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Le mariage blanc d’Armandine/Coadjutrice

La bibliothèque libre.
Éditions de l’arbre (p. 163-182).


COADJUTRICE



qui montre encore une fois que, si Dieu n’enlève
pas le don de la foi aux dévots, c’est par
miséricorde.

Je n’aime pas la campagne. Personne plus que moi n’aime pourtant ce qu’on appelle la nature. La campagne plus que la ville me rappelle l’homme, la campagne me rappelle trop l’homme. Ces champs plats, ces cultures, intéressées comme le paysan, me gâtent la terre plus que les buildings vaniteux. Qui ne préfère la pelouse verte des cottages anglais à ces devants de porte en terre battue que balaie l’esthétique maniaque de la fermière ?

Hélas ! que d’étés adolescents je passai dans une campagne laide ! C’est alors que je connus Florestine Huppé, la file d’œuvres.

Sans avoir de fonctions précises, Florestine fut l’intendante du presbytère et de l’église ; fille de médecin, et pointilleuse sur son rang, Florestine n’aurait pas accepté pourtant la charge d’intendante du curé. Depuis toujours, elle avait l’âge canonique, et ce n’est pas cette question de convenance qui l’aurait empêchée. Mais elle tenait à son rang. Néanmoins, je vous jure que, dans ses sommeils troubles de vieille fille, elle rêvait une « bonne place de servante » chez « un bon curé ». Dans le presbytère, elle aurait fait merveille, si le curé n’eut pas fait de vieux os. Cependant, elle accompagnait toujours Célanire, la bonne de la cure, chez Tousignant, le marchand général. Elle donnait des conseils sur la coupe des beefsteaks et choisissait elle-même légumes et fruits. Selon les hasards des almanachs et des revues pieuses qu’elle lisait, le curé ne mangeait que des carottes tout un mois, et ensuite il était bourré de viandes saignantes.

Il n’y avait pas que la nourriture. Parfois, Florestine découvrait un désinfectant pour les punaises et les mites, et jusqu’au confessionnal qui en fleurait la naphtaline et le pétrole.

Je ne parle pas du savon, que Florestine préparait elle-même, ou plutôt je vous dirai qu’à une visite pastorale, Monseigneur qui était soigneux et méticuleux de sa personne, lava la tête de monsieur le curé : l’humilité ecclésiastique ne va point jusqu’à l’usage du savon de ménage pour la toilette intime. Ce n’est pas que Monseigneur tînt outre mesure à son rang, mais est-il charitable d’avoir la main rude pour le baisemain ? C’était assez qu’on eût à se contenter d’eau de pluie.

Pour cette aventure, toute une semaine, il y eut froideur entre la cure et Mlle Florestine, qui se permit une irrévérence : « Monseigneur n’est après tout qu’un fils de cultivateur ». La fille de médecin le pensa tout bas, mais sa longue figure jaune le répétait sans parole à tout venant.

En outre, Florestine touchait l’orgue, dans l’espèce un harmonium où, sous la dictée de l’inspiration, elle esquissait des gammes qui coupaient court la basse du chantre Trépanier. N’avait-elle point été l’élève du professeur Mérital, ce Belge aveugle, « musicien jusqu’au bout des ongles » ? Florestine possédait tous les talents. Elle voulut même offrir une reproduction en tapisserie de la Madone à la chaise, son chef-d’œuvre, et le curé dut invoquer les canons pour la refuser. Afin de ne pas faire de peine à Florestine, il installa pourtant le chef-d’œuvre dans la sacristie, et c’est pourquoi lorsque Florestine recevait des amies de la ville, des « compagnes de couvent », elle ne leur épargnait jamais la visite de la sacristie. Je dois ajouter que Florestine était présidente inamovible des Enfants de Marie, zélatrice du Moniteur de la bonne sainte Anne ainsi que du Bulletin de Notre-Dame-de-la-Délivrance et du Courrier des âmes du purgatoire, et philatéliste distinguée de l’Œuvre du timbre chinois. Elle lisait ces feuilles de la première à la dernière ligne, et son érudition quant aux miracles et guérisons bizarres n’avait point de limites.

Il va de soi qu’elle était la première à la messe et le bruit de ses talons carrés servait de réveil au curé. « C’est Florestine, il est temps de se lever ». Mais « il avait du temps de reste », parce que Florestine mettait une bonne demi-heure à la « préparation de la communion ». Elle en avait une particulière pour chaque jour du mois, riche qu’elle était en manuels de piété : toute une bibliothèque reliée en veau et qui n’était pas oisive.

