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Le mendiant noir/01

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (40p. 3-7).



I

LA FÊTE


Jusqu’au commencement de ce vingtième siècle, les paroisses échelonnées le long des rives du Saint-Laurent, et surtout celles de la rive sud, avaient été sans cesse parcourues, au cours des saisons d’été, par un flot de « quêteux » dont on ignorait l’origine. Les cultivateurs ne savaient plus comment se défaire de cette misérable engeance qui, souvent, était d’une audace à intimider les plus braves.

Chaque jour, le maître ou la maîtresse de la maison avait soin de préparer « la part à Dieu » afin de se débarrasser plus vite du quémandeur. On mettait de côté un morceau de lard, quelques pommes de terre, un peu de sucre, un morceau de savon, une aune ou deux d’étoffe, ou, selon qu’on le préférait, quelques gros sous ; car on était certain de voir surgir dans la journée deux ou trois de ces loqueteux qui, besace au dos, gourdin à la main, couverts de poussière, crasseux, traînant des haillons avec autant d’ostentation et de vanité que les jolies femmes en mettent à exhiber leurs soies, leurs dentelles, leurs rubans, cheminaient au long des routes et s’arrêtaient dans les fermes pour demander « l’aumône pour l’amour du bon Dieu ». Si l’on demandait au brave paysan depuis combien de temps les routes étaient ainsi couvertes par ces chemineaux et ces nécessiteux…

— Oh ! mon Dieu ! répondait le pauvre homme en levant les mains au ciel, depuis que le monde est monde, faut croire ! Mon grand-père donnait aux quêteux, bon an mal an, un cochon, un bœuf, cent livres de sucre, deux cents livres de savon, deux cents pains, sans compter les œufs, le lait, le beurre, le poisson, les légumes, etc., etc…

À en croire ces gens de la campagne, donc, il y avait longtemps que le « quêteux » existait. Chaque comté possédait son armée de mendiants dont plusieurs vivaient mieux que des rentiers. Leur nombre grandissait si rapidement que le pays jeta un cri d’émoi : alors on légiféra pour arrêter le fléau, et il était grand temps. On fit bien : car aujourd’hui on verrait le mendiant conduire l’auto au lieu de porter la besace !

Les premiers mendiants du pays furent originaires de la capitale de la Nouvelle-France, et ce fut vers 1735, sous le gouvernement de M. de Beauharnois, que prit naissance la Corporation des Mendiants.

Il faut dire que ce ne fut pas précisément la paresse et le vice qui firent naître cette corporation, mais plutôt les maux occasionnés par la guerre et les famines. Beaucoup de pauvres paysans, ayant perdu leurs fils dans les escarmouches contre les sauvages et les Anglais, vieux et incapables de cultiver leurs champs, s’étaient réfugiés dans la capitale pour y vivre de la charité publique, en mendiant le pain de chaque jour. Puis, ce furent des artisans qui manquèrent de travail, puis des pêcheurs, des miliciens blessés et inaptes à gagner leur vie. Puis, ce furent les générations suivantes, qui, nées de la mendicité, continuèrent de vivre du métier de leurs pères. Et la mendicité était devenue un état. Si donc un métier n’avait pas l’heur de plaire ou s’il ne rapportait pas suffisamment, on le mettait de côté pour prendre la besace. La besace devint très alléchante lorsqu’on vit d’anciens mendiants établis plus tard dans le commerce ou sur de belles terres, et possédant des magots respectables. Pour plusieurs le métier fut un filon d’or. Vers 1750, un vieux mendiant avait fait instruire ses trois fils au Séminaire de Québec. Puis il établit le premier dans un commerce de draps aux Trois-Rivières, payant rubis sur l’ongle le fonds de commerce évalué à quelques mille écus. Au second de ses fils il achetait, l’année suivante, une étude de notaire moyennant la somme de mille belles livres d’or. Enfin, il envoyait le troisième de ses fils en France pour y étudier les sciences. Et le vieux n’en continuait pas moins de mendier par les rues de la cité, bien qu’il possédât en outre quelques milliers d’écus qui eussent pu assurer le reste de ses jours.

