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Le mendiant noir/08

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (40p. 49-53).

VIII


Après la sortie de Philippe Vautrin, le mendiant s’était abîmé dans ses pensées. Dans la chambre voisine Constance était seule, sa mère s’était retirée dans la petite chambre qu’elle partageait avec son mari. Au travers de la mince cloison qui séparait les deux appartements, Constance avait pu entendre tout ce qu’avait dit à son père Philippe Vautrin. Et maintenant, assise, ou plutôt écroulée sur un escabeau, troublée et agitée, la jeune fille se disait :

— Une sœur !… J’ai une sœur, et je ne m’en doutais pas !… Une sœur malheureuse que je ne connais pas et qui ne me connait point… une sœur jumelle !… Ah ! je veux la voir ! Je veux la sauver !… Elle, la nièce de Monsieur de Verteuil !… Oui, je sais où il demeure. Ma sœur ne peut être sa nièce… je lui arracherai ma sœur ! Oui, j’irai demain… J’irai cette nuit… Oui, cette nuit, quand mon père sera couché ! Il faut que je voie ma sœur… il le faut !

Et Constance se laissa aller dans une profonde rêverie.

Un quart d’heure s’écoula ainsi, puis la jeune fille sursauta sur son escabeau. Elle regarda autour d’elle. Personne. Tout était silence dans la hutte. Une bougie éclairait faiblement la pièce. Constance colla un œil à un interstice dans la cloison : à la clarté d’une bougie vacillante elle vit son père assis dans son fauteuil et paraissait dormir profondément.

Minuit sonna lentement à un beffroi de la haute-ville.

— Oui, j’irai cette nuit, se répéta mentalement la jeune fille qui continuait à suivre le cours de sa méditation.

Puis, fébrilement, et peut-être inconsciemment, elle prit sur un siège son manteau qu’elle y avait jeté à son retour de la haute-ville, s’en enveloppa soigneusement, enfonça le capuchon sur sa tête, et à pas feutrés traversa la pièce en laquelle dormait son père et sortit sans bruit.

Vive et légère, sans peur, elle se jeta dans le dédale de ruelles noires et silencieuses et gagna la Porte du Palais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Constance savait où se trouvait la maison de commerce de M. de Verteuil, à quelques pas du Séminaire. La maison était précédée d’un jardin, et à l’arrière s’étendait un parc. Un peu de côté se trouvaient les magasins avec leurs volets soigneusement clos. Constance n’eut aucune difficulté à trouver ce qu’elle cherchait, et bientôt elle s’arrêtait devant le jardin. À travers les arbres aux feuilles naissantes, elle perçut la forme sombre de la maison. Aucune lumière ne brillait sur la façade. Mais à gauche un rayon de lumière zébrait l’obscurité du jardin. Cette lumière partait d’une fenêtre du rez-de-chaussée. La jeune fille se dirigea vers cette clarté, après avoir franchi la grille de la palissade qui entourait la propriété. Elle s’arrêta peu après non loin de la fenêtre éclairée. Cette fenêtre était fermée et garnie à l’intérieur de rideaux de dentelle, et elle était trop élevée du sol pour y regarder.

Constance demeura à son point d’observation immobile et indécise. Elle écoutait, car une voix d’homme arrivait faiblement jusqu’à elle, et une voix qui semblait résonner avec des accents de colère. Lorsque la voix de l’homme se taisait, c’était une voix de femme qu’entendait Constance, peut-être une voix de jeune fille, une voix entrecoupée de sanglots. La jeune fille, agitée par une émotion interne, tremblait de tous ses membres. Oh ! comme elle aurait voulu voir dans cette maison !…

Elle aurait vu M. de Verteuil dans un salon, debout, livide, furieux, parlant et gesticulant. Effondrée sur un fauteuil, Constance aurait vu en outre, une jeune fille qui pleurait… c’était Philomène.

