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Le journal d’une masseuse/15

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R. Dorn (p. 222-235).

CHAPITRE XV

OÙ SE PRODUIT UN COUP DE THÉÂTRE QUI PROJETTE UN COLONEL DANS LES LIMBES PARADISIAQUES DU BONHEUR PARFAIT.
Juillet 190…

Quand je suis née, le bon Dieu a dû écrire dans son grand livre : « Cette enfant-là sera toujours malheureuse ! »

Qu’est-ce que j’ai pu lui faire, au bon Dieu, pour qu’il s’acharne ainsi ? Voilà, j’étais bien tranquille avec mon petit Georges, je gagnais de l’argent, j’étais contente, je ne demandais rien qu’à vivre toujours comme cela, entre mon petit et mon chat, et v’lan, tout s’écroule, tout s’évapore… Et je reste seule, seule, avec ma honte, avec mon immense regret, avec mon affreux désespoir.

Je suis seule, Georges est parti ; il m’a quittée. Ah, je sais bien que c’est ma faute et qu’il a eu raison de m’abandonner, mon petit ; je sais bien qu’il ne pouvait tolérer le fait accompli, puisqu’il m’aimait. Mais pourquoi ne m’a-t-il pas tuée, dans son indignation ? Pourquoi s’en est-il allé, en me laissant, avec la vie, l’épouvantable regret de l’avoir perdu. Ah ! Georges, mon petit soleil, mon petiot…

En me quittant, il a eu un rire de mépris : — Tu te consoleras… avec le colonel, dans un petit entresol…

L’entresol de la rue Pigalle ! Oui, je l’ai, mon entresol, et, par dessus le marché, j’ai le colonel. Je suis une petite entretenue, je fais le truc en grand, maintenant, je suis une putain calée, avec des chiffons en soie, des dentelles, des diamants, de l’or…

Mais Georges, Georges ! Lui, il est perdu, il est loin, il n’existe plus, et c’est fini ! Ah ! comme je regrette notre chambrette, notre lit d’où s’élevait la voluptueuse chanson d’amour, notre intimité douce, malgré la gêne et la misère !

Il y a juste un mois ! C’était par une après-midi torride, une chaleur à fondre les chimères de Notre-Dame ! Je sommeillais, assommée, dans le divan ; les volets clos laissaient filtrer des flèches d’or qui dessinaient dans la chambre des taches éblouissantes où jouaient des poussières.

Dans la rue, personne, pas un bruit… La ville semblait dormir, accablée, et rien ne se percevait qu’une rumeur imprécise venue de très loin…

Georges était au Luxembourg, sous les marronniers.

Tout à coup, bing, bing… Je me réveille en sursaut. C’était le colonel. Il arrivait, ardent, les yeux pleins de désir et, dès le seuil, il me couvrit de baisers. La chaleur l’excitait sans doute, Pourtant, ce n’était pas son jour.

J’étais bien lasse, molle comme une chiffe, du coton dans les jambes ; je dus me résigner cependant. Le colonel était déjà sur le divan, tout nu, attendant ses piqûres. Tout d’abord, je lui administrai quelques coups de cravache et je me sentis soulagée de frapper ainsi ce vieux salaud qui m’avait réveillée. Puis, laissant la cravache, je saisis les aiguilles et je fis une pelotte de ses cuisses et de la peau des organes. Je piquais avec rage, avec volupté… Tiens, saligaud, tiens, cochon, encore celle-là, et puis celle-là, crèves-en, pourceau !

Ah ! ce ne fut pas long. Pour sûr, la chaleur devait l’exciter, car il était prêt au bout de quelques instants, et je pris place sur le divan. Il se jeta sur moi comme un affamé… jamais il n’avait été aussi viril, aussi jeune… Il me tourmentait, avec ses mains, avec ses pieds… Sa bouche, collée à mes seins, me tirait du sang… La sueur coulait à grosses gouttes de son corps nu…

 

Soudain, la porte s’ouvrit… Un flot de clarté illumina la chambre et Georges apparut sur le seuil. Il eût un cri de stupeur et demeura quelques instants immobile, comme figé. Puis, ironique, il souleva son chapeau et se retira en nous jetant : — Ne vous dérangez pas, continuez !