Les premiers mendiants s’étaient gîtés dans des cabanes de pêcheurs sous le Fort Saint-Louis. En moins de dix années deux cents mendiants avaient élu domicile à cet endroit, se partageant une trentaine de cambuses basses, branlantes, sales et puantes. Bien que la bande eût formé une sorte de Corporation, elle n’avait pas encore de chef reconnu. Ce ne fut qu’en 1745 qu’elle se choisit un chef qui fut chargé d’obtenir des autorités certains privilèges qui ne lui furent jamais accordés. En vain essaya-t-elle de se faire reconnaître par le gouverneur, l’intendant et le procureur-général comme corps social ; elle fut toujours rebutée, puis menacée si elle intervenait dans l’ordre public. Elle fut seulement tolérée, du moment qu’elle respectait les lois et les édits. Mais n’empêche que, telle qu’elle, elle représentait un corps, une organisation, une sorte d’autorité parmi les autres corps sociaux de la capitale et du pays. Aussi, les grands bourgeois de la cité haute avaient-ils jeté les hauts cris et demandé l’expulsion de la bande des loqueteux. M. de Beauharnois allait se rendre à leurs vœux, lorsque la corporation, par l’intermédiaire de son chef récemment élu, le père Turin, fit valoir des droits de cité et des titres de propriété, droits et titres qui valaient, dans une certaine mesure, les droits et titres des hauts bourgeois. Ceux-ci durent se résigner à souffrir la vue des miséreux et même à leur donner l’obole. Mais ils finirent par obtenir du gouverneur un édit en vertu duquel cinquante mendiants seulement auraient droit de tendre la main dans l’enceinte de la ville ; quant aux autres, s’ils s’obstinaient dorénavant à vouloir vivre de la charité publique, ils devraient dorénavant aller mendier par la campagne. Et le Lieutenant de Police fut chargé de faire respecter par tous les moyens cet édit. De son côté, la corporation, pour ne pas se voir molester et ne pas indisposer la gent charitable de la cité, se ploya docilement à l’édit. Ce fut de ce moment que la campagne se vit contrainte de fournir sa quote-part pour le soulagement des misères humaines.

À l’époque où commence notre récit la population des mendiants atteignait trois cent cinquante, hommes, femmes, enfants ; mais c’était la population qui habitait sous le Fort. Il faut dire qu’il y avait des mendiants ailleurs dans diverses parties de la basse-ville, il y en avait même dans la haute-ville. Mais à la haute-ville c’étaient les mendiants à la retraite ou à la rente, c’est-à-dire ceux-là qui avaient accumulé suffisamment pour assurer la subsistance de leurs vieux jours. Cette classe de mendiants « fortunés » ne faisait pas partie de la corporation, parce qu’elle affectait de se donner un air bourgeois. Plusieurs cependant, parmi les plus vieux, soit par l’ennui causé par l’oisiveté, soit par la nature du métier dont ils ne semblaient pas avoir perdu le secret et le goût, reprenaient souvent la besace et le bâton et allaient faire une petite tournée à la campagne. Le métier n’était pas toujours payant ; la mendicité traversa de rudes années quand survinrent les années de famine, et, alors, la besace était si plate que son porteur s’aplatissait terriblement. En ces années terribles d’effroyables cas de misères se produisirent que la charité publique eut grand peine à soulager.

Les cinquante mendiants tolérés par l’édit de M. de Beauharnois étaient choisis par le chef de la corporation. Il ne faut pas croire que ce chef dûment reconnu était un « Roi Pataud », non. Ce chef avait de l’autorité, de même qu’il possédait un certain prestige puisqu’il avait réussi à faire reconnaître aux autorités de la ville le droit de cité des mendiants. C’est lui qui choisissait parmi les plus vieux ou les plus infirmes, hommes et femmes, ceux qui auraient la cité pour champ d’action. Les autres devaient prendre le chemin de la campagne aux premiers jours de la belle saison. Alors avait lieu « La Fête de la Besace », et l’on festoyait en ce jour ceux qui partaient pour ne revenir qu’aux jours d’automne avec leur moisson et passer tout l’hiver près du feu. En ce jour de fête on célébrait en même temps les noces de ceux qui s’unissaient par le mariage. Le jour de la Fête de la Besace était parmi les membres de la corporation l’unique jour d’épousailles dans l’année. Souvent, ce jour-là, on y célébrait quatre ou cinq mariages, et souvent davantage. Et le lendemain de la fête les nouveaux époux faisaient leurs adieux à leurs épouses et partaient pour la campagne, laissant les bien-aimées à la cambuse où elles attendaient patiemment le retour, à l’automne, du cher mari.

