Le manoir de Villerai/001

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LE
MANOIR DE VILLERAI

I



I mi lecteur, la scène de cette histoire essentiellement canadienne, se trouve principalement placée sur les bords de cette belle rivière, si remarquable par le calme enchanteur de ses eaux et la fertilité des campagnes qui l’entourent, fertilité qui leur valut autrefois le nom de grenier du Canada, la rivière Richelieu ou Chambly. L’abondance et la richesse des moissons qui autrefois justifiaient ce titre, n’existent plus ; mais ses eaux sont encore aussi limpides, la verdure des arbres et des prairies qui bordent ses rives est aussi brillante qu’anciennement. Cependant, l’époque où commence notre récit n’est pas précisément la plus favorable pour montrer dans sa plus grande splendeur la belle nature dont nous venons de parler ; car c’est pendant une sombre après-midi d’hiver, vers la fin du mois de décembre 1756, que nous allons présenter notre héroïne au lecteur.

C’était une des premières tempêtes de neige de la saison, et le changement magique qui s’était opéré pendant les quelques heures que la neige était tombée si mollement, si légèrement et cependant si abondamment, était réellement merveilleux. Un tapis d’une éblouissante blancheur avait recouvert les routes et les forêts, depuis longtemps dépouillées de leurs ornements d’été, tandis que les arbres étaient légèrement courbés sous le poids de doux fardeaux, qui avaient revêtu leurs branches comme d’une draperie gracieuse et fantastique.

Dans les cours, les remises et autres bâtisses s’étaient transformées en tours et en fortifications flanquées de masses de neige. La charrette renversée, la porte cochère, ses montants couverts comme d’un duvet de cygne, même le puits de la ferme avec sa longue et menaçante brimbale, tout prenait une apparence inaccoutumée, quoique agréable et pittoresque. Le manoir de Villerai s’élevait, se dessinant nettement sur ce fond blanc. C’était une simple et vieille demeure, bâtie d’après l’ancien goût en pierre non taillée, et sans la moindre prétention aux beautés de l’architecture, auxquelles on pensait peu dans le temps. Elle avait cependant dans son extérieur grossier un air de solidité et de doux confort qui compensait pleinement tous ses défauts de symétrie et d’élégance. Les étroites croisées, placées dans un mur épais, étaient garnies de lourds volets de fer, et les portes étaient défendues de la même manière : prudente mesure de sûreté à cette époque dangereuse où les sauvages, les anciens propriétaires du sol, pouvaient venir, quand on les attendait le moins, exercer sur une maison isolée de terribles représailles pour tous les torts qu’ils avaient endurés.

Comme la plupart des maisons de campagne de cette époque appartenant à l’aristocratie, la première pièce était une grande salle carrée confortablement meublée de sofas et de fauteuils, et remplaçant ce que l’on appelle de nos jours le salon ou le parloir. Un énorme poêle double s’élevait au milieu de la pièce, et la lueur qui s’échappait d’entre ses plaques mal jointes, répandait sinon autant de lumière et de clarté, au moins infiniment plus de chaleur qu’une grille.

Une vieille dame à la physionomie douce et calme reposait dans un des fauteuils, à la portée de l’énorme chaleur qui s’échappait de la masse de métal rougi (et comme le remarque un de nos amis, à cette époque les poêles étaient vraiment des poêles faits pour durer). Pendant qu’elle se berçait lentement, son tricot, infaillible ressource des vieilles dames, était tombé sur ses genoux ; et d’un regard attentif et pensif elle considérait la figure d’une jeune fille qui se tenait immobile comme une statue dans l’embrasure d’une des profondes fenêtres.