Au moment où la fille du père Turin arrivait devant la maison du commerçant, voici ce que disait ce dernier d’une voix sourde et grondante :

— Ah ! mademoiselle, je vous le dis, c’est assez ainsi de fugue et de comédie. J’ai été bon pour vous, j’ai agi mieux que bien des pères : mais s’il le faut, dorénavant j’userai de toute mon autorité, je serai implacable. Vous avez consenti d’épouser Gaston d’Auterive, vous l’épouserez ! Je ne permettrai jamais que vous fassiez un scandale qui ferait rire la capitale et tout le pays.

— Si je vous ai promis d’épouser Gaston d’Auterive, répliqua la jeune fille, n’oubliez pas que vous m’avez arraché ce consentement.

— Vous mentez, Philomène. Lorsque je vous ai proposé ce mariage, vous m’avez dit : « Mon oncle, si vous croyez que mon bonheur est dans cette union, je me conformerai à vos désirs ».

— Oui, mais rappelez-vous que j’ai ajouté que je désirais six mois de réflexion avant de donner mon consentement.

— Vous les avez eus ces six mois.

— J’ai réclamé six mois avant-hier lorsque vous avez projeté mes fiançailles.

— Oh ! je sais bien, se mit à ricaner M. de Verteuil, ce qui vous pousse à discuter ainsi, c’est ce Saint-Alvère, cet imposteur qui s’est emparé de vos affections !

— Détrompez-vous, mon oncle, Monsieur de Saint-Alvère ne m’a fait aucune déclaration, et jusqu’à présent je ne l’ai jamais considéré que comme un gentilhomme plein de courtoisie et de respect. Ne le calomniez pas !

— Mais n’est-ce pas Saint-Alvère qui vous a fait revenir sitôt sur vos promesses ?

— Non, la vérité, c’est que je n’aime pas Monsieur d’Auterive, je ne l’ai jamais aimé. En outre, depuis qu’il est question de mariage entre lui et moi, j’ai appris sur son compte des choses qui suffisent pour me faire reprendre ma parole et pour empêcher toute union entre nous.

— Ah ! vous avez prêté l’oreille à la calomnie et à la médisance ?

— J’ai écouté des voix sages, voilà tout !

— Moi, je vous jure que ces voix ont menti !

— Je ne peux pas vous croire.

— Oh ! malheureuse, s’écria Verteuil avec un geste menaçant, ne me poussez pas à la colère !

Et il marcha contre elle le bras levé.

De ses yeux humides et brillants de flammes elle le regarda venir, puis, dit froidement sans bouger :

— Frappez, monsieur, et alors vous m’aurez prouvé bien nettement que vous n’êtes pas mon oncle ! Vous m’aurez prouvé que je ne suis qu’une esclave à vos yeux, une esclave que vous voulez vendre ! Vous m’aurez prouvé encore, monsieur, que mon père existe et que j’ai entendu sa voix cette nuit… tantôt !

— Folle !… ricana lugubrement Verteuil en reculant, agité et tremblant.

— Ah ! vous l’avouez presque, cria la jeune fille dans un délire de joie, que je n’ai pas rêvé… que j’ai entendu la voix de mon père.

— Folle !… Folle !… cria Verteuil, n’as-tu pas compris que cet homme t’appelait Constance ?

— Constance !… répéta la jeune fille en tressaillant et en fouillant fiévreusement son souvenir. Et elle ajouta, comme en se parlant à elle-même : — Oui, peut-être… Oui, j’ai bien entendu prononcer ce nom, Constance ! Je me sentais inanimée, inerte, insensible, et pourtant, un homme me tenait dans ses bras, il me parlait d’une voix douce, et les accents de cette voix m’ont remuée jusqu’à l’âme. Il disait : Ma fille ! Ma fille ! Et la voix de cet homme, me semble-t-il encore, ne m’était pas inconnue.