Le jour de la fête était fixé par le chef de la corporation, après que celui-ci eut pris l’avis de son conseil qui se composait de dix membres. Alors de tous côtés on se préparait activement à cette célébration.

En cette année 1752 de notre récit la fête de la Besace avait été fixée au 16 mai, le mardi. Et, chose curieuse et pour la première fois dans l’histoire de la corporation, la fête de la Besace allait coïncider avec le premier bal que donnait cette année-là le gouverneur de la Nouvelle-France, M. le Marquis de la Jonquière. Ce mardi, 16 mai, on allait également célébrer trois mariages de mendiants.

En effet, au moment où dix heures de matinée sonnaient, ce jour-là, la porte grande ouverte de la chapelle de Notre-Dame des Victoires livrait passage aux nouveaux mariés que suivaient près de trois cents loqueteux, besace au dos. Et tandis que la cloche sonnait à toute volée dans l’air bleu et plein de soleil et dans la brise, embaumée, la corporation acclamait par des cris de joie les nouveaux époux et les couvrait de fleurs. Puis le chef de la corporation se plaçait à la tête du cortège, déployait l’étendard sur lequel les emblèmes de la mendicité étaient représentés par une croix, une besace et une miche : la croix était appuyée sur la besace et couronnée par la miche ! Et, tout en chantant de joyeux refrains, le cortège parcourait les rues de la ville basse et haute.

Rien de plus curieux que cette procession bizarre dont nous allons essayer de faire une courte esquisse. On se fût pensé revenu au temps de la Cour des Miracles qui, comme on le sait, avait été le Paris de la Misère dans le Paris du Luxe et qui, au moyen-âge et jusque sous le règne de François I, avait été comme un État dans l’État. Si, de prime abord, la Cité des Mendiants de la Nouvelle-France parut avoir beaucoup d’analogie avec l’ancienne Cour des Miracles, il est certain qu’elle différait énormément, surtout sous le rapport moral. Elle n’était pas un assemblage de pauvres et de nécessiteux, alliés aux repris de justice, voleurs, meurtriers, tire-laine, ribauds, truands, escarpes ; mais une réunion de miséreux qui respectaient les édits et les lois, pratiquaient les enseignements de la religion et vivaient comme d’honnêtes Citoyens. Il s’y trouvait bien quelques réfractaires et quelques mauvaises têtes, mais ce n’étaient, ni des séditieux ni des hors la loi, et si ces mauvaises têtes avaient l’heur de tenir une conduite répréhensible, elles étaient vite ramenées dans le droit chemin par la corporation.

Durant les hivers on pouvait voir, les dimanches, la population des indigents aller entendre la sainte messe à Notre-Dame des Victoires. Un Père Récollet faisait le sermon, les exhortait à continuer de vivre dans la droiture et leur enseignait à bénir leurs misères au lieu de les maudire. Il importait, en effet, de réconforter cette classe misérable et de tâcher de la retenir ou mieux de l’éloigner d’abîmes en lesquels elle aurait pu s’engouffrer. Méprisée des bourgeois et de la classe ouvrière, bafouée souvent, rudoyée, repoussée, elle aurait pu être portée par esprit de rancune aux séditions ou par découragement aux pires vices ; il fallait donc lui enseigner à dompter ses passions, à vaincre son amour-propre et à souffrir en silence. Elle finit par refouler ses colères, jeter de l’eau sur les feux couvant de la haine, oublier les représailles, puis elle affecta pour les bourgeois le même mépris que ceux-ci affectaient à son égard.