La jeune fille en question était Blanche de Villerai, orpheline, seigneuresse du fief de Villerai, accordé par le gouvernement français à un de ses ancêtres comme récompense de ses faits d’armes. La fortune qui lui avait généreusement accordé la richesse, l’avait aussi favorisée de bien d’autres de ses dons ; car un profil d’une stricte élégance, joint à la plus grande délicatesse de traits, disait assez que mademoiselle de Villerai, outre son titre d’héritière, en possédait un autre non moins envié, celui d’une beauté parfaite. Quelques-uns peut-être auraient trouvé ses traits trop calmes, trop froids malgré leur exquise perfection : d’autres auraient pu dire aussi que son grand œil noir lançait quelquefois des regards trop fiers ; mais les critiques même les plus difficiles n’auraient pu s’empêcher d’avouer qu’elle était extrêmement élégante. Soit que la solitude calme et belle du spectacle qui se déroulait au dehors, et qu’elle contemplait d’un œil avide, influât sur son humeur en ce moment, soit que ses pensées secrètes ne fussent pas aussi gaies qu’ont coutume de l’être celles d’une jeune fille, il y avait sur sa jeune physionomie une ombre de tristesse qui semblait augmenter sa beauté au lieu de la diminuer. Sa rêverie fut enfin interrompue par cette subite exclamation de sa compagnie :

— Blanche, ma chère, que fais-tu donc ? Voilà trois quarts d’heure que tu te tiens silencieuse et immobile à cette croisée, lui dit-elle en jetant les yeux, comme pour corroborer sa remarque, sur une longue et vieille horloge qui tintait solennellement dans un coin. Oh ! je devine bien à quoi tu penses.

Une rougeur subite monta aux tempes de la jeune fille, et tout en se tenant tournée vers la fenêtre, elle répondit :

— Il n’est pas difficile de le deviner, chère tante, je pense à Gustave de Montarville.

— C’est parler comme tu as toujours coutume de le faire, franchement et ouvertement. Oui, vraiment, quel autre sujet pourrait occuper les pensées d’une jeune fille à la veille de revoir son fiancé après une absence de plusieurs années ? Mais te souviens-tu bien de lui, petite ? Tu n’étais qu’une enfant quand il partit pour la France, il y a six ans.

— Oui, chère tante, je me le rappelle comme il était alors ; mais il a sans doute beaucoup changé depuis.

— Oui, autant que toi-même, ma chère. Qui reconnaîtrait dans l’élégante jeune dame que j’ai devant moi, la pâle et timide enfant en costume de pensionnaire, qui faisait un adieu si indifférent et si guindé à un jeune garçon, son fiancé, dans cette même salle. Tu ne paraissais pas beaucoup t’occuper de lui alors, Blanche.

— Oh ! je l’aimais assez ; pas autant, pourtant, que ma bonne maîtresse, sœur Ste-Marie, ni quelques autres de mes jeunes compagnes ; mais aussi nous nous voyions si peu, alors.

— C’est vrai, c’est vrai, et tu étais toujours une petite fille si distante, si intraitable. Il faut espérer que tes sentiments envers lui acquerront bientôt un caractère plus amical.

— Je ne sais, ma tante. Cela dépend tout à fait de lui ; et, en parlant ainsi, son ton et son regard devinrent plus sérieux.

— Voyons donc, enfant ! reprit la tante quelque peu piquée. Si tu ne l’aimes pas, tu n’as pas d’autre chose à faire que d’apprendre à l’aimer. C’est l’époux que t’a choisi ton tendre père, quand tu n’étais encore, je puis le dire, qu’au berceau ; c’est le mari que désirait pour toi ta chère et bonne mère, qui, en te confiant à mes soins sur son lit de mort, me chargea solennellement de voir à ce que cet engagement sacré fût rempli. Sur un tel sujet, sans doute, il n’est pas une jeune dame bien élevée qui veuille faire sa propre volonté. Ses parents choisissent, c’est leur devoir ; le sien est d’obéir.

Blanche de Villerai ne répondit pas immédiatement ; mais la contraction involontaire de ses sourcils noirs exprima plus clairement que des paroles, qu’elle n’aimait pas beaucoup la doctrine arbitraire et exclusive de madame Dumont sur l’obéissance filiale. Il y eut une pause, puis la vieille dame reprit doucement :

— Mais es-tu certaine, petite, qu’il viendra aujourd’hui ? Le temps est devenu extraordinairement orageux ; et ce motif, ainsi que les chemins qui doivent être très pleins, car il poudre horriblement, pourra peut-être l’obliger de remettre sa visite.