Tout à coup elle se leva, et tremblante, la voix troublée elle dit à Verteuil qui semblait la couver d’un regard de fauve :

— Monsieur, j’ai toujours pensé qu’un mystère entourait mon existence. J’ai toujours eu le pressentiment que mon père et ma mère vivent. Lorsque je vous ai interrogé sur leur compte, vous ne m’avez donné que des réponses évasives : ou vous m’affirmiez que mes parents étaient morts depuis longtemps. Si encore vos affirmations avaient été appuyées par des extraits mortuaires… Vous m’avez dit que vous étiez mon oncle, et je vous ai cru, bien qu’à la vérité je ne me sentisse jamais pour vous une très grande affection. Vous même n’avez toujours paru me montrer que l’estime réservée qu’on accorde à une étrangère. D’un autre côté, je suis bien obligée d’avouer que vous avez été bon, et je vous ai été reconnaissante. Mais si aujourd’hui cette bonté doit me coûter aussi cher que vous voulez me la faire payer, ce n’était pas la peine, monsieur. Je découvre bien à présent, que vous ne m’estimez pas comme un oncle pourrait ou devrait estimer sa nièce. Eh bien ! je dis que vous n’êtes pas mon oncle ! Je dis que vous m’avez enlevée à mes parents pour je ne sais quel motif ! Je dis que mon père existe… je le sais… je le sens ! Car ce soir il m’a bercée dans ses bras, et j’étais si contente… Monsieur, rendez-moi mon père ! Car vous savez vous-même qu’il existe ; car… Oh ! je m’arrête, tant il me vient des choses affreuses à la bouche…

Épuisée par l’effort énergique qu’elle venait de faire, Philomène s’écrasa sur un fauteuil et se mit à pleurer lourdement.

Verteuil demeurait debout, hagard, épouvanté presque. Une rage effroyable grondait en lui, une rage qu’il essayait de dompter. Il essaya de rire, ce fut un rictus lugubre qui écarta ses lèvres. Il voulut reprendre son sang-froid pour mieux envisager le terrible problème qui, à l’improviste, se dressait devant lui, mais il en fut incapable. Son esprit chavirait. Autour de lui, il croyait voir un gouffre immense se creuser, il sentait venir une catastrophe qui allait l’anéantir, et il n’était pas capable de faire un mouvement pour s’éloigner du gouffre, pour éviter la catastrophe. Et, pour la première fois en sa vie, peut-être, la peur s’emparait de tout son être.

Il sursauta violemment en entendant le marteau de sa porte qu’une main au-dehors heurtait avec impatience.

Il écouta, frissonnant.

À ce bruit, Mlle de Verteuil avait levé les yeux et séché rapidement ses larmes… un espoir fou envahissait son cœur : ah ! si c’était son père qui venait !…

Mais elle vit Verteuil debout devant elle, immobile, et elle lui découvrit un air si effrayant qu’elle détourna les yeux. Et, sans savoir au juste, elle dit :

— On frappe à la porte, monsieur.

Disons ici, que pour des motifs à lui seul connus, Verteuil, ce soir-là, avait donné à tous ses domestiques un congé illimité.

Les paroles de la jeune fille tirèrent le commerçant de sa torpeur. Il tressaillit et murmura :

— Je vais aller voir.

Le heurtoir retentissait encore, et plus durement.

Il prit sur le manteau de la cheminée l’unique candélabre qui à ce moment éclairait le salon, et, regardant sa nièce :

— Attendez-moi, dit-il seulement.

Il passa dans une pièce voisine, gagna le vestibule, et bientôt il ouvrait la porte avec précautions.

Un garde était là, sur le perron, et ce garde lui tendit un pli, disant :

— De la part de Monsieur le Lieutenant de Police.

— C’est bien, mon ami, merci, répondit le commerçant sur un ton qui parut tranquille.

Il referma sa porte et la verrouilla.