Elle suivait donc la messe du jour, et, une fois, se confessa d’avoir été négligente et d’avoir lu la messe de saint Philémon, quand c’était celle de sainte Clotilde. Chaque semaine, elle venait en ville, pour se confesser chez les Pères, dans le petit parloir. Ce devait être la plus cocasse des distractions pour le directeur, mais, comme il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père… Il me semble que Dieu épargnera le purgatoire à ces âmes futiles, parce que, durant leur vie, elles sont le nôtre.

L’après-midi, il lui fallait son heure d’adoration. À midi, elle avait du reste fait un de ses deux chemins de croix quotidiens : à cause de l’indulgence plénière, elle rêvait de tripler, mais le devoir d’état l’en empêchait.

Florestine vivait seule : elle devait donc prier seule. Cependant, Notre-Seigneur n’a-t-Il pas dit que, lorsque plusieurs seront assemblés ?… Pour ne point négliger ce conseil plus que les autres préceptes, chaque semaine, elle faisait son heure d’adoration en compagnie de madame Barbeau, une veuve qui, sans ce rosaire récité en commun, aurait eu la piété paresseuse. Florestine s’était sentie « en conscience » et responsable de ce minimum d’oraison, pour la veuve Barbeau.

Le soir, avant de se coucher, après avoir lu un « bon journal » et parcouru les décès de la Presse, elle s’essayait à la méditation, à l’oraison mentale. Tout en n’étant pas sûre, sûre, elle pensait être parvenue au degré d’oraison dite de quiétude, et elle comparait les phénomènes que décrit merveilleusement sainte Thérèse à ce qu’elle croyait observer chez elle.

Le dernier été que je passai au village de Florestine, la dévote était dans sa gloire, je veux dire dans son plein. Elle n’en dormait plus des nuits et de réciter toute la litanie des saints, qu’elle avait apprise pour l’occasion, ne lui rendait pas le sommeil. Il est vrai qu’elle était mal à l’aise, et, si le Père à titre de tolérance lui avait accordé cette récitation, elle restait inquiète et cette prière couchée lui semblait singulièrement manquer de respect. On ne prie point pour imiter ces douillets qui avalent des soporifiques et qui se tuent et se dôpent à petites doses. Au bout de quelques jours, elle fit son sacrifice et se contenta d’attendre un sommeil qui ne venait pas, les mains serrées sur son chapelet et son paquet de scapulaires, en pensant au bon Dieu et aux choses saintes. Cependant, elle commença une neuvaine à saint Simon stylite et, après neuf jours, elle reprit si bien son sommeil qu’elle en arriva un quart d’heure seulement avant la messe. Sa préparation à la messe en fut écourtée, mais comme tous les miracles, le miracle étant évident, c’était en même temps un avertissement spirituel. En conséquence, Florestine se résigna à l’insomnie et n’y pensant plus, elle dormait comme une bûche.

Florestine était donc dans sa gloire, à cause de la tombola perpétuelle. De cette tombola, Florestine était ensemble l’inspiration et l’exécution. Dans cette campagne, que je n’ai pas besoin de nommer, parce que toutes ces campagnes se ressemblent, il y avait bien entendu une école de frères, enfin le collège. Comme tout le monde, Florestine remarquait que la vieille toiture perdait ses bardeaux. Le frère Philippebertus, l’assistant-supérieur, lui avait même appris, au sortir de la messe matinale, que, les jours d’orage, il pleuvait un peu dans sa chambre. « Pour nous faire souvenir de nos frères missionnaires », avait-il ajouté avec une onction malicieuse : le frère Philippebertus était l’esprit de la communauté.

Florestine en avait été bouleversée. « Des pareilles choses, arriver à un religieux ! » Elle en parla à monsieur le curé, qui laissait toute l’affaire à la commission scolaire. — Il faut faire quelque chose, monsieur le curé, il faut faire quelque chose. Les religieux font le vœu de pauvreté, ils ne font pas le vœu de coucher dehors. Si la commission scolaire est trop sans-cœur pour s’en occuper, on va voir ce que peut une petite femme comme Florestine.

Il n’y avait pas de salle paroissiale. Tant pis ! Florestine se servirait de l’abri pour les chevaux et les voitures, à gauche du presbytère où les cultivateurs des rangs les remisaient, pendant la grand’messe. Le curé refusa d’abord.

— S’ils ne sont pas assez dégourdis pour trouver une place pour leurs chevaux, le dimanche, je leur prêterai ma cour, avait-elle répliqué.