Les lèvres légèrement serrées, la nièce reprit fièrement :

— Il m’a écrit, ma tante, qu’il serait ici aujourd’hui ; il faut donc qu’il soit ici aujourd’hui.

— Mon Dieu ! Blanche, s’écria la plus vieille dame en ôtant ses lunettes et en les replaçant aussitôt, tu es excessivement exigeante. Tu sais que notre bon curé t’a souvent fait entendre, d’une manière indirecte, qu’une demoiselle si sensible, si pieuse et si aimable que toi, ne devait pas succomber à des faiblesses, pour ne pas dire à des péchés d’orgueil comme ceux-là.

— Eh bien ! chère tante, répondit-elle moitié souriante, moitié indifférente, puisque je suis comme vous et M. le curé le dites, sensible, dévote et aimable, si je n’avais quelques défauts, je serais parfaite ; et l’on sait que la perfection n’a pas été donnée aux mortels.

La vieille horloge tinta ici bruyamment quatre heures, et un nuage encore plus sombre se répandit sur la physionomie de Blanche de Villerai, comme elle se tournait entièrement vers la croisée en appuyant sa tête dessus. La scène au dehors devenait de plus en plus orageuse, désolante, froide et triste. En plusieurs endroits, les clôtures et les inégalités du terrain avaient entièrement disparu sous les bancs de neige, ou, comme de petites pointes noires répandues sur une mer blanche et tourbillonnante, montraient çà et là leurs têtes. La longue barrière avait assumé la dignité d’une muraille de marbre de hauteur et de largeur raisonnables, à laquelle des sapins de courte taille, répandus sur l’un et l’autre côté, servaient comme de bastions. Le crépuscule augmentait peu à peu l’obscurité ; mais la neige silencieuse continuait toujours à tomber aussi doucement, aussi activement qu’auparavant.

— Blanche chérie, dit enfin madame Dumont, quitte donc cette solitaire croisée, et viens t’asseoir à côté de moi. Gustave est ou arrêté par l’orage dans quelque maison, ou bien il est resté dans ses quartiers à Montréal. Lis-moi à haute voix un chapitre ou deux de cet excellent livre, que M. Lapointe m’a prêté hier. Il nous intéressera, nous instruira et nous soulagera toutes deux, ma chère.

La jeune fille obéit instinctivement ; mais si la tante trouva à cette lecture aussi peu d’amusement que la nièce, ce fut du temps singulièrement mal employé.

Tout à coup Blanche s’arrêta brusquement. Son oreille attentive avait saisi le bruit de clochettes lointaines ; mais, craignant quelque désappointement, elle reprit sa lecture aussitôt.

Cependant le son des clochettes devenait de plus en plus rapproché et de plus en plus joyeux, tintant clairement au milieu d’une atmosphère glacée, et maintenant on ne pouvait plus ni douter, ni hésiter, car elles venaient de s’arrêter devant la porte. En toute hâte Blanche se leva, puis reprit son siège ; aux coups répétés du pesant marteau, elle céda à un sentiment naturel d’embarras, et s’échappa de la chambre.

Un instant après la porte de dehors s’ouvrit, et un jeune homme, grand, enveloppé d’un épais capot de peau d’ours, couvert de la tête aux pieds de neige fondue et de glace, entra dans la salle.

L’entrevue entre madame Dumont et Gustave de Montarville fut amicale, affectueuse ; et le nouvel arrivé, faisant ses excuses, se dépouilla promptement de son paletot.

— Nous vous aurions peut-être reçu ailleurs, Gustave, dit son hôtesse ; mais ici, dans cette même chambre où vous avez pris congé de votre fiancée et de votre future épouse, et dans laquelle vous vous êtes si souvent assis avec nous autrefois, je veux que vous la revoyiez encore. Dans un instant Blanche sera ici, ajouta-t-elle pour répondre aux regards inquisiteurs que jetait Gustave tout autour de lui ; mais si vous êtes trop impatient, excusez-moi pour une minute, je vais aller vous la chercher.