Il entra dans la salle attenante à celle où se trouvait Philomène, posa son candélabre sur une table et prit connaissance de la lettre. Voici ce qu’elle disait :

« Mon oncle a signé un mandat d’arrêt contre votre personne. Cette signature, c’est le mendiant noir qui la lui a arrachée ! Je ne peux m’expliquer plus longuement. Tout est mystère. Mais vous voyez le danger autour de vous. Demain matin, au plus tard, fuyez. Pendant ce temps j’éclaircirai le mystère et tâcherai de mettre la main sur ce mendiant noir. Confiez-moi Philomène, elle demeurera au château en attendant que tout soit rentré dans l’ordinaire. »

Gaston.


Le commerçant demeurait figé, glacé… Si glacé, que sa main qui tenait le terrible papier ne tremblait pas. On eût juré qu’il venait d’être changé en statue de pierre. Mais le regard vivait, et il était horrible à voir. Il y avait dans les effluves qui s’en échappaient l’épouvante, la rage, la haine, la vengeance… il y avait du sang.

Ces mots « mandat d’arrêt » — « Mendiant Noir » — « danger » — « mystère » — « Philomène », passaient devant ses yeux comme des jets de flammes. Le gouffre qu’il avait tantôt senti se creuser sous ses pas, il le voyait maintenant presque nettement. La catastrophe, il la palpait pour ainsi dire. Mais d’où venait donc ce coup qui pouvait le frapper mortellement d’instant en instant ? Il ne croyait pas avoir d’ennemis. Ah ! au fait, ce Mendiant Noir, que venait-il faire dans sa vie ?… Un spectre ?… Un revenant ?… Et Turin ? Et Saint-Alvère ?… Ah ! voilà donc les personnages qui, comme à son insu, s’étaient mêlés à sa vie ! Et cet homme, sans qu’il le voulut, regarda tout à coup dans le passé de son existence, et il y vit des choses si terribles qu’il chancela d’effroi ou d’horreur. Il voulut échapper à ces visions…

— Non ! non ! ce n’est pas possible… murmura-t-il. Et pourtant…

Puis, cédant à la rage :

— Ah ! grinça-t-il, les revenants reviennent… eh bien ! tant pis, ils retourneront là d’où ils sortent ! Oh ! je suis un homme à me défendre ! Fuir ?… non ! Je me battrai, je lutterai, je renverrai en enfer les démons qui en sont sortis ! Oh ! finit-il avec accent de haine impossible à traduire, il est toujours dangereux de remuer des cendres qui ne se sont pas éteintes tout à fait !…

Il esquissa un geste vague, mais terrible. Puis il retourna vivement dans le vestibule où à une panoplie, il décrocha deux pistolets qu’il dissimula sous ses vêtements. Cela fait, il regagna d’un pas rude le salon où demeurait toujours Philomène. Là, Verteuil trouva la jeune fille enveloppée dans le manteau dont elle s’était servi pour aller ce soir-là, au Château.

— Ah ! ah ! mademoiselle, où allons-nous donc ? demanda-t-il en ricanant.

— Monsieur, je viens de prendre la décision de m’en aller de cette maison… je vais chercher mon père !

— Ton père !… fit Verteuil en la tutoyant cette fois.

Il se mit à rire sourdement et avec un air méchant.

— Ton père ? reprit-il interrogativement. Eh bien ! c’est inutile, tu ne le retrouveras pas… tu ne saurais le trouver sans moi ! Aussi, vais-je t’y conduire. Néanmoins, écoute, Philomène, écoute-moi bien : je t’ai donné tout ce qu’un oncle pouvait donner à une jeune fille, sa nièce. Tu as reçu l’instruction, tu as été lancée dans la société, tu as été dotée royalement, tu pouvais et peux encore t’appeler Madame d’Auterive, avec une couronne de baron. La beauté la richesse et le rang… qu’est-ce qu’une jeune fille de nos jours peut exiger de mieux et de plus ? Dis… Écoute encore : tout cela, tu le possèdes ! Tu as la beauté de par la nature généreuse, et de par ma générosité tu peux avoir la fortune et le rang. Je dis fortune, oui, car je t’ai dotée de cent mille écus et, à ma mort, je te laisserai l’héritière de tous mes biens. Tu te trouveras à la tête d’un capital de quelques millions, si les affaires continuent à marcher comme elles vont depuis plusieurs années. Décide : veux-tu tout cela, ou bien préfères-tu la misère ?

