh bien, mon petit, voyons ce bobo… Mais ce n’est rien, ce n’est rien du tout… On va te racommoder ça…, tu vas voir… Tu voudrais te lever, sortir, t’en aller ? Ah ça, est-ce que tu n’es pas bien chez nous, est-ce qu’on te soigne mal ?… Allons, mon gros, un peu de patience, encore quelques jours et tu pourras t’en aller… Oui, au revoir, au revoir.

Et caressant le malade, le père Boche rebordait lui-même les couvertures, et passait au suivant, avec son bon sourire et sa grosse voix douce qui donnait de la confiance et qui calmait les plus désespérés, ainsi que le rayon de soleil ranime la fleur meurtrie par l’orage…

La foule des étudiants suivait le professeur, et écoutait religieusement ses dissertations savantes. Moi, armée d’une cuvette pleine d’eau antiseptique, je marchais derrière, pour que le professeur pût se laver les mains après chaque station. Et chaque fois qu’il plongeait ses mains dans l’eau bleutée par le sublimé, le père Boche m’adressait un sourire ou un mot drôle…

— Alors, c’est vous, la nouvelle… Eh bien ! faites comme le nègre.

Et comme je le regardais, interloquée :

— Mais oui, faites comme le nègre, continuez, ah, ah, ah… Et il riait en me pinçant le menton.

Parmi les étudiants, j’en remarquai un tout de suite… C’était un grand garçon très brun, un Méridional ; une barbe de fleuve noire et brillante encadrait son visage, et ses cheveux longs et bouclés lui faisaient une auréole onduleuse… Son visage aux traits fins était d’un ovale pur, son teint mat et ses yeux, ses yeux très grands, semblaient deux abîmes profonds, bordés de longs cils…

Dieu, qu’il était joli… Il me plut tout de suite. Lui, bien sûr, ne faisait pas attention à moi. Est-ce qu’on regarde une fille de salle ?

Mais moi je l’admirai comme un objet rare et beau et dans mon admiration n’entrait aucun sentiment bas, aucun désir, aucune arrière-pensée ; il était pour moi comme ces toiles splendides, au Salon, que l’on regarde avec plaisir parce que c’est la Beauté, la Force et la Grâce…

Il suivait les explications du professeur avec une attention que rien n’aurait pu distraire et quelquefois, revenant vers le malade examiné, il le questionnait encore, minutieusement, ardent à s’instruire.

Et voilà qu’après avoir palpé un jeune homme atteint d’orchite, il s’avança vers moi, pour se laver les mains, et nos regards se croisèrent.

Je sentis aussitôt un grand trouble et je dus rougir, bêtement, sans savoir pourquoi. Lui aussi paraissait gêné ; une teinte rosée envahit son front blanc, l’espace d’une seconde. Vite, il s’essuya les mains et me rendit la serviette en balbutiant d’une voix très basse un peu timide : « merci, mademoiselle ».

Vers dix heures et demie, la visite prit fin et le père Boche s’en alla après avoir serré vigoureusement les mains de la surveillante ; les étudiants l’avaient suivi et il n’y avait plus que nous, Pierre, Mlle Marguerite et les externes, dans la salle. La plupart des malades valides étaient descendus, en savate et en capote bleue, dans le jardin ; les autres lisaient les journaux apportés par une vieille femme.

Et je ne sais pourquoi mon regard avait cherché le regard du joli brun, au moment où il s’en allait ; lui, il s’était retourné et m’avait fait un petit signe de tête, comme pour dire : au revoir, à demain…

Après le déjeuner, Pierre, qui se reposait un instant sur un brancard inoccupé, me questionna tel un juge d’instruction.

Vrai, il lui en fallait des explications, et je m’amusais à le faire marcher en lui contant que j’étais fille d’une comtesse étrangère, venue à Paris pour me dévouer au service des malades, et un tas d’autres bourdes plus grosses les unes que les autres. Pierre avalait tout, comme du pain frais. À la fin, les voisins qui s’amusaient beaucoup des mines ahuries de Pierre surenchérirent encore et il s’aperçut pourtant qu’on se payait sa tête. Mais lui, en gros paysan qu’il était, n’en demeura pas moins convaincu que j’étais un phénomène et son respect pour moi m’évita la corvée de vider les bassins.

L’après-midi se passa en nettoyages. Vers le soir, un malade qui souffrait beaucoup, présenta les signes d’une agonie prochaine et l’interne vint l’examiner plusieurs fois. Cela me fit un effet drôle, de voir cet homme qui allait mourir. Je me disais : Il a peut-être des amis, des parents, une vieille mère. Mais le pauvre ne parlait plus déjà et personne ne vint le voir. On l’emporta, mort, pendant le dîner, et quand je revins, le lit était vide.

Une chose m’amusa énormément ; deux fois par jour, il fallait prendre la température des malades et marquer le chiffre donné sur le tableau fixé à la tête de chaque lit. Pierre avait pris la température du matin, mais ce soin allait m’incomber à l’avenir et il me montra comment faire. Dans un verre plein de sublimé trempaient une demi-douzaine de thermomètres. Pierre s’approchait de chaque lit, et tendait un instrument au malade.