Aussitôt, en belles rondes, elle avait rédigé une affiche : « Durant tout le temps de la tombola au profit des œuvres et missions des chers frères, on pourra déposer (elle avait écrit déposer) chevaux et voitures dans la cour de Mlle Florestine Huppé, musicienne et rentière, près du bureau de poste. »

Elle avait elle-même collé l’affiche à la porte de l’église. Pour la tombola et l’aménagement des locaux, elle loua deux jeunes hommes, qu’elle surveillait de leur arrivée à leur départ. Conseils par ci, recommandations par là, c’était sa façon de mettre la main à la pâte. Le deuxième jour, l’un des deux se fâcha !

— Puisque c’est comme ça, j’aime autant pas travailler… J’aime pas qu’on soit à mes trousses, quand je travaille.

Sur l’heure le malappris fut payé, et un autre engagé.

Quand tout fut terminé et qu’une grande marquise, en forme de tente, allongea l’abri aux dimensions d’un petit cirque, elle posta un gardien et alla faire ses achats à la ville.

Son père ayant été médecin, elle avait des connaissances dans le gros, et elle en usa. Le frère Andronic l’accompagnait. Non pas qu’il fût dans le même wagon : voire, descendant du train, il ne lui fit, comme il se doit, qu’un petit salut sec, pour ne la rejoindre que chez Hurteau, où il la conseilla sur ses achats. Pas de risque d’être trompé, le cher frère Andronic étant le financier de la communauté : temporairement, pour qu’il pût se reposer, il avait une obédience de professeur.

Dans la première semaine d’août, la tombola s’ouvrit et fit salle comble. Il y avait plus de voitures devant la remise qu’il n’y en eut jamais à l’intérieur durant la messe. On vit même quelques autos (c’était au début de l’autre guerre), des autos qui faisaient s’attrouper les gamins. Florestine rayonnait. C’est elle qui disait la bonne aventure. Pour une fois et le bon motif, elle pouvait tirer les cartes : le Père lui en avait donné permission, vu que c’était dans un but de charité. Prudente et scrupuleuse, elle avait pourtant averti les curieux qu’il ne fallait point ajouter foi au hasard, et ne manquait pas de le répéter aux instants palpitants de la consultation.

Connaissant, comme on devine, l’histoire anecdotique de chacun, ses horoscopes se montraient piquants et les vieux malins observaient : « Elle a beau être pieuse, Florestine, elle parle au diable ».

La tombola la passionnait au point que, deux jours de suite, elle arriva au confiteor de la messe. Ses communions diminuaient de ferveur : heureusement qu’elle travaillait pour le bon Dieu !

La semaine passait, le stock de la tombola s’épuisait, et l’argent en caisse s’amoncelait. Il y avait déjà plusieurs jours que la toiture et ses bardeaux étaient payés. Néanmoins, Florestine prenait goût à la tombola et les femmes d’habitants avec leurs filles tiraient de cette foire presque autant de plaisir que de la visite aux grands magasins de Montréal.

Florestine se rendit donc au couvent et elle offrit à sœur Marthe-Marie de prolonger la tombola et ses ventes au profit des religieuses. Celles-ci, qui « s’étaient à peine montrées » à la fête des frères, sautèrent sur l’occasion. Il y eut une nouvelle visite « dans le gros », et, pour renouveler l’appétit des campagnardes, les bonnes sœurs exposèrent, anonymement comme il se doit, leurs travaux d’aiguille.

Cela aurait pu durer toute l’existence de Florestine. Hélas ! il n’y avait qu’une école et qu’un couvent, pour ne pas ajouter que l’avarice des habitants commençait à se lasser, si les femmes et les filles n’étaient pas encore repues.

Du reste, on finit par jaser. Et il y avait des accidents fâcheux. Le docteur, qui n’avait pas donné sa note aux frères depuis longtemps, s’était dit : quand la manne passe, il faut en profiter, et la note avait été plus lourde que toutes les autres. Pour les sœurs, elles avaient reçu celle du marchand général, auquel elles ne pensaient pas.

Plus encore, des habitants « étaient venus trouver monsieur le curé ».

— Après les filles, les garçons laissent l’ouvrage pour aller s’amuser à la tombola. Il faut que ça finisse.

Le curé se trouvait embêté et Mlle Florestine n’était pas commode.

— Si vous voulez, lui dit-il, on va faire encore une semaine. Ce sera pour les œuvres paroissiales, à cette heure.

— J’y pensais justement, monsieur le curé, aux œuvres paroissiales. Il y a des statues qu’il faudrait renouveler. Les saints ne sont jamais trop beaux dans une église. La semaine prochaine sera la semaine paroissiale.

Les œuvres paroissiales rapportèrent une jolie petite somme, moindre cependant que celle qu’avait espérée le curé, et, surtout, Mlle Florestine. Elle s’entêta donc et commença une autre semaine.