— Je veux mon père. Lui me donnera l’affection, s’il ne peut me donner la fortune ! répondit énergiquement la jeune fille.

— L’affection !… ah ! parlons-en de l’affection, quand on manque de pain, quand on est réduit à se couvrir de loques, lorsqu’il faut aller tendre la main pour se nourrir ! L’affection… ah ! folle, ce n’est que folie ! L’amour… Folie encore,… Ma fille, il n’y a qu’une chose qui compte : l’argent ! Avec l’argent on achète tout !

— Oui, sourit ironiquement Philomène, on achète l’affection et l’amour…

Elle pensait à Gaston d’Auterive qui simulait ces grands sentiments pour mettre la main sur cent mille écus.

— Oh ! ne ris pas, reprit Verteuil avec aigreur ! Il n’y a de véritable bonheur que dans la possession de la fortune. Autrement, pourquoi serions-nous en ce monde ?

— Pour y acquérir un autre bonheur et dans un autre monde que nous promet notre religion, répondit gravement Philomène.

— Histoires ! railla Verteuil. Légendes ! Vaines promesses ! Mots vides de sens ! Écoute : nous sommes sur cette terre pour nous bien loger et pour nous nourrir il faut de l’argent ! En veux-tu la preuve ? Va entendre les gémissements et les clameurs de ce tas de loqueteux que la faim torture, que le froid supplicie en hiver ! Va écouter leurs imprécations ! Va entendre les malédictions !

— Oh ! ne calomniez pas les pauvres du bon Dieu !

Verteuil éclata de rire.

— Ah ! ah ! ah ! insensée !… Va donc entendre leurs prières à ces mendiants ! Leurs prières ?… Allons donc ! Ils ne cessent de maudire Dieu et l’humanité. Écoute encore : il n’y a pas longtemps, deux mois, peut-être trois mois passés, je m’étais aventuré une nuit dans ce bouge affreux de la misère sous le Fort, au travers de cette masse de huttes, de cambuses et de bicoques sales. Il pouvait être dix heures. Tout était calme et silencieux. Les mendiants, pour ménager le luminaire et le combustible, s’étaient roulés dans leurs guenilles pour demander au sommeil l’oubli de leurs misères. Mais hors de l’une de ces masures je vis filtrer un mince rayon de lumière, une lueur d’enfer, une raie de sang dans la nuit, et j’entendis comme un râlement prolongé. Je me dirigeai vers ce filet de lumière. Il passait entre les deux battants d’un volet. Le carreau de l’unique fenêtre était brisé, on l’avait remplacé par une guenille. Dans cette guenille il y avait un petit trou par lequel je pus glisser un regard dans l’intérieur. Que vis-je ? Un homme, une femme et trois enfants en bas âge. Sur un tas de loques les trois marmots, vêtus de leurs haillons, la figure barbouillée, les mains sales, les pieds plus sales, dormaient. Du reste, c’est l’âge où l’on dort le mieux. Mais la femme, jeune encore, vieillie par la misère, était accroupie devant un maigre feu de fagots. Elle aussi était couverte de haillons crasseux sous lesquels elle grelottait. Sur ce visage de trente ans à peine, je voyais des rides profondes. Dans les yeux cernés et enfoncés sous les orbites je voyais du désespoir, de la haine, du sang peut-être… Elle gémissait et pleurait. L’homme, assis à l’écart sur escabeau, demeurait la tête dans les mains. À ses pieds reposait sa besace vide. Il grelottait aussi sous ses nippes. Et j’entendis ces paroles :