Aussi la résignation de ces miséreux à leurs souffrances fut de tous temps admirable, surtout lorsque la misère allait s’accroître en d’effroyables proportions au cours des années terribles de la Guerre de Sept Ans, alors que les campagnes ravagées et affamées ne pourraient plus leur venir en aide, alors que les cités et les villages s’en allaient à la mendicité après une belle prospérité, alors que toutes les classes de la société se trouvaient réduites à la ration du pain et de la viande. La misère fut inénarrable lorsque les Anglais sous le général Wolfe, en 1759, saccagèrent les paroisses riveraines du Saint-Laurent sur une étendue de trente-cinq lieues, lorsque les navires anglais et les batteries ennemies réduisirent, des hauteurs de Lévis, les cabanes, les masures, les bicoques des pauvres gueux en mille miettes. De ce jour trépassa la Cour des Miracles de la Nouvelle-France. De ce jour les mendiants se dispersèrent par les campagnes pour ne plus revenir. La Cité des Pauvres de la capitale fut anéantie, d’autant plus que sous le régime anglais les mendiants ne furent pas tolérés. D’ailleurs à ces Canadiens il eût répugné de tendre la main à l’ennemi ; eux-mêmes ne furent pas tentés de revenir habiter une ville sur laquelle ne flottaient plus les couleurs de la France.

De ce jour les campagnes se virent donc envahies par ces cohortes de loqueteux, et à ces cohortes se joignirent quantités de paysans ruinés qui furent contraints de prendre la besace et le bâton. Toutefois, durant la reconstruction on vit très peu de mendiants : la plupart aidaient les paysans à relever de leurs ruines les habitations, recevant pour leur travail le logement et la miche. Puis, lorsque la campagne, trois ans après, eut repris sa physionomie d’avant, lorsque les terres recommencèrent à donner de riches moissons, la mendicité reprit la route.

Ce matin de mai de 1752, le cortège qui s’était formé à Notre-Dame des Victoires pour fêter la Besace et célébrer la noce des mendiants, n’offrait nullement un caractère séditieux. La joie éclatait de toutes parts. La population des faubourgs s’était rassemblée là pour assister au départ du cortège, et tout ce monde d’artisans, de bateliers et de pêcheurs acclamait la noce. De temps à autre s’élevait cette acclamation :

— Vive la sainte Besace !

La procession se mit en marche au son des cloches.

Les nouveaux mariés marchaient derrière le porte-drapeau, et le contraste était étrange et fantastique entre l’époux et l’épousée. Lui, portait son costume de tous les jours, c’est-à-dire des loques crasseuses et couvertes de poussière, le bâton à la main et la besace au dos.

Quant aux trois épousées, elles étaient vêtues comme des duchesses : elles portaient des robes de brocart d’argent et d’or. Elles étaient en outre couvertes de pierres précieuses et de bijoux. À leurs oreilles on voyait des pendentifs d’or et de diamant, des joncs d’or à leurs doigts, des bracelets à leurs bras, des colliers à leur cou. Leurs chapeaux étaient garnis de fleurs et de plumes magnifiques. Leurs pieds portaient des souliers à hauts talons. Bref, leur accoutrement aurait porté envie à plus d’une marquise. Et elles étaient belles ces pauvresses qui, aurait-on dit, voulaient parodier les grandes dames de la cour du roi. Leur teint éclatait sous le soleil. Leurs joues roses se veloutaient délicieusement. Leurs rires étaient des rires d’enfants contents. Leurs regards brillaient tout autant que les pierres étincelantes dont elles étaient parées. Elles étaient ravies, heureuses, et les yeux se noyaient dans le bleu du ciel lorsque, de temps en temps, elles semblaient élever leurs âmes pures comme pour remercier le ciel de leur avoir donné des époux de leur choix. Non, elles ne faisaient nulle parodie. Il était d’usage dans la corporation que les jeunes filles, le jour de leur mariage, porteraient des toilettes de prix et lorsque la cérémonie était princesse, le mendiant voulant, tout pauvre et misérable qu’il était, signifier que sa femme devenait reine du foyer conjugal. Ces riches costumes avaient été payés à grands finie, les robes de brocart, les bijoux, les pierres précieuses, les chapeaux, les souliers étaient-ils précieusement enfouis dans un grand coffre de chêne pour n’en être tirés que l’année suivante et pour célébrer d’autres noces.

