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Le mendiant noir/14

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (40p. 70-72).

XIV

CE QUI EN EST L’ÉPILOGUE


Un mois après les événements qui précèdent, c’est-à-dire jeudi, 15 juin 1753, pour la seconde fois la chapelle de Notre-Dame-des-Victoires retentissait de chants joyeux, puis de l’intérieur s’échappait une foule exubérante qui acclamait deux nouveaux mariés.

C’étaient Philippe Vautrin, sieur de Chaumart, et Philomène de Verteuil. Nolet et Maubèche suivaient. Puis venait toute la corporation des mendiants, toute la gueuserie besace au dos. Vautrin lui-même portait la besace sur sa cape noire. Durant deux heures toute l’escorte défila par les rues principales de la haute-ville, puis elle alla reconduire les nouveaux époux à leur maison.

Et jamais le ciel n’avait été plus beau et jamais brise plus odorante n’avait soufflé sur la cité en liesse, et durant tout ce jour les cloches carillonnèrent, les chants s’envolèrent dans l’espace ensoleillé, et, chose curieuse, pour la première fois la Besace fraternisa avec la Bourgeoisie.

La noce s’acheva le soir par un grand bal à la résidence des nouveaux mariés. La maison éclata de lumières et de musiques, la mendicité, dans ses loques, se pressa avec ivresse dans les salons luxueux. Et pour la première fois encore, au lieu du gueux guettant et surveillant, dans la nuit la fête de la noblesse et de la bourgeoisie, ce fut la noblesse qui dehors assista à la fête ; car les mendiants avaient eu les premiers le privilège d’entrer dans la maison qui se trouvait trop petite pour contenir toute la population. Car, de fait, toute la population de la cité était réunie là, dedans et dehors…

Pourtant, à cette fête il est des personnes de notre récit qui n’y participèrent pas : nous voulons parler de Nolet et de sa fille Constance. À cause de leur deuil tout récent ils s’étaient abstenus de venir au bal ; ils s’étaient bornés à assister à la messe de mariage le matin et à faire leurs souhaits de bonheur aux nouveaux époux pour aller se renfermer ensuite dans leur baraque de la Cité des Mendiants.

Philomène, cependant, avait voulu retenir la fille du mendiant.

— Constance, avait-elle dit, je vous demande de venir vivre avec nous, voulez-vous ?

Pâle et troublée, la jeune fille avait répondu :

— Madame, je dois rester avec mon père !

Mais Philippe était intervenu à son tour :

— Nolet, venez faire maison commune avec nous, je vous en prie de même que Philomène en prie Mademoiselle Constance !

— Plus tard, peut-être ! répondit Nolet avec un sourire triste. Vivez maintenant de votre joie, monsieur Philippe, nous nous avons un deuil avec lequel nous voulons demeurer au moins une année. Après… eh bien ! Dieu décidera !

Le soir de ce jour, le père et la fille demeuraient renfermés dans leur cabane de la Cité des Mendiants où tout était désert et silence.

Vers les neuf heures, alors qu’on entendait descendre de la ville haute les bruits de la fête, quelqu’un frappa à la porte de l’ancien mendiant.

Nolet alla ouvrir. Il aperçut dans l’ombre un personnage qui se tenait debout et immobile. D’abord, il ne le reconnut pas.

— Désirez-vous me voir, monsieur ? interrogea-t-il.

— Si vous permettez, monsieur Nolet.

— Entrez !

L’inconnu obéit. Alors la clarté d’une lampe éclaira le personnage. Nolet tressaillit. Constance se leva vivement, et murmura, confuse et rougissante :

— Monsieur le Lieutenant de Police !…

Oui, c’était Gaston d’Auterive. Mais non plus ce jeune homme hautain, élégamment vêtu, dominateur ; mais un jeune homme au sourire doux et triste, vêtu de velours noir, sans ornements, sans épée.

— Monsieur, dit-il à Nolet, après s’être incliné devant Constance, me permettrez-vous de vous entretenir quelques instants ?

— Daignez vous asseoir, monsieur, répondit Nolet en offrant un siège à son visiteur. Puis il fit signe à Constance de se retirer.

