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Le procès de Marie-Galante (Schœlcher)/

La bibliothèque libre.
E. de SOYE & Cie (p. 9-21).


CHAPITRE II.

La prétendue conspiration des mulâtres de la Guadeloupe.


§ 1er. — accusations


Pour faire comprendre la marche adoptée par les rétrogrades, il suffit de citer le langage que tenaient leurs journaux. Les extraits suivants donneront une idée de la violence avec laquelle ils poursuivirent la confection de ce fameux complot.

« Disons-le hautement, publiait le Commercial du 7 juillet 18419, et que l’autorité coloniale et la France l’entendent. Il existe dans les colonies une vaste et mystérieuse organisation antisociale, ayant pour but l’expulsion par l’intimidation, et s’il le faut par la violence, de tout ce qui pense, travaille, possède et vit honnêtement : la tête est à Paris, les bras et les instruments au milieu de nous. Le plan de ces conspirateurs est simple comme le communisme dont ils sont les apôtres. »

De son côté, après avoir exposé « que les événements qui se sont accomplis ne sont pas, comme on essaie de le faire croire, un accident fortuit, le produit d’une irritation née exclusivement de la crise électorale, » l’Avenir du 7 juillet poursuit en ces termes :

« Ce qui se passe parmi nous a une autre origine et vient de beaucoup plus loin. Nous l’avons déjà dit : C’est l’explosion d’un vaste complot, organisé depuis longtemps, sous les auspices, à l’instigation et pour le plus grand profit de certains hommes, dont nous avons de tout temps surveillé et quelquefois pénétré les machinations. » Tel était le langage des écrivains de la conciliation.

Au reste, dès le 30 juin, au moment où les événements de Marie-Galante étaient à peine connus à la Pointe-à-Pitre, le Commercial avait représenté les noirs comme « les instruments d’hommes qui rêvaient l’exclusion de la race européenne et leur substitution à celle-ci, » et les adversaires de l’émancipation, soit aux colonies, soit en France, de bonne ou de mauvaise foi, s’étaient hâtés de propager et de commenter cette heureuse découverte ! Dans une pétition adressée à M. le Président de la République, les négociants, armateurs, capitaines au long cours et colons résidents du Havre, allèrent même jusqu’à dire : « La Guadeloupe est en pleine anarchie, le sang a coulé à flots ; l’incendie, allumé sur un grand nombre de points à la fois, éclaire des scènes de massacre, des tueries inconnues parmi les hordes qui habitent les contrées les plus sauvages. » (Courrier du Havre, 28 juillet 1849).

Enfin, quand la nouvelle du 13 juin parvint aux colonies, les organes de l’aristocratie s’en emparèrent avec frénésie pour en faire un thème d’accusations extravagantes contre la classe qu’ils voulaient perdre.

« La concordance des événements du 13 juin à Paris et de ceux des 18, 19, 26 et 27 juin à la Guadeloupe, dit le Commercial du 14 juillet, est un terrible témoin contre vous et contre celui (M. Schœlcher) qui vous dirige dans vos coupables intrigues. Patience ! Ce mot qu’il vous a adressé résume tout le complot ; la conspiration était fomentée à Paris, pendant qu’on essayait, mais en vain, de la faire réussir ici. » Le Courrier de la Martinique est plus explicite encore. Dans l’aveuglement de sa passion, il accuse M. Mestro, directeur des colonies, et M. l’amiral Bruat, gouverneur général des Antilles, d’être les complices de la conjuration qui aurait éclaté à Marie-Galante ; il n’épargne pas même M. Tracy, qui venait cependant de donner « une mission de conciliation » à un homme qu’il savait décidé à combattre les candidats regardés, à tort ou à raison, par la majorité aux colonies, comme personnifiant les intérêts de l’émancipation. « Il y aurait danger, dit-il, dans son numéro du 18 juillet 1849, danger pour l’avenir, et un avenir prochain peut-être, à ce que tout ce qui s’est passé soit mis sur le compte des élections, soit attribué à ces accès violents, mais éphémères, de la fièvre électorale. N’oublions jamais que le gouvernement de la Guadeloupe a déclaré, dans son rapport officiel, que la révolte était organisée de longue main, et que les élections n’en ont été que le prétexte.

« Le mouvement colonial est venu de loin ; il a été préparé de longue main.

« La substitution en est toujours le but ; les fonctionnaires publics en ont toujours fourni une partie du personnel ; le plan a consisté, encore cette fois, à exterminer par le fer, à ruiner, décourager et désespérer par le feu, à exiler par la terreur tous les propriétaires et les honnêtes citoyens. Le reste est de facile exécution.