J’étais folle ; une sorte de rage s’empara de moi et je mordis, je griffais, pour me débarrasser du vieux.

— Allez-vous-en, mais allez-vous-en donc !

Lui, un peu gêné, un peu pâle, balbutiait :

— Est-ce qu’on m’a reconnu ? Croyez-vous qu’on m’ait reconnu ?

— Non, mais partez, tout de suite, partez…

Il parut soulagé et se revêtit en hâte. Je le brusquais, je le bourrais de coups, dans mon exaltation croissante.

— Dès qu’il fut prêt, il me prit dans ses bras pour m’embrasser ; puis, redevenant sérieux, il renouvela ses offres :

— Je vais de ce pas louer l’entresol. Venez, je vous attends… Tout, vous aurez tout, toilettes, diamants, équipage… Je suis riche. Vous viendrez, n’est-ce pas ! Il faut venir… Vous ne pouvez plus rester ici. Promettez-moi que vous viendrez bientôt, demain…

Pour le décoller, je promis tout et il s’en fut.

Comment décrire les heures qui suivirent ? Ce fut atroce. Je me roulais sur le tapis, en proie à une terrible crise de nerfs ; déjà, je me voyais abandonnée, seule… Georges parti, disparu…

Puis, peu à peu, le calme revint et je pus réfléchir. En somme, c’était moi, la coupable. Georges était trop naïf, trop tendre pour soupçonner, et il ignorait tout. Pouvait-il se douter d’où venait l’argent ? Pouvait-il croire que je vendais mon corps ? Absorbé par la science, il ne savait rien voir en dehors des problèmes qui occupaient son esprit et la vie lui était inconnue. Dans sa naïve confiance, il se figurait que je massais des vieilles dames très dévotes, confites en patenôtres, qui avaient des rhumatismes, ou bien des vieillards goutteux, membres du club de M. Bérenger.

Il ignorait tout, le pauvret : sadisme, masochisme, gynécocratie, tout cela, c’était du néant, de l’inexistant, pour lui, âme pure !

Et je ne me faisais aucune illusion. C’était fini, maintenant. Georges trompé ne voudrait plus de moi. Son pauvre amour trahi, bafoué, souillé par ce vieux, par cette ruine, et cela, pour de l’argent ! Quelle honte de me connaître, d’être mon amant.

Et j’avais fait de lui, du bon, du pur, du loyal étudiant, l’égal, le confrère de ces jeunes gens en casquettes qui rôdent autour des filles, le surin dans la poche…

Quand Georges revint, ce fut bref. Il entra, et ne daigna même pas me voir. Je voulus me jeter à son cou ; il me repoussa avec mépris… Je voulus protester, lui ouvrir mon cœur, il garda un silence hautain. Dans une petite valise, il empila ses vêtements, ses livres, tout son avoir…

Dans sa poche, il avait encore l’argent que je lui avais donné, le matin même. Il le lança à mes pieds, d’un geste de dégoût.

Moi, affaissée, douloureuse, le cœur brisé, je regardais mon petiot qui s’en allait et je ne sus pas l’attendrir ; je sentais trop ma honte, j’étais trop coupable…

Quand il eut terminé, il prit la valise et ouvrit la porte. Je voulus m’élancer pour l’empêcher de partir, mais il m’évita comme s’il eût craint de se salir en me touchant. Et sur le seuil, il me lança le terrible, le désespérant adieu… Puis, il referma la porte et descendit l’escalier en courant… J’étais seule.

Après, je ne sais plus. Je m’évanouis et je ne revins à moi que très tard, dans la nuit.