— Pardon, monsieur ! reprit d’Auterive. Je désire que mademoiselle demeure ; car ce que j’ai à vous confier l’intéresse autant que vous-même.

Constance, qui s’était levée, se rassit, intriguée, et regardant le Lieutenant de Police avec des yeux brillants, mais dans lesquels il n’y avait ni rancune ni mépris.

— Je dois vous dire d’abord, commença le jeune homme, que je ne suis plus Lieutenant de Police, je me suis démis de mes fonctions. Ensuite, par le testament de mon oncle, Monsieur de la Jonquière, j’hérite cent mille livres et un beau domaine en Louisiane…

Il s’interrompit pour regarder profondément Constance. La jeune fille baissa les yeux, troublée par un pressentiment qui la bouleversait depuis un moment.

D’Auterive poursuivit :

— Monsieur Nolet, j’ai commis bien des fautes, je m’en accuse et m’en repens. Je me rappelle qu’une nuit, par une méprise extraordinaire et une coïncidence inexplicable, je me suis trouvé en présence de mademoiselle, et sa beauté et sa bonté m’ont touché. Depuis, je n’ai cessé de penser à elle, et ce soir je suis venu lui offrir ma main et mon nom. Si elle accepte, je m’engage à en faire la plus heureuse des femmes : si elle refuse, je vous demanderai, à vous, monsieur, et à vous, mademoiselle, d’oublier à tout jamais cette démarche que j’entreprends.

Un silence se fit.

Nolet regardait le jeune homme avec stupeur ; puis il considérait sa fille qui, rougissante, belle à ravir dans ses vêtements de deuil, demeurait paupières baissées et mains jointes sur ses genoux.

— Monsieur, dit enfin l’ancien mendiant, votre démarche m’honore, je crois que vous êtes un gentilhomme qui ferez honneur à votre rang, et je sais que vous appartenez à une famille très distinguée ; mais, je n’ai rien à dire ni à décider : ma fille est libre et de sa main et de son cœur !

Gaston d’Auterive reporta ses regards anxieux sur Constance qui venait de relever ses yeux de saphir au fond desquels se miraient toutes les délicatesses de la jeune fille et toutes les vertus d’une âme neuve et exquise. Elle regarda le jeune homme et le trouva beau, élégant, et elle crut lire qu’il était sincère. Au reste, depuis qu’elle l’avait vu au château, incident qu’elle n’avait pas raconté à son père, elle en avait gardé un souvenir qui n’avait eu rien de mauvais, car le jeune homme avait été poli et courtois à son égard. Maintenant qu’elle le voyait mieux, elle se sentait attirée vers lui par une douce sympathie. Elle sourit, et franchement, sans timidité, elle répondit :

— Monsieur, je suis tout aussi honorée que mon père. Mais je ne peux, prise à l’improviste que je suis, vous donner une réponse immédiate. Et puis, songez que nous sommes en deuil, et que…

— Mademoiselle, interrompit Gaston d’Auterive, j’ai omis de vous dire que je vous laisserai un an, deux, si vous voulez, pour prendre une décision.

— Je vous suis bien reconnaissante, monsieur, pour votre délicatesse. Mais je ne vous demanderai que six mois pour vous rendre la réponse, puis au bout d’un autre six mois…

— Ah ! mademoiselle, s’écria le jeune homme emporté par la joie, me laissez-vous donc un espoir ?

— Oui, monsieur… mais pas plus qu’un espoir… sourit doucement la jeune fille.

— Ah ! merci, mademoiselle…

Et comme s’il se fût trouvé à la cour du roi devant quelque grande marquise, le jeune homme mit un genou en terre, prit la main de la jeune fille et la porta respectueusement à ses lèvres.

Et se relevant, il dit, éclatant de joie :

— Dans six mois je reviendrai chercher la réponse à mon bonheur… Adieu !

Et, comme on le pense bien, au printemps de 1753, Constance Nolet, la fille de l’ancien mendiant, devenait l’épouse de Gaston d’Auterive, neveu de feu le Marquis de la Jonquière.

La fête fut si belle, que la décrire serait hors de nos aptitudes. Et là, pour tous ces personnages commençait un autre roman que nous laissons au lecteur de suivre de sa propre imagination.


FIN