— « Hein ! femme, qu’est-ce que les petits mangeront demain ? Ah ! maudit soit le jour où je t’ai connue ! Maudit soit le jour qui éclaira mes premiers regards, qui entendit mes premiers vagissements ! Maudite soit cette société de goujats et de lâches qui s’emplissent le ventre plus qu’il n’est besoin et ne viennent pas même nous jeter les miettes de leurs tables ! Oui, maudit ! maudit ! maudit ! »

La femme éclata en sanglots, et je l’entendis murmurer d’une voix qui me parut celle d’un damné :

— « Maudit ! maudit ! maudit ! »

— Je ne voulus pas en entendre davantage. Je pris une poignée de louis d’or et, agrandissant le trou de la guenille qui remplaçait le carreau brisé, je la lançai sur le sol de la baraque. J’entendis un bruissement puis un grognement de joie fauve… Puis ce cri fou ce cri que pousse tout homme qui palpe l’or pour la première fois :

— « De l’or ! de l’or ! de l’or !… »

— Je m’enfuis. Comprends-tu maintenant, Philomène ? De l’or !… Oui de l’or avant tout… le reste après !

Verteuil ricana longuement avec un accent sinistre.

Il fut soudain interrompu par l’éclat d’une voix forte qui retentit dehors :

— Alerte, gardes !… Au Mendiant Noir !…

Le commerçant exécuta un bond d’effroi.

Aussitôt du jardin des cris féroces montèrent.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Philomène avec émoi, qu’est-ce qui se passe !

Un vif cliquetis d’épées se fit entendre, puis deux coups de feu résonnèrent.

— Une bagarre !… souffla Philomène, épouvantée.

— Tuez ! Tuez sans pitié ! sans merci… hurla une voix de stentor.

Philomène voulut aller à la fenêtre.

— Arrête ! rugit Verteuil.

Il repoussa brutalement la jeune fille, puis il souffla les trois bougies du candélabre.

À ce moment une autre voix retentissait, mais une voix que Philomène et Verteuil crurent reconnaître :

— Holà ! Maubèche !

— La voix de Saint-Alvère !… murmura la jeune fille avec un tremblement de joie et d’espoir.

— Saint-Alvère !… Le Mendiant Noir !… gronda Verteuil.

En même temps le souvenir du message de Gaston d’Auterive brûla sa pensée.

Les épées cliquetaient toujours, claquaient… On entendait nettement les jurons, les cris, les vociférations de haine et de rage.

Verteuil fut pris de peur. Dans l’obscurité du salon il distinguait vaguement la silhouette de sa nièce. Il courut à elle, la saisit et, se penchant à son oreille :

— Écoute, Philomène, souffla-t-il, on vient pour…

Il s’interrompit net. Puis il reprit :

— Eh bien ! parle : veux-tu encore ton père ou…

— Je veux mon père !

— Soit, je vais t’y mener, viens !

L’accent de Verteuil avait quelque chose de si mordant, de si cruel, que la jeune fille jeta un faible cri d’effroi.

Le commerçant saisit une de ses mains, l’entraîna hors du salon, puis dans le vestibule où il ouvrit une porte qui descendait à la cave. Il descendit rapidement, soutenant la jeune fille. Il traversa la cave, puis ouvrit une porte basse et étroite pratiquée dans la maçonnerie des fondations. Cette porte ouvrait sur le parc à l’arrière de la maison. Il entraîna la jeune fille, oubliant de refermer tout à fait la porte.

La bataille se poursuivait avec acharnement dans le jardin et sur la rue.

Tout à coup, non loin de là, un cri de femme s’éleva dans la nuit, un cri désespéré.

Philomène jeta aussi un cri déchirant pour répondre au cri de l’inconnue.

Verteuil lui posa une main brutale sur la bouche, puis il la souleva dans ses bras et s’élança dans une course rapide vers un côté de la palissade, enfonça une grille et se rua vers la Porte du Palais.

À la minute précise une voix retentissante appelait :

— Maubèche !…

— Une autre voix répondit :

— Maître, présent !…