Ce qui mit le comble à la colère d’Isidore Laçasse, qui se rendit à l’évêché. C’était un cultivateur à tête dure qui, déjà, avait passé deux ans sans mettre les pieds à l’église. Il prétendait que monsieur le curé lui avait joué un tour de cochon dans la distribution des bancs à l’église :

— Un tour de cochon pour faire plaisir au gros Lémerise, qui m’en veut, et qui le liche avec les grand’messes qu’il lui paye…

Isidore Laçasse avait dit, en partant :

— Ç’a assez duré, il faut que ça finisse, un scandale comme ça… On va toutes être ruinés par la faute de Florestine et de monsieur le curé.

Celui-ci reçut donc une lettre lui conseillant en termes fleuris de mettre fin aux exploits charitables de la vieille demoiselle.

Il prit un prétexte :

— Il y en a qui manquent la messe parce qu’ils n’ont pas de place pour attacher leurs chevaux.

— Ils ont mon affiche, qu’ils viennent dans ma cour… Puis, j’y pense, ma cour est assez grande, je peux transporter la tombola dans ma cour.

— Puis, je vais vous dire, monseigneur…


— Monseigneur ne veut pas qu’on organise des œuvres de charité ? On va voir ça. Monseigneur ! Je vais lui écrire, à monseigneur.

Elle partit, le chapeau en bataille, oubliant de faire sa visite à l’église, une de ces visites dont elle disait : « Ça ne compte pas, c’est en passant ».

Elle écrivit sa lettre, et, comme si de rien n’était, le soir, elle présida à la bonne aventure de ses concitoyens. Mais, deux jours plus tard, au bureau de poste, où elle se rendait chaque soir, à cause de ses nombreux bulletins et messagers :

— Une lettre pour vous, Mlle Florestine, une lettre de l’évêché.

Florestine ne l’ouvrit que chez elle. Avec politesse, mais fermement, monseigneur lui rappelait qu’elle devait obéissance à son pasteur, et que, pour éviter un plus grand mal, il fallait interrompre la tombola perpétuelle.

Florestine obéit sur le champ, comme elle savait obéir. On ne la vit point, ce soir-là, devant sa table d’augure décharnée, et non plus à l’église, le lendemain matin. Florestine boudait la messe et la communion. Le jour suivant, elle fit pis que bouder, elle se dit : « Il n’y a plus de religion, pourquoi aller à la messe ? Les pratiques pieuses sont maintenant défendues ».

Dans l’après-midi, le curé, inquiet et intrigué, vint lui rendre visite.

— Vous venez me donner des nouvelles de la tombola ? Je vous remercie, mais ça ne m’intéresse plus. Ah ! pendant que j’y suis, voilà ma lettre de démission, comme présidente des Enfants de Marie.

Ses yeux flamboyaient à ce point que le curé, abasourdi, se leva et partit en bredouillant.

Le soir, Florestine alla chez le médecin :

— Docteur, donnez-moi des calmants, je ne dors plus.

Le fait est qu’elle dormait moins qu’au plus fort de ses crises d’insomnie. Florestine avait des tentations ; Florestine avait bien peur de succomber. Irait-elle à la messe, dimanche ? Tout le monde la regarderait, tout le monde rirait d’elle. Monseigneur l’avait récompensée de toute une vie d’œuvres et de dévouement en la laissant tomber comme un poids mort. Non, elle n’irait pas à la messe.

Mais manquer la messe, c’est quand même un péché très grave, plus grave encore pour Florestine Huppé qui, quarante ans durant, depuis ce qu’à la manière des saints, elle appelait sa conversion — après la lecture des Paillettes d’or sur le petit nombre des élus — avait donné l’exemple à tout le comté. Depuis deux jours, elle n’était pas allée à la messe, elle n’avait pas communié ! Pas de chemin de croix, non plus, ni de méditation, ni de lecture spirituelle dans ses Paillettes. Florestine se damnait. Depuis la lettre, elle n’avait récité qu’un rosaire, « afin que Dieu éclaire monseigneur ».

Au surplus, très fatiguée par sa tombola et comme étourdie par son inaction soudaine, Florestine se sentait vraiment malade.

Elle l’était, puisqu’une attaque d’apoplexie l’emporta justement le dimanche, à l’heure de la grand’messe.

— Dieu lui a fait la grâce de ne pas manquer celle-là, dit le curé, qui, avec la fabrique fut le légataire universel de Mlle Florestine Huppé. Il y avait un legs particulier de mille dollars pour monseigneur.

Requiescat in pace. Le bruit de la rivière profonde et traîtresse, qui longe le petit cimetière et la brise perpétuelle de l’Anse-à-Pitrot bercent le calme de Florestine, dont la dévotion conquérante trouve enfin le repos.