« Pourquoi le colonel Fiéron a-t-il été brusquement enlevé au gouvernement de la Guadeloupe ? Parce qu’il en a expulsé, d’urgence, des agitateurs soutenus par la Montagne. Le colonel Fiéron était un homme dangereux pour le gouvernement qui se constituait en France dans les clubs et les sociétés secrètes. Il faisait son devoir, lorsque le ministère de la marine l’a enlevé à la Guadeloupe. Il a donc été enlevé de cette colonie, parce qu’il gênait certains Montagnards, en faisant son devoir.

« La circulaire (cette circulaire est de M. l’amiral Bruat) qui a défendu aux fonctionnaires publics de se mêler d’élections, cette circulaire, qui parle d’élections tout haut et entendait sans doute autre chose tout bas, elle est du cru de la direction des colonies. Qu’on dise le contraire ! »

Ainsi, voilà qui est constant : non-seulement il y a eu, à la Guadeloupe, des tueries inconnues parmi les hordes les plus sauvages, mais les mulâtres étaient les instigateurs de ces massacres, les complices de M. Schœlcher, dans un complot ayant pour but l’extermination des blancs ! C’est avec de semblables inventions, d’autant plus odieuses que personne n’y croit moins que leurs auteurs ; c’est avec de semblables inventions, chaque jour ressassées pendant des mois entiers, que des pervers sont parvenus à compromettre toute une classe de leurs concitoyens et nous.

Par des assertions de cette nature, on peut juger à priori de la moralité du procès intenté à la classe de couleur. Massacres, tueries, extermination des blancs, incendie, conjuration, etc., etc., et pas un blanc, pas un seul n’a été tué ! Cinq seulement ont été blessés légèrement, par des piques de bois ou des pierres ; enfin, le chef de complot a été abandonné par le ministère public lui-même, comme on le verra tout à l’heure !

Cependant, lorsqu’on songe que tant d’aberrations ont été soutenues par les autorités elles-mêmes, par MM. les gouverneurs Favre et Fiéron, par M. le directeur de l’intérieur Blanc ; que soixante-neuf innocents, sur cent cinquante prévenus, sont restés une année entière sous les verrous, à attendre que la vérité se fît jour, on ne peut trop déplorer les préventions des principaux fonctionnaires de la Guadeloupe. En agissant ainsi, n’obéissaient-ils pas, sans en avoir conscience, aux réquisitoires des honnêtes écrivains du Courrier de la Martinique, du Commercial et de l’Avenir, qui, s’ils eussent été juges, auraient condamné infailliblement, à titre de complices, MM. Tracy, Mestro, Bruat, aussi bien que nous-même ?


§ 2. — les accusations de complot ne sont pas neuves aux antilles.


Ces mortelles divagations ne sont pas neuves ; l’histoire coloniale est pleine d’intrigues homicides, qui commencent par une dénonciation et finissent à l’échafaud. C’est à la suite d’accusations semblables que la main du bourreau écrivit les dates de 1823, 1831, 1834, dans les sombres annales de la Martinique et de la Guadeloupe. L’extermination de la classe blanche ! tel a toujours été le prétexte des plus sanglantes exécutions, et jamais cependant aucun blanc n’a perdu la vie dans ces complots imaginaires. Ce n’est pas nous qui le constatons le premier. Il y a vingt ans, en 1831, un colon de la Martinique, dont ses compatriotes firent aussi un chef de conjuration méditant le massacre de ses frères, parce qu’il avait voulu avancer d’un pas, M. Th. Lechevalier, qui depuis a fait assez connaître s’il était l’ennemi des colons, s’exprimait ainsi :

« En 1823, à l’occasion d’une brochure qui circula dans le pays, les blancs virent l’orage grondant sur leurs priviléges, et, au lieu d’avoir recours à la conciliation, dans une lutte qui devait tourner à leur désavantage, par la position nouvelle où était la métropole, ils eurent recours à leurs vieilles armes, la vengeance, l’injustice et la calomnie…

« On prétexta un complot ; on fit croire facilement aux créoles, disposés à saisir toutes les occasions de satisfaire leur haine contre les mulâtres, que ceux-ci avaient résolu de massacrer la population blanche ; que la police coloniale tenait le fil d’une trame sourdement ourdie par eux. Cette malheureuse classe d’hommes eut alors son temps de terreur. »