Mais mon esprit malade n’était plus capable de lier une idée ; j’avais une impression d’isolement absolu, de chute dans un désert immense où j’étais perdue ; et je m’étonnais de raisonner froidement et d’envisager sans trouble et sans protestation ma situation d’abandonnée…

— C’est bien fait… Georges est parti et tu es seule, à présent… Pourquoi t’es-tu donnée à ce vieux ? Pour gagner de l’argent ! Avais-tu besoin d’argent, puisque Georges était là ? C’est bien fait… Il est parti et il ne reviendra plus, plus jamais… Tu lui as fait trop mal, tu l’as meurtri et il souffre par ta faute… Et tout cela, pour de l’argent… Parce que tu es coquette, tu aimes le bien-vivre… Tu es seule à présent ; Georges est parti… Georges ne peut aimer une fille, une putain ; et tu n’es qu’une putain, Juliette Audéoud, tu n’es qu’une fille, une fille… une fille…

Des bruits montaient de la rue et répétaient sans cesse : une fille, une fille… Le tic-tac de ma montre semblait aussi me faire un reproche… pu-tain, pu-tain, tac-tac, tac-tac…

C’était abominable, n’est-ce pas. Je ne pouvais plus supporter cela. Et dans la nuit, je sortis, chancelante, fuyant la chambre odieuse, pour ne plus voir ce lit où nous avions fait tant de bonheur, Georges et moi, et ce divan où s’était consommée ma dégradante chute, l’écroulement de mon amour.

Le reste de la nuit me vit au petit café de la rue Vaugirard où je retrouvai Louisa et les autres.

On me consola. Pour un homme perdu, voilà-t-il pas des giries ! Ah ! ben, malheur, y en a assez, de ces salauds. C’est des ingrats. À preuve, ton Georges, un gommeux que tu t’es éreintée à frusquer et qui te plaque comme un cochon… Et y sont tous comme ça, va ! N’en faut pu, de l’amour, c’est du chiqué ! Y a pu que la galette ! Faut leur z’y bouffer toute leur galette, aux hommes ; c’est une compensation…

Deux jours après, j’étais rue Pigalle, dans mon entresol. Louisa s’était installée dans ma chambre, rue Saint-André-des-Arts. Je n’avais pas eu le courage de vendre les meubles, le lit, le divan, et je lui ai donné tout. Et puis, ai-je besoin de ces choses, à présent ?

Le colonel est généreux. Tous mes désirs sont aussitôt comblés ; mes meubles sont luxueux, tentures en liberty, tapis somptueux, bibelots d’ivoire, porcelaines. J’ai un petit coupé avec un joli cheval et un cocher en livrée, de chez le loueur Camille… J’ai des bijoux magnifiques, des toilettes de chez Paquin, des chapeaux de chez Lewis… Je suis chic, enfin !

Mais il y a le vieux ! Et puis, sans Georges, comment puis-je vivre ? C’est une énigme. Que fait-il, que devient-il, le pauvre petit ? Ah ! s’il savait combien je l’aime encore, malgré son mépris, s’il savait que je ne pense qu’à lui, que seul son souvenir me permet de subir la vie…

Je recommence à faire la noce. Je suis tellement meurtrie et brisée moralement qu’il me faut des diversions et je trouve du soulagement à me vautrer dans la vie à outrance… Tous les soirs, maintenant, je suis de quelque partie… on soupe, on boit, on fait du boucan avec un tas de poires et des filles. Moi, je fais plus de bruit que les autres, je casse les verres, je danse sur les tables au grand effroi des garçons et je bois, je bois… Je suis saoule dès minuit. On me rapporte ivre, titubante, à la maison. Le matin, j’ai la pituite, la gueule de bois, les cheveux en marmelade, et je dors, assommée, sans rêver. Ah ! c’est bon de ne plus penser, de ne plus se souvenir, d’être comme morte…

Le colonel est surmené. Je l’achève, tout simplement. Il n’en peut plus, mais, toujours vaillant, en vrai soldat, il jure qu’il mourra debout, en présentant les armes. Pour le moment, il a… l’oreille rudement basse et c’est toute une comédie pour le réveiller. Il se congestionne très facilement, et gare l’attaque. Moi, je m’en fous ; il me laissera de l’argent, quand il mourra. Et je n’ai aucune crainte ; il est bien trop amoureux, le vieux cochon !

J’ai revu Cécilia, dans nos bordées, le soir, et j’ai renoué avec elle. Grâce à son habileté, mon ancienne patronne se maintient assez bien, sauf qu’elle engraisse outrageusement Elle m’a trouvée enlaidie. Voyez-vous ça !