Nous espérons que nos lecteurs ne se hâteront pas de juger notre héros comme un fat, si nous leur disons que sa première action, quand il se vit seul, fut de se lever promptement et de s’approcher d’un miroir qui ornait la cheminée. L’image que réfléchit celui-ci eût suffi pour contenter les plus exigeants. Sa grande mais noble figure portait l’empreinte de l’énergie et de l’activité, et montrait qu’il était capable de braver courageusement les difficultés et de les surmonter heureusement. Ses cheveux noirs se roulaient autour d’une belle tête, et tous ses traits étaient aussi irréprochables que ceux de Blanche elle-même. Des dents éclatantes de blancheur et des yeux noirs et brillants complétaient l’ensemble d’une physionomie que plus d’une beauté parisienne aurait trouvée irrésistible.

— Comment me trouvera-t-elle, et comment la trouverai-je ? se dit-il à lui-même, en faisant disparaître les derniers restes de neige qui étaient demeurés dans sa chevelure. Parole d’honneur, c’est une entrevue diablement embarrassante. Que j’ai hâte qu’elle soit finie ; mais, courage, il faut en passer par là.

Il venait à peine de s’asseoir que madame Dumont entra, accompagnée de sa nièce.

Si Gustave était gêné, sa fiancée ne l’était nullement ; car, à part d’une certaine réserve en donnant la main, réserve qu’il trouva tout à fait admirable, il n’y avait plus la moindre trace de la contrainte guindée de la jeune pensionnaire ; de sorte que, peu de temps après son entrée, il se trouva conversant avec une facilité et un sang-froid qui lui paraissaient impossibles un instant auparavant. On peut s’imaginer le nombre et la variété des sujets qu’ils traitèrent. Sa mauvaise fortune qui l’avait tenu au lit au moment où son régiment, le Royal Roussillon, avec d’autres, quittait la France pour le Canada, sous les ordres du vaillant marquis de Montcalm ; les succès brillants qui les avaient accompagnés à la prise des forts George, Frontenac et Oswégo ; et ses regrets amers d’avoir manqué d’aussi bonnes occasions d’acquérir la gloire militaire et la renommée si enviée par le soldat ; puis il parla de son genre de vie en France, des succès et des défaites de collège ; et, sujet plus intéressant, de l’état précaire du Canada, balançant entre la crainte du pouvoir envahisseur de l’Angleterre, et l’espoir du puissant secours de la France, espoir que la suite justifia si peu.

Gustave possédait à un degré remarquable cet ardent et généreux amour de la patrie qui convient si bien aux âmes jeunes et braves, et en réponse à quelques remarques de madame Dumont, il reprit avec vivacité et d’un ton animé :

— Oui, chère amie ; lors même que je n’aurais pas eu une belle fiancée qui me rappelait au Canada, je serais venu en toute hâte vers ses forêts et ses neiges, afin de tirer mon épée pour sa défense.

Ici une légère rougeur se répandit sur la joue de sa jeune compagne, et l’éclat de ses yeux prouva encore mieux que ces nobles sentiments avaient trouvé un écho dans sa nature féminine, mais franche, ferme et intrépide. Le patriotisme ne se trouve pas seulement chez le sexe fort. L’homme ose, mais la femme endure. Ses affections, l’amour et la haine, meurent avec elle. Sa patience ne se lasse jamais, ses espérances ne déchoient jamais, son courage ne faillit jamais au moment du danger. Ni le feu ni l’eau ne peuvent arrêter les entreprises de la femme, quand son amour la pousse.

La soirée s’écoula rapidement, et madame Dumont, songeant à la sévérité du temps et à l’état impraticable des chemins, offrit à son jeune visiteur l’hospitalité pour la nuit, hospitalité qui fut aussitôt franchement acceptée.