Plus loin, nous lisons encore, à propos de 1831 :

« La classe blanche ne voyait partout que ses privilèges à ressaisir ; elle autorisa le désordre ; elle l’encouragea, pour l’attribuer ensuite à l’incompatibilité de l’ordre dans les colonies, avec l’égalité accordée aux gens de couleur. On vit de l’indécision chez M. le gouverneur, et l’on crut que l’ordonnance n’était pas tellement définitive, qu’on ne pût la faire rapporter ; tous les moyens étaient bons pour cela, etc.[1] »

À la suite de cette agitation, M. Th. Lechevalier expose que cent soixante-quinze individus furent impliqués dans un complot dont le but était, alors comme aujourd’hui, de porter le pillage, la dévastation et le massacre dans la colonie. Vingt-six accusés furent envoyés à l’échafaud. Seize de ces malheureux étaient simplement déclarés coupables de résistance à la force publique, dans un conflit où pas un blanc n’avait été blessé, pas un !

Le procès de la Grand’-Anse (Martinique) présente les mêmes caractères, comme on le peut voir dans les feuilles publiées en 1834, sur cette affaire, par M. Gatine, avocat à la Cour de cassation :

« Cent soixante-treize individus mis en inculpation ;

« Quatre-vingt-sept renvoyés devant les assises, subissant des débats de trente jours, et pendant tout ce temps traversant la ville de Saint-Pierre menottes, attachés avec une corde qui passait du premier au dernier, environnés de la force armée, au milieu des cris de joie des blancs.

« Puis au jour suprême, en un seul jour, par le même arrêt :

« Quinze condamnés à mort ;

« Six aux travaux forcés à perpétuité ;

« Vingt-cinq jouissant du bénéfice de l’art. 100 du Code pénal, comme l’a dit M. le procureur général Nogues, c’est-à-dire exclus à perpétuité de la colonie, arrachés pour toujours à leur pays, à leurs femmes, à leurs enfants !

« Le reste, ou condamnés à mort par contumace, ou placés sous la surveillance de la haute police ; tous ruinés par la captivité, la séquestration de leurs biens et les frais énormes du procès.

« Une commune entière dépeuplée par la justice ; ceux qui n’ont pas été frappés personnellement obligés de s’expatrier ; les familles fuyant aux îles étrangères devant la terreur qui désole leur pays ; une mère, une malheureuse mère, restée seule avec ses huit enfants, veuve de son mari, Léandre Barthélémy, condamné à mort par contumace ; veuve de son fils aîné, Barthel, condamné à mort ; veuve de son second fils, Saint-Rose, mort dans les prisons ; veuve de son père, Misely, condamné à mort par contumace ; veuve de son neveu, Laville, fusillé lorsqu’il cherchait à fuir !

« Voilà la statistique effrayante que put dresser M. le procureur général Nogues, en transmettant les pièces en France.

« Faut-il, pour ajouter encore à ce tableau de désolation, rappeler les exécutions militaires qui suivirent l’arrestation de tous ces malheureux ? Huit d’entre eux percés de balles à travers les grillages de leur prison, sur l’habitation Bonafon ; la famille Maurice, fusillée le 3 janvier ou égorgée à la baïonnette dans son domicile, pour avoir refusé de l’ouvrir pendant la nuit à la force armée ; partout des actes de violence contre les personnes et les propriétés des mulâtres ; partout l’anathème aux vaincus, le væ victis des barbares et des sauvages.

« N’oublions pas, continue plus loin M. Gatine, que le but du complot annoncé à chaque page de l’accusation était de massacrer toute la population blanche et de faire de la Martinique un nouveau Saint-Domingue. Eh bien ! le seul quartier de la Grand’-Anse s’est levé, et dans le cercle étroit où l’insurrection s’est circonscrite, maîtresse du pays pendant trois jours, armée pour un massacre général, pas un blanc n’a péri ! pas un n’a été tué, ni blessé ! »

On le voit, l’histoire coloniale est riche en inventions de complots et en supplices. C’est pourtant avec des antécédents de ce genre qu’une faction, qui n’a rien appris et rien oublié, ose porter d’exécrables accusations contre les émancipés de 1848, traite de barbares les noirs et les mulâtres, dit que nous avons du sang aux mains et au front, et prétend représenter la civilisation !


§ 3. — l’autorité est la première à propager l’idée de l’existence d’un complot.