— Tiens, fourre-toi ça dans le… derrière.

Puis, quelques minutes après, il reprenait l’instrument et consultait l’échelle. Quand le malade n’avait pas la température normale, Pierre se fâchait.

— Non mais, monsieur a donc des rentes pour se payer la fièvre, quoi !

Les malades se tordaient, naturellement.

Avec moi, ils n’osaient pas trop plaisanter, et gardaient une certaine réserve. Dame, j’étais encore trop nouvelle ; ils se gênaient.

Après le dîner, la journée est finie, c’est au tour du veilleur à prendre son service et les infirmiers sont libres jusqu’à dix heures.

Ce fut une débandade de tout le personnel empressé à quitter pour quelques instants l’atmosphère triste de l’hôpital ; à sept heures, il n’y avait plus dans le vaste établissement que quelques vieilles, revenues des erreurs de ce monde ou des mélancoliques comme moi, trop heureuses encore de pouvoir se recueillir un peu en envisageant l’avenir.

Et l’avenir m’apparaît souriant ; je me vois, vivant une, deux années ici, comme simple fille de salle, puis, montant en grade, arriver infirmière, puis surveillante, puis… Et peut-être trouverais-je un gentil petit mari, pendant ce temps… Nous vivrons bien modestement en réunissant nos forces et nous nous aimerons… Eh ! peut-être aurons-nous des enfants… Moi, je veux une petite fille d’abord et puis après, peut-être un garçon, mais ça ne me dit rien, les garçons… Et, nous resterons toujours à l’hôpital, jusqu’à la retraite, jusqu’au grand repos…

Suis-je bête, hein, de rêvasser ces choses ! Comme si tout pouvait marcher selon nos désirs… Ah ! ce serait trop beau. Je me contente du présent. Le présent seul importe… Fini, le passé… disparu ! L’avenir ? À quoi bon se faire du mauvais sang. Aujourd’hui, il fait jour… Demain aussi, il fera jour. Alors, profitons du jour d’aujourd’hui.

C’est drôle… Parmi les tableaux ou sombres ou amusants qui ont défilé devant mes yeux durant cette journée, un seul persiste à m’assaillir… Je l’ai constamment devant mes prunelles, je le vois et j’ai une émotion singulière à me souvenir… Oui, je revois le joli brun, l’étudiant, dont les yeux noirs, immenses et profonds se sont rivés sur les miens ; je revois cet ovale pur, ce teint mat, presque transparent, cette barbe aux reflets d’acier et cette allure souple, élégante, presque féminine…

Ah ! joli brun, joli brun…

Les premiers jours, j’ai été bien fatiguée ; le soir, en me couchant, j’avais des courbatures par tout le corps ; mes pieds un peu serrés dans mes bottines me faisaient souffrir… Dame, il fallait être debout presque tout le temps… Et puis, parfois les malades sont agaçants, et quand on n’est pas encore habituée…

Mais maintenant, ça va mieux ; je connais le service, je me débrouille et la journée passe sans qu’on s’en aperçoive, tant il est vrai que les heures semblent trop courtes, quand on travaille ; et puis, chaque jour, il y a de l’imprévu, du nouveau ; les visages changent constamment ; il y a un va-et-vient incessant, des malades qui s’en vont, d’autres qui arrivent.

Parfois, on apporte quelqu’un sur une civière et trop souvent, hélas, on emporte des morts. Et cela me produit à chaque coup un effet bizarre, comme si l’on emmenait quelqu’un des miens, un ami, une connaissance… Cependant, la mort ne m’effraye plus et je suis souvent étonnée de voir comme c’est simple, comme c’est banal de mourir. Vous avez un malade, vous lui parlez, vous plaisantez même avec lui… Les jours passent et le malade est toujours là ; puis un beau soir, il ne vous reconnaît plus… il est inerte, il semble plongé dans un rêve, et voilà qu’il passe, tout seul, sans rien dire, comme s’il voulait taire le secret du départ final… On l’emporte. Un autre prend sa place dans le lit, vide un instant, et c’est fini… Encore un cadavre à l’amphithéâtre…

Mais il n’en est pas toujours ainsi, et dans certains cas, c’est avec soulagement qu’on voit la mort apaiser les traits crispés d’un visage de souffrant, et détendre des membres contractés par la douloureuse agonie…

J’ai un ami, le no 24… C’est un ingénieur, M. Charles, qui est dans le service depuis bien des mois… Il est paralysé de tout le côté gauche. Il est bien gentil, M. Charles, toujours content, toujours souriant, sans jamais une plainte ou un reproche…

Il m’a accordé sa confiance et c’est moi qui prépare sa petite cuisine de malade ; autrement dit, j’ai l’honneur de ranger les innombrables boîtes et paquets qui arrivent constamment pour lui. Car on vient beaucoup le voir, M. Charles ; il a des amis à n’en plus finir et chacun apporte quelque chose… des biscuits, des fruits, des gâteaux, des œufs, enfin rien que des bonnes affaires.