Derrière les mariés venait toute la gamme des manchots, boiteux, béquillards, borgnes, aveugles, bancroches, bossus, pieds bots cagneux, lépreux et scorbutiques, tous portant la besace et le bâton, comme des gentilshommes auraient porté la cape et l’épée. Les sabots frappaient durement le pavé, les bottes éculées semblaient d’yeux étonnés regarder la fête et le soleil, les guenilles battaient dans la brise, et les loques aux multiples couleurs défraîchies se confondaient curieusement avec les loques ternes et sales. Non moins curieuses surgissaient hors de ces loques des faces émaciées et faméliques, anguleuses et blafardes, avec des lèvres stéréotypées de rictus, des yeux pleins de lueurs fauves au fond desquels, pourtant, se manifestait à ce moment la plus grande joie. Des voix gutturales, criardes, caverneuses, nasillantes, étouffées, sonores, vieilles et cassées, jeunes et fraîches se mêlaient en acclamant les héros de la fête. Des vieillards et des vieilles femmes, marchant appuyés sur des bâtons noueux, boitant, clochant, ricanaient avec des bruits de crécelle. Pieds nus et tête nue, des enfants couraient à travers le cortège et montraient sous leurs guenilles la peau rosée de leur jeune corps. Des jeunes filles au bras de leurs amants portaient avec une sorte de fierté narquoise leurs robes éffiloquées, trouées déchirées tout en chantant des chants d’amour. Sur les femmes et les filles endimanchées des bourgeois et des artisans elles jetaient un regard de dédain, et leurs yeux se posaient avec admiration sur les nouvelles épouses richement parées, et ces yeux semblaient dire à ces filles et femmes de bourgeois :

— Ah ! bien, voyez donc nos mariées… si vous croyez que vos toilettes valent la peine d’être exhibées !

Tout le train-train cahotait, titubait, bavardait, criait, riait, chantait en gagnant la Porte du Palais.

Mais là parut tout à coup une forte troupe de gardes commandée par le Lieutenant de Police.

Le porte-drapeau fut bousculé par les gardes qui lui arrachèrent brutalement les emblèmes de la besace.

Tout le cortège lança un cri de révolte.

— Sus aux manants ! hurla le Lieutenant de Police.

L’épée à la main, les gardes s’élancèrent contre le cortège.

Une clameur de colère emplit le ciel. Tous les bâtons de la mendicité se levèrent contre les épées…

Mais ce ne fut qu’un geste de menace ou de protestation ; puis toute la troupe se débanda sous le choc des gardes, et il se produisit un sauve-qui-peut général. Les premiers, les nouveaux mariés prirent la fuite et allèrent chercher refuge, suivis de femmes et d’enfants, à Notre-Dame des Victoires. Les hommes essayèrent un moment de résister en se servant de pierres et de leurs bâtons, mais les épées et les pistolets eurent l’avantage. La débandade se mit dans leurs rangs et ils se divisèrent en deux groupes : l’un, le plus nombreux, prit la fuite vers les faubourgs ; l’autre, une vingtaine de mendiants au plus, s’élança vers la basse-ville et les baraques sous le Fort. Une dizaine de gardes se ruèrent à la poursuite de ces pauvres gueux, tandis que le reste de la troupe des gardes avec le Lieutenant de Police poursuivait ceux qui avaient déguerpi vers les faubourgs.

Suivons les vingt mendiants et les dix gardes : les premiers s’étaient engouffrés au travers des ruelles étroites et sombres, des impasses et des culs-de-sac. Mais les gardes les tenaient de près, si bien que deux étaient tombés sous les épées.

Les autres, à bout d’haleine et suffoqués par la course, sentaient que tôt ou tard ils allaient tomber sous les coups des gardes qui rugissaient et hurlaient à leurs talons. Mais au moment où ils se ruaient avec un dernier désespoir dans une ruelle étroite et tortueuse aboutissant au mur du cap, un homme surgit tout à coup entre eux et les gardes, et cet homme, armé d’un long bâton ferré, arrêta brusquement ces derniers en leur barrant résolument la route. Puis les dix épées des gardes heurtèrent violemment le bâton ferré. Alors, parmi les mendiants qui s’étaient arrêtés et les gardes, ce nom fut prononcé avec surprise :

— Le mendiant noir !