Quelque monstrueux que cela paraisse, ce qui se comprendra moins encore, c’est que le gouvernement de la Guadeloupe ait contribué à accréditer les hideux mensonges de ces contempteurs de la liberté. Comment n’a-t-elle pas été éclairée par les enseignements du passé ? L’exaspération politique explique peut-être la polémique furibonde des organes des préjugés qui ont survécu à l’esclavage, mais la conduite des fonctionnaires coloniaux, à la suite des événements de Marie-Galante, comment l’expliquer ? Que l’on en juge sur pièces.

Le rapport suivant, inséré par M. Blanc, directeur de l’intérieur, et M. Favre, gouverneur, dans la Gazette du 6 juillet, montre quels sentiments les animaient. Ce rapport est la première pièce officielle des procès de tendance faits à la majorité électorale ; c’est la base des accusations répétées par les journaux honnêtes et modérés de France. Voici comment il y est rendu compte des événements :

« C’est à la mairie du Grand-Bourg (campagne), sur l’habitation et dans la maison du maire, servant de maison commune et de lieu de réunion pour le collège électoral, que les désordres ont éclaté. Le dimanche 24, jour de l’ouverture du scrutin, tout s’était passé avec calme et tranquillité. Le lendemain 25, la plupart des électeurs qui avaient voté la veille se rendirent de nouveau à la réunion électorale. Ceux qui n’avaient pas encore voté déclaraient qu’ils ne déposeraient leurs bulletins qu’à l’arrivée de leur chef. Dès que l’individu qu’ils désignaient ainsi parut au milieu d’eux, il fut entouré par un groupe considérable. Sur la dénonciation des manœuvres auxquelles il se livrait, le maire ordonna son arrestation. »

Après avoir avancé « que les cultivateurs n’attendaient qu’une occasion, le rédacteur officiel fait le récit de leurs tentatives pour obtenir l’élargissement du prisonnier, et termine ainsi :

« Les révoltés, voyant qu’il leur était impossible d’entamer les troupes, prirent la fuite. On vit alors simultanément, sur divers points de l’île, surgir une multitude de malfaiteurs armés de piques semant partout l’incendie, le pillage et la dévastation.

« Tout porte à croire que la révolte était organisée de longue main, et que les élections n’en ont été que le prétexte. Il faudrait chercher la véritable cause de ces déplorables malheurs dans les funestes doctrines propagées parmi les noirs. C’est en faisant luire aux yeux de ces malheureux la coupable espérance du partage des terres qu’on est parvenu à exciter en eux toutes les mauvaises passions. »

Quoi ! l’autorité elle-même le constate, « tout s’était passé, le premier jour, avec calme et tranquillité, » les électeurs noirs ne se sont émus qu’en voyant arrêter un distributeur de bulletins qu’ils attendaient, et elle vient dire, avant la moindre information : « Tout porte à croire que la révolte était organisée de longue main ! » N’est-ce pas dépasser la doctrine du véhément soupçon appliquée aux condamnés de 1824 à la Martinique ?

Quant aux promesses de partage des terres, il est trop vrai que les très-honorables auteurs du rapport en parlent, non-seulement avant toute espèce d’information, mais encore sans aucun fondement, bien mieux sans le moindre indice. La preuve, c’est que l’instruction, malgré ses recherches, n’a rien révélé à ce sujet ; c’est que, pendant les débats des différents procès, le ministère public ne s’en est point occupé une seule minute, et qu’enfin pas un témoin n’y a même fait allusion. Pourquoi donc produire cette accusation ? Avait-on besoin de l’épouvantail du communisme pour faire mieux croire à l’existence du complot imaginaire et obtenir ainsi à tout prix ce que l’on désirait, l’annulation des élections ?

Le parquet dirigé par MM. Baffer et Mittaine, à qui succéda M. Rabou, se trouve d’accord avec le gouverneur pour assurer l’existence du complot. Il évoque toutes les affaires de l’élection nées et à naître, et il entame une immense procédure dans laquelle il confond des événements passés à différentes époques sur des lieux différents comme corrélatifs, partant d’un même point et allant au même but. Les scènes qui eurent lieu à la Gabarre sont du 16 juin, celles de Sainte-Rose du 17, celles du Port-Louis du 20, celles de Marie-Galante du 25 (elles marquent les étapes de l’agent électoral de la minorité), et le ministère public propose d’envelopper tous les prévenus dans une seule et même poursuite ! — Si la Chambre d’accusation n’avait pas elle-même disjoint les diverses causes, la conspiration si bien machinée par messieurs du Courrier, de l’Avenir et du Commercial, était démontrée, et le triage des assesseurs aidant, les fastes judiciaires de la Guadeloupe n’auraient eu rien à envier à ceux de la Martinique.