Naturellement, elle a toujours sa cour, les artilleurs et la cavalerie légère. Lucien est sur le point de passer artilleur ; il a hérité.

Ça m’a amusée de coucher de nouveau avec lui, oh ! une fois en passant. Et il n’a pas osé me proposer de l’argent ; il m’a offert une bague. Je l’ai donnée à Louisa.

C’est que je vais quelquefois rue Vaugirard. Le milieu m’est si familier, et puis, ça me flatte d’éblouir un peu les pauvres filles qui m’ont connue dans la purée. J’arrive en grande toilette, couverte de diamants ; le coupé attend à la porte et je m’enfile avec volupté une mominette. Louisa et Cléo, qui sont toujours collées, me racontent les potins. On n’a pas revu Georges ; on ne sait pas où qu’il a passé !

Georges, mon pauvre petiot !

Depuis quelque temps, j’ai mal dans le dos et la poitrine. J’ai des sueurs, la nuit, et je m’éveille, trempée. Avec ça, de la fièvre, de l’abattement, des idées noires. Ça m’inquiète un peu et je devrais consulter un médecin ; mais je n’ai pas le temps. Est-ce qu’on a le temps de faire quoi que ce soit. Je suis si occupée. D’abord, je dors jusqu’à deux ou trois heures ; puis, après, ma toilette me retient jusqu’à cinq. Ensuite, visites chez les modistes, essayages chez les couturières, apéritif ou thé n’importe où. Le soir, après dîner, théâtre ou music-hall, souper, bombe, et la cuite habituelle comme couronnement. Ai-je vraiment le temps de me soigner !

Mon colonel se surmène de plus en plus et j’attends à chaque minute l’attaque fatale. Ce n’est pas que cela me chagrine, au contraire. Quelle délivrance ! Mais ça m’ennuie ; c’est toujours embêtant de songer qu’on peut se réveiller à côté d’un cadavre. Je voudrais qu’il claquât une nuit, au restaurant, en pleine bombe, et que ça soit fini. Ça me ferait une chouette réclame dans les journaux.

Et je ne voudrais pas non plus qu’il souffrît. Après tout, c’est un brave homme qui ne ferait pas de mal à une mouche. Et le soigner, rester de longues heures à son chevet, dans une atmosphère d’acide phénique, jusqu’au râle, brrr… Ça me fait frissonner. J’en ai trop vu, à l’hôpital, quand je travaillais… Je ne voudrais pas recommencer.

Dieu, que je suis fatiguée, quelquefois. On ne se figure pas comme c’est éreintant de ne rien faire, que la noce. Ce qui m’agace par-dessus tout, ce sont les essayages chez Paquin ou chez Boué sœurs… les mannequins insolents qui devinent tout de suite votre profession et qui vous traitent d’égale à égale, les grandes dames qui vous regardent du haut de leur face à main d’un air dédaigneux… Peuh ! une fille !

Tas de mijaurées, va ! J’aime encore mieux les modistes. Chez elles, on se sent en famille, on est du même bord. Il y a autant de boue sur leurs robes que sur la mienne, seulement on ne se le dit pas.

Je joue aux courses avec passion, avec volupté, et je perds ; je perds beaucoup, naturellement, car je joue gros jeu. Le colonel s’amuse de mes fureurs et il paie en souriant. Il paie toujours ; il ne fait plus que ça, maintenant. Pour le reste, la petite chose, il est trop vidé ; il ne peut plus ; les piqûres ne font plus d’effet.

Hier, j’ai perdu deux cents louis, à Saint-Ouen ; c’est vrai, aussi, je joue deux ou trois canassons qui claquent au premier tournant. J’avais le bon tuyau, pourtant !

Et dire qu’on pend la crémaillère, ce soir, chez Liane de Rouvray ; ce que ça me barbe ! On va encore bouffer et boire jusqu’à en crever, puis après, on fera des saletés, c’est sûr. En tout cas, je ne mets pas de corset : c’est une précaution.

Je voudrais bien savoir avec qui je ferai l’amour, ce soir.