Il vient même une dame, une dame très belle et très élégante, encore jeune, et qui semble aimer beaucoup M. Charles. Elle arrive toujours seule et l’embrasse longuement, puis elle le caresse et tient sa main valide entre les siennes ; mais si quelque autre visite vient, la dame s’esquive aussitôt, comme troublée par l’intrusion…

C’est peut-être bien sa sœur ou plutôt son… amie… D’ailleurs, cela ne me regarde pas.

Le lit 24 est placé tout près du bureau de Mlle Marguerite la surveillante ; aussi, quand nous avons un moment de répit, ce sont de longues conversations à trois, dans la paix de l’immense salle. M. Charles a beaucoup voyagé et il nous conte ses pérégrinations à travers le monde, ses aventures sur le Nil, ses chasses dans l’Inde et le Thibet, les dangers qu’il courut en Chine, enfin des histoires très intéressantes.

Puis, quand il est fatigué, je le borde dans son lit ; Mlle Marguerite le fait boire et il s’assoupit tranquillement. Alors, nous causons moins haut, nous faisons moins de bruit pour ne pas le troubler ; et si des malades entrent ou sortent trop bruyamment, nous lançons des « chut » énergiques et des regards courroucés.

Mais mon amitié pour M. Charles ne m’empêche pas, hélas, d’avoir des yeux et de regarder de plus en plus le joli brun, Georges.

Il s’appelle Georges. Mon Dieu, qu’il est joli, qu’il est beau, qu’il est distingué !

Il arrive chaque matin vers neuf heures, un peu avant le professeur, et je l’attends avec une telle impatience… Il me salue chaque fois d’un signe amical…

— Bonjour, M’selle Juliette, ça va bien ?

— Mais oui, M’sieur Georges, merci.

Et me voilà heureuse… je ne sais pourquoi, par exemple. Tant que dure la visite du professeur, Georges ne m’adresse pas un sourire, pas même un regard, bien que je sois presque constamment derrière lui avec ma cuvette de sublimé.

Quelquefois, il s’arrête pour causer avec la surveillante et cela me froisse. Pourquoi cause-t-il à la surveillante ?

Cependant, il ne quitte jamais la salle sans me dire :

— À demain, M’selle Juliette.

Et dès qu’il a refermé la porte, il me semble que je suis seule, seule et perdue au milieu d’un grand désert. Tout est triste, tout est laid autour de moi… Le soleil s’en est allé, il fait gris, il fait froid…

Peu à peu, pourtant, cette désagréable impression diminue et je redeviens moi. Mais j’attends demain avec une telle impatience, à présent… Il me semble que les soirées sont trop longues, que les nuits ne finiront pas.

Et, dès huit heures, je guette la porte de la salle, j’attends Georges, je le désire, je le souhaite comme une délivrance…

Et sitôt qu’il est là, le soleil est entré avec lui ; il y a un éblouissement dans la salle, une rutilance d’or et de feux, un chatoiement d’étincelles…

Georges est là… Georges me regarde et je m’abandonne, suffoquée d’émotion, je me plonge, je me perds, je sombre toute dans l’infinie profondeur de ses yeux noirs…

Est-ce que je serais amoureuse de Georges, par hasard ? Ah bien, il ne me manque plus que cela ! Moi qui n’ai jamais été amoureuse, qui n’ai jamais aimé un homme…

Non, il faut que je me reprenne. Tout cela, c’est de l’enfantillage, de l’imagination…

Georges est trop beau. Il doit faire cette impression sur toutes les femmes et vraiment, toutes les femmes ne sont pas amoureuses de lui.

Est-ce que Mlle Marguerite est amoureuse, elle ? Allons donc.

Mais oui, c’est de l’imagination… Je me rappelle avoir lu des romans anglais où le héros personnifiait la beauté masculine suprême et j’éprouvai pour mon héros une sympathie assez semblable à celle que j’éprouve pour Georges. Cependant, à cette époque, j’ignorais encore le geste de l’amour. Depuis j’ai appris à le connaître, ce geste ; j’ai même été payée pour cela et c’est ce qui m’a dégoûté de l’amour. D’ailleurs, je n’en puis guère parler, puisque je n’ai pas aimé.

Quant à M. Georges, c’est sa beauté, c’est sa grâce, c’est toute cette poésie qui émane de lui qui ont un peu troublé ma cervelle de romanesque. C’est ça, parbleu, je suis trop impressionnée par le beau, et je prends pour du sentiment ce qui n’est que de l’admiration.

Est-ce qu’on devient amoureuse d’un beau marbre ou d’une toile très belle ? Eh bien, pour Georges, c’est la même chose. Lui, c’est un marbre animé, un marbre splendide qui parle, qui marche et qui étudie la médecine…

— Allons, Juliette, ma petite, pas de blague, hein ! Tu es fille de salle, eh bien ! fais ton service, balaye, nettoye, borde les lits, prépare les pansements, enfin, travaille, et ne t’occupe pas des jeunes messieurs trop beaux, qui peut-être ont l’âme bien laide.