Dans le rapport officiel, les choses semblent disposées de façon à dissimuler le véritable caractère des événements. On y trouve énumérées avec un soin extrême les habitations dévastées, mais on ne dit pas un mot des nègres tués auparavant. Pourquoi ce fait sanglant échappe-t-il tant au gouverneur qu’à l’instruction écrite ? pourquoi ne s’en est-on pas même enquis aux débats ? L’un des défenseurs, Me Pory-Papy, a porté le chiffre des morts à cinquante, d’autres à cent. Cinquante, cent morts dans une émeute d’hommes désarmés !! Nul doute, comme l’a dit Me Papy, que cette fusillade de noirs venus, sous la garantie de la loi, exercer leur droit électoral, n’eût pesé comme circonstance atténuante dans les plateaux de la justice punissant les dévastateurs ; nul doute qu’elle n’eût éveillé au sein de la métropole les sentiments d’humanité qui ont de si profondes racines en France.


§ 4. — partialité en faveur de trois blancs accusés du meurtre d’un noir.


Le fait que nous allons rapporter permettra d’apprécier les sentiments qui animaient le parquet et l’administration. Le 20 juin, lorsque l’agitation de la veille fermentait encore partout à Marie-Galante, trois blancs. Guillaume (Henri), Sauvaire (Oscar), Ludolphe, assassinent un pauvre nègre inoffensif nommé Jean-Charles. Le ministère public reste d’abord inactif ; mis en demeure par un procès verbal que dresse et que lui transmet le commissaire central, M. Babeau (mulâtre enlevé depuis à ces fonction), il commence une instruction : mais les meurtriers avertis avaient eu le temps de prendre la fuite. Six mois se passent ; enfin, le 15 janvier 1850, au moment où la Chambre d’accusation allait rendre son arrêt de renvoi devant les assises, touchant les prévenus de couleur, le second substitut du procureur général, M. Poyen, requiert le non-lieu à l’égard des accusés blancs. Le réquisitoire se fondait, entre autres raisons, sur celle-ci : « Attendu, s’il est vrai que Jean-Charles est décédé sur l’habitation des Basses dans les derniers jours du mois de juin, que la procédure ne révèle pas suffisamment que cette mort ait été la suite d’un crime ; que les nombreuses contradictions qui existent dans la déclaration d’un des témoins sont de nature à faire naître des doutes sur le fait en lui-même alors surtout qu’il est constaté par des lettres écrites par les trois personnes désignées comme ayant pris part à ce prétendu meurtre, que celle dénoncée comme l’auteur principal de ce crime n’aurait fait aucun usage de ses armes, etc. »

Ainsi, le substitut du procureur général accepte comme des preuves à décharge les témoignages contenus dans des lettres écrites par les inculpés eux-mêmes, pour se disculper ! On verra plus loin que le procureur général procède autrement à l’égard des accusés noirs, et qu’en pleine audience il taxe de mensonges leurs dénégations. Ce rapprochement n’est pas le trait le moins saillant de la manière dont la justice s’administre aux colonies. Est-ce donc à la couleur de la peau que se distingue un innocent d’un coupable ? Mais devant les motifs énoncés dans l’arrêt de la chambre des mises en accusation, il ne peut plus rester de doute sur la valeur des doctrines de M. Poyen. Voici cet arrêt, portant la date du 1er février 1850. Que l’on compare et que l’on décide !

… « En ce qui est du meurtre du noir Jean-Charles :

« Attendu qu’il résulte encore des pièces de l’instruction charges suffisantes contre Guillaume Henri, d’avoir, dans la journée du 26 juin, et près des cases à nègres de l’habitation des Basses, tenté de commettre un homicide volontaire sur la personne de Jean-Charles, en tirant sur lui deux coups de fusil, dont celui-ci ne fut cependant pas atteint, tentative manifestée par un commencement d’exécution, et qui n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur, ce qui constitue le crime prévu, etc.

« Attendu qu’il résulte aussi contre Oscar Sauvaire et Ludolphe, charges suffisantes de s’être rendus complices de la tentative d’homicide, etc.

« Attendu qu’il résulte encore charges suffisantes contre Oscar Sauvaire, d’avoir, le 26 juin, commis volontairement un homicide sur la personne de Jean-Charles, en tirant sur lui un coup de pistolet, après lequel il tomba presque immédiatement, etc. ; qu’il résulte contre lesdits Guillaume Henri et Ludolphe charges suffisantes de s’être rendus complices de cet homicide commis volontairement… Ordonne la mise en accusation desdits, et les renvoie devant la Cour d’assises de la Pointe-à-Pitre, pour y être jugés, par arrêt séparé, sur les faits à eux imputés. »

Est-il besoin de faire ressortir tout ce que cette pièce, rapprochée du réquisitoire de M. Poyen, a de significatif ?

Pendant que les nouveaux libres étaient incarcérés sur un simple soupçon, de quels ménagements n’usait-on pas envers trois blancs accusés de meurtre ? Aux uns, on imputait d’affreux projets, tandis qu’on niait presque le crime des autres, bien que la prévention reposât sur l’élément de preuves le plus irrécusable, la matérialité, le corps même du délit ! Si l’on requérait à l’égard des premiers gardés en prison, c’était afin d’obtenir une condamnation ; quant aux seconds, bien loin de là, c’était pour les soustraire au jugement, alors même que leur fuite semblait ajouter aux charges de l’accusation. Ainsi, trois coups de feu tirés sur un nègre par trois blancs laissent des doutes sur le genre de mort de ce malheureux : le magistrat chargé de poursuivre d’office les crimes et délits n’intervient que pour conjurer la rigueur de la loi, et il faut que la Chambre d’accusation passe outre pour que la justice suive son cours ! Est-ce assez éloquent, et peut-on s’étonner après cela que M. Poyen (colon d’ailleurs) ait été, en récompense de sa loyale conviction, nommé tout récemment, par M. Romain-Desfossés, procureur de la République à Saint-Pierre, l’un des premiers sièges des Antilles !

Lorsque les fonctionnaires les plus élevés de l’ordre judiciaire commettent de telles erreurs, quelle confiance peut-on avoir dans leurs appréciations ? Un des côtés les moins étranges de cette lutte de castes est de n’avoir vu sur le banc des accusés que des figures noires et jaunes ! Si de tels contrastes échappent aujourd’hui aux préoccupations de la France, une place leur revient dans l’histoire impartiale des colonies, et le jugement qu’elle portera à son tour sur les actes de la justice de l’époque ne leur manquera pas !


§ 5. — le ministère public abandonne le chef d’accusation de complot.


Nous le répétons, non, il n’y a pas eu de conspiration mulâtre à la Guadeloupe ; la disjonction prononcée d’abord et les débats ensuite sont venus donner à l’administration, au parquet et aux magistrats instructeurs qui affirmèrent le complot, un démenti solennel.

Dans son réquisitoire, le procureur général titulaire, M. Rabou, tout en abandonnant à regret ce chef d’accusation, s’est vu obligé de constater l’impuissance du ministère public à justifier cette calomnie officielle :

« Si nous n’allons pas, a-t-il dit, jusqu’à soutenir qu’il y ait eu, dans le sens légal, un complot organisé, ayant pour but de provoquer à la guerre civile, d’exciter à commettre tous ces attentats contre les personnes et les propriétés, nous établissons du moins l’existence de menées et d’influences coupables qui devaient nécessairement entraîner de semblables résultats. » Quand on n’y met ni bonne volonté, ni bonne grâce, il nous paraît difficile de se désister plus clairement. S’il n’y a pas eu de complot dans le sens légal, que poursuivait donc M. le procureur général ? était-ce la complicité morale ? Dans le passage que nous venons de citer, M. Rabou maintient, il est vrai, l’existence de menées et d’influences, — nous verrons tout à l’heure qui s’en est rendu coupable, — mais la conséquence de ses paroles est évidemment qu’il renonce à croire que la révolte était organisée, de longue main, et que les élections n’en ont été que le prétexte. Nous avons donc le droit de le dire, cette fois ce n’est pas seulement la Cour d’assises qui repousse les mensonges des inventeurs de la conjuration permanente des noirs et des mulâtres : c’est l’accusation elle-même qui recule devant son œuvre. Ainsi, l’histoire, la conscience des juges, la force de l’évidence, tout fait justice d’une machination détestable.

Nous allons maintenant démontrer, en interrogeant les faits avec la même sévérité, que les événements de Marie-Galante sont tout fortuits, et que les nouveaux citoyens, loin d’avoir été les agresseurs, ont été, au contraire, les victimes de mille provocations.


  1. La vérité sur les événements dont la Martinique a été le théâtre en 1831. (Page 